par Sylvain Bouley | Oct 16, 2023 | Sur le Terrain
Au cours des 20 dernières années, se tient chaque année en Algérie un rassemblement d’astronomie, qui met les astronomes professionnels et amateurs en contact étroit avec le public. Ces « festivals populaires d’astronomie » ont commencé en 2001 à Constantine, capitale de l’Est Algérien en conjonction avec la célébration de la Semaine Mondiale de l’Espace de cette année-là.
Figure 1- Les festivals annuels d’astronomie populaire : une contribution substantielle à la culture scientifique sur la scène algérienne et au-delà depuis les deux dernières décennies.
Il a commencé modestement comme un événement entièrement local, pour devenir rapidement après les premières éditions un rassemblement international avec des participants de divers pays, bien qu’ils soient encore modestement appelés festivals nationaux. Ce festival est unique à bien des égards et est probablement le plus grand (et certainement le plus régulier et durable) événement de l’astronomie populaire en Afrique et au Moyen-Orient, en plus d’être à la confluence de trois régions, à savoir l’Afrique, le Maghreb et le bassin méditerranéen.
Figure 2- Chaque festival a un thème spécifique. Ici une mosaïque de posters des dix premiers festivals environ.
La philosophie du festival
Ces festivals annuels ont pour but de faire découvrir l’astronomie au public de manière symbiotique entre les trois composantes du triptyque, chacune dans son rôle. Ainsi les associations d’amateurs invitées à participer au festival sont au service du public dans un rôle unique passeurs d’astronomie et à ce titre elles sont bien dans leur rôle. En retour, leurs membres bénéficient du large éventail d’activités qui s’y déroulent. Nous laissons aux astronomes professionnels les présentations de niveau supérieur pour la composante la plus éclectique du public présent. Quant au grand public, il est le miroir qui permet aux deux autres composantes de communiquer l’astronomie de la manière la plus adaptée et de perfectionner leurs aptitudes de passeurs de science. Par ailleurs, certains jeunes du public peuvent s’inspirer et faire de l’astronomie leur vocation, alimentant ainsi en quelque sorte la boucle. Autre événement marquant, la traditionnelle table ronde organisée le deuxième jour et où un panel diversifié d’astronomes approfondit un peu plus le thème spécifique du Festival, comme cette année, l’ »Univers Invisible ».
Figure 3- Donner l’occasion aux astronomes amateurs pour passer à l’action
Notons que nous utilisons le qualificatif « populaire » dans l’appellation des Festivals, en référence à la tradition de sensibilisation de Camille Flammarion, le grand vulgarisateur de l’astronomie française de la fin du 19e au début du 20e siècle qui a promu l’expression « astronomie populaire », c’est-à-dire l’astronomie pour le public.
Figure 4- Sessions gratuites de planétarium pour tous. De nouveaux contenus sont créés chaque année, qui se conjuguent avec le thème du festival.
La dix-huitième édition du Festival
L’édition de cette année, la première depuis les années Covid, a accueilli quelque 35 associations astronomiques algériennes et étrangères, et les participants sont venus de douze pays dont cinq africains. Elle a également accueilli des agences et institutions nationales liées à l’astronomie et à l’espace comme le Centre de Recherche en Astronomie, Astrophysique et Géophysique (CRAAG), l’Agence Spatiale Algérienne (ASAL), le Centre de Développement des Technologies Avancées (CDTA)… Comme d’ habitude, le Festival a accueilli divers astronomes d’Europe, du Maghreb et d’Afrique du Sud en particulier, s’exprimant principalement sur le thème de cette année à savoir « L’Univers Infrarouge », célébrant une année de riche moisson scientifique du télescope spatial James Webb (JWST) après un an de mise en service.
Figure 5- L’édition 2023 du Festival portait sur l’Univers infrarouge et la riche récolte scientifique du JWST. Voici une vue d’une partie de l’emplacement où les expositions et les stands des astronomes amateurs étaient déployés
Figure 6- La table ronde traditionnelle portant sur le thème du Festival est l’un des points forts de l’événement. Içi un panel d’astronomes venant de sept pays différents lors du 15e festival populaire d’astronomie.
Plusieurs expositions permanentes étaient présentes, notamment une sur la « Conquête de l’Espace » et la seconde étant l’impressionnante « Symphonie Cosmique » composée d’une cinquantaine de panneaux portant sur tous les aspects de l’Univers. Parmi les différents pays africains et arabes présents, la Palestine était présente même si aucun astronome de là-bas n’a pu venir en personne. Une magnifique exposition d’astrophotographie, « Le ciel de Palestine », réalisée par des astronomes amateurs chevronnés de Cisjordanie et de Gaza était exposée. A noter également que des séances gratuites de planétarium pour le public ainsi que toutes sortes d’activités pour les jeunes enfants ont eu lieu tout au long du Festival. Un modèle entièrement réaliste à l’échelle 1/10 du JWST réalisé par notre équipe a été exposé avec un miroir pliable télécommandé.
Figure 7- Un modèle entièrement réaliste à l’échelle 1/10 du JWST avec un miroir pliable commandé à distance.
8 – Une partie de l’exposition « Symphonie cosmique » composée de 50 panneaux.
Plus de détails sur le dernier Festival se trouvent à l’adresse suivante:
http://www.siriusalgeria.net/salon023.htm
tandis que les détails des 20 derniers festivals peuvent être consultés à l’adresse suivante:
http://www.siriusalgeria.net/salon023/participants.htm#01
Pourquoi ne pas se donner rendez-vous au prochain Festival 2024 en Avril prochain !
Jamal Mimouni
Université de Constantine1, Algérie
Président, Association Sirius d’Astronomie
Exco, African Astronomical Society (AfAS)
par Sylvain Bouley | Oct 16, 2023 | Sur le Terrain
Cet article est la suite d’un premier article publiée par l’Astronomie Afrique sur au sujet de la dépression circulaire de Vélingara, ou bassin de l’Anambé, potentielle structure d’impact météoritique au Sénégal.
L’équipe de recherche internationale (France, Sénégal, Côte d’Ivoire) poursuit ses recherches sur la dépression circulaire de l’Anambé afin d’élucider son origine, dans le cadre de l’Initiative Africaine pour les Sciences des Planètes et de l’Espace (https://africapss.org). Cette structure est considérée depuis une vingtaine d’année comme une possible structure d’impact météoritique érodée et enfouie sous des sédiments. Identifiée dans les données d’imagerie satellite, elle a fait l’objet de très rares visites de terrain. Les récents travaux de recherche ont pour objectif d’obtenir les données et financements nécessaires à la réalisation d’une campagne de forage, indispensable pour prouver l’origine météoritique de cette structure. Mais rappelons d’abord quelles sont les motivations ce projet.
Pourquoi chercher des cratères d’impact et pourquoi en Afrique de l’Ouest ?
L’Afrique, et plus spécifiquement l’Afrique de l’Ouest montre un déficit de structures d’impact par rapport à d’autres régions de globe, en particulier par rapport l’Amérique du Nord, à l’Europe et à l’Australie. Il y a donc un potentiel important de découvertes. Avec une géologie riche de terrains anciens, et des climats arides dans la zone Sahélienne, il est possible à la fois de découvrir des structures d’impact importantes et anciennes, et des petits cratères d’impact récents et préservés de l’érosion. L’Afrique de l’ouest compte seulement trois structures d’impact confirmées, Bosumtwi (diamètre : 10.5 km, âge : 1 million d’années) au Ghana, Aouelloul (390 m, 3.1 millions d’années) et Tenoumer. Cette compte compte cependant un plus grand nombre de structures d’impact potentielles qui attendent des recherche sur le terrain pour être confirmées (Fig. 1). La recherche de ces structures d’impact est importante pour compléter nos connaissances sur l’histoire du bombardement météoritique sur Terre (et préciser le risque de collisions avec des astéroïdes), et pour comprendre le rôle qu’on pu jouer à l’échelle locale, régionale et mondiale ces collisions sur l’évolution de notre planète. Un tiers des structures d’impact météoritiques sont également associées à des ressources naturelles (réservoir d’eau, métaux, hydrocarbures, diamants) ou sont des lieux importants pour le développement économique et touristique d’un pays.
Fig. 1. Vue Satellite de l’Afrique de l’Ouest avec les 3 structures d’impact confirmées et les structures d’impact potentielles (source: Bing imagery).
Que sait-on sur le bassin de l’Anambé ?
Le bassin de l’Anambé est connu au Sénégal pour les projets agricoles qui y sont menés par la SODAGRI (Société de Développement Agricole et Industriel du Sénégal). La dépression circulaire permet une retenue d’eau naturelle. A l’aide de deux petits barrages installés au sud de la dépression, il est possible de contrôler l’irrigation du site pour un développement agricole du bassin de l’Anambé. Le centre de la dépression est occupé par un lac entouré de champs, essentiellement pour la culture du riz. En raison de cette irrigation exceptionnelle, le site est caractérisé par une biodiversité importante. La zone du lac regorge d’espèces végétales, d’oiseaux et, les paysages remarquables de ce site en font un lieu pour le développement du tourisme en Casamance (Fig. 2), qui est aujourd’hui essentiellement concentré dans la région côtière.
Depuis l’espace, la dépression de Vélingara d’environ 40 km de diamètre est bien visible, malgré un relief peu marqué : seulement quelques dizaines de mètres entre le sommet du rempart circulaire et le centre de la dépression (Fig. 3). Si Vélingara est une structure d’impact météoritique, elle est nécessairement ancienne (plusieurs dizaines voire centaines de millions d’années) et très érodée. La cartographie géologique, réalisée il y a plusieurs dizaines d’années à l’aide de données de forages indique que la structure est essentiellement recouverte de sédiments récents. Au centre, ces données de forages hydrauliques (les échantillons ne sont malheureusement plus disponibles aujourd’hui), indiquent que le socle, qui peut donc contenir les preuves d’un impact, est situé seulement sous quelques dizaines de mètres de sédiments. Pour une structure d’impact de cette dimension, on s’attendrait à voir un soulèvement central, formé lors de la phase d’effondrement et rebond gravitaire qui fait immédiatement suite à l’excavation. L’absence de pic central dans les données topographiques est donc énigmatique, bien que celui-ci ait pu être simplement érodé.
Fig – 3 – Gauche : carte topographie et relief ombré de la dépression de l’Anambé. Un rempart circulaire est bien visible, cette morphologie est très évocatrice d’une structure d’impact, mais l’absence d’un pic central attendu pour une structure de cette dimension est énigmatique.
Quels sont les résultats de la première campagne de terrain menée en 2022 par l’équipe de chercheurs Français, Sénégalais et Ivoiriens ?
En mars 2022, une équipe internationale composée de chercheurs de Toulouse et Aix-en-Provence (France), de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, de la SOMISEN SA et de l’Université Félix Houphouët-Boigny (Abidjan, Côte d’Ivoire) a réalisé une campagne de géophysique dont l’objectif était de cartographier les éventuelles anomalies gravimétriques et magnétiques associées à cette structure. La structure étant recouverte de sédiment, la géophysique est le seul moyen de connaitre la nature et la structure des roches en profondeur. La géophysique ne peut pas à elle-seule prouver l’origine météoritique de la dépression de Vélingara, mais elle peut orienter les recherches vers cette hypothèse ou d’autres hypothèses, et elle fournit des données essentielles en prévision de la réalisation d’un nouveau forage. Le résultat principal de cette campagne a été la découverte d’une anomalie circulaire de -15 mGal, compatible avec l’hypothèse météoritique. Cependant, les dimensions de cette anomalie sont bien inférieures à celle de la morphologie de la dépression (10 km de diamètre seulement) (Fig. 4), et ont donc lancé un débat au sein de l’équipe de chercheurs sur les dimensions réelles de la structure d’impact. L’histoire post-impact et l’érosion sont-ils capables de produire une dépression de 40 km à partir d’un cratère de 10 km ? Ou bien, quels sont les spécificités de cette structure qui expliquent un tel désaccord entre les observations de surface et les observations gravimétriques ? Le débat va se poursuivre, sans doute pour un troisième épisode dans l’Astronomie Afrique !
Fig. 4 – Principal résultat de la campagne de géophysique menée 2022 : découverte d’une anomalie circulaire gravimétrique de -15 mGal, traduisant un déficit de masse dans la région centrale de la dépression de Vélingara (sources : Quesnel et al., en révision).
Que faut-il faire pour prouver que Vélingara est un impact météoritique ?
Les preuves d’un choc entre un astéroïde et notre planète nécessite d’analyser en laboratoire des roches marquées par le passage d’une violente onde de choc se propageant lors de cette collision. A l’échelle de l’échantillon, il est possible de trouver la présence de « cônes de percussions » qui sont associées de manière unique aux structures d’impact (Fig. 5). La présence de cônes de percussions dans une roche prélevée en place au sein d’une structure circulaire est donc suffisante pour prouver l’origine météoritique de cette structure. A l’échelle microscopique, les minéraux montrent des figures de déformation et des transitions de phase « haute pression » qui sont également diagnostiques de ce que l’on appelle métamorphisme de choc. La recherche de ce type d’échantillons est donc une priorité pour déterminer l’origine de la dépression de Vélingara. Etant donné la couverture de plusieurs dizaines de mètres de sédiments, un forage carotté est la seule option pour obtenir ces précieux échantillons. L’équipe internationale déploie donc les efforts nécessaires pour obtenir les accords et le financement nécessaire pour réaliser ce forage en 2024. Les échantillons de ce forage seront conservés au Sénégal, avec l’appui d’un financement de la Meteoritical Society obtenu en 2023. Ce forage bénéficiera de collaborations avec le Centre International de Recherche sur les Impacts et sur Rochechouart (CIRIR). Rochechouart est la seule structure d’impact située en France. Le CIRIR, sous la houlette enthousiaste de son directeur, Philippe Lambert, a pu réaliser plusieurs forages de plusieurs centaines de mètre au total de cette structure. L’expérience lors du forage de cette structure sera précieuse pour assurer le succès d’une campagne de forage de la dépression de Vélingara.
Fig. 5 – Gauche : côte de percussion observés dans des roches calcaires (Agoudal, Maroc). Noter les striations divergentes sur les surfaces courbées des cônes de percussion. Droite : « Planar Deformation Features » dans un grain de quartz observés au microscope. Noter les fines bandes sombres parallèles distantes les unes des autres de quelques de micromètres.
David Baratoux
Références bibliographiques
Quesnel, Y., Rochette, P., Baratoux, D., Niang, C.A.B., Fall, M., Kouame, N.L, Wade, S., Kaire, M, Faye, G., Champollion, C. Potential-Field Measurements on The Velingara Candidate Impact Structure (Senegal), Journal of African Earth Science, en révision.
par Sylvain Bouley | Oct 16, 2023 | Zoom Sur
L’intérêt des observations prétélescopiques pour l’astrophysique moderne
Dagmar et Ralph Neuhäuser ont étudié les observations de couleur des étoiles consignées dans des textes anciens, notamment ceux décrivant les observations de ce que nous appelons maintenant des supernovae. Ils ont ainsi montré que l’étoile Bételgeuse a changé de couleur au cours des derniers siècles. Cette observation permet de mieux contraindre sa masse, son état évolutif, et de permettre une prédiction quant à l’époque où elle deviendra elle aussi une supernova. Ce texte, traduit en français par Fabrice Mottez pour l’Astronomie, a été publié très récemment en anglais dans la revue Astronomy & Geophysics [1].
« Voici que, directement au-dessus de ma tête, j’aperçus soudain une étoile étrange, dont la lumière brillait d’un éclat radieux et frappa mes yeux. Étonné, stupéfait, je suis resté immobile, les yeux fixés sur elle pendant un certain temps et j’ai remarqué qu’elle était placée près des étoiles que l’Antiquité attribuait à Cassiopée [2]. »
C’est ainsi que le jeune astronome danois Tycho Brahe (1546-1601) décrivit sa première observation de la nova stella le soir du 11 novembre 1572, après que le temps couvert eut empêché les jours précédents sa surveillance habituelle du ciel. Il y a 450 ans, la nouvelle étoile est apparue, à quelques degrés seulement du W céleste, dans la constellation de Cassiopée. Elle avait déjà été observée, le 6 novembre, par Maurolyco (Sicile, Italie), Schuler (Wittenberg, Allemagne) et en Corée. Si Brahe, qui devint plus tard astronome à la cour de l’empereur Rodolphe II à Prague, ne fut pas le premier à observer ce que nous appelons aujourd’hui la supernova 1572, il en avait bel et bien effectué les mesures les plus détaillées et les plus précises, publiées intégralement dans son ouvrage posthume Astronomiae instauratae progymnasmata : « Je commençai à mesurer sa position et sa distance par rapport aux étoiles voisines de Cassiopée et à noter avec un soin extrême ce qui était visible à l’œil concernant sa taille apparente, sa forme, sa couleur et d’autres aspects [3]. »
On pourrait regretter que les deux plus brillantes supernovae visibles à l’œil nu, celle de 1572 et celle de 1604 (cette dernière a été intensivement suivie, peu après la mort de Brahe, par son ancien assistant, Johannes Kepler), se soient produites quelques années seulement avant l’invention du télescope. Aucune supernova galactique n’a été aussi brillante depuis lors. Cependant, les observations de Tycho Brahe sur la position de la supernova et ses variations de luminosité et de couleur sont l’exemple même de la manière dont les observations non télescopiques devraient être utilisées pour acquérir de nouvelles connaissances scientifiques, autrefois comme aujourd’hui.
« Elle n’était pas aussi rouge que celui de l’épaule mais plutôt de la couleur d’Aldébaran »
En tant qu’astronome de la cour danoise et disposant d’un budget important, Brahe pourra par la suite développer et construire des instruments toujours plus grands dans son propre atelier, afin d’améliorer continuellement la précision astrométrique de ses mesures. Cependant, en 1572 et en 1573, il dut se contenter d’un petit sextant à main pour mesurer la position de la nova. Pourtant, dans sa première publication (en 1573) sur la nouvelle étoile, il concluait avec minutie : « Il est maintenant évident […] puisque après plusieurs mois, elle n’a pas avancé d’une minute par son propre mouvement depuis l’endroit où je l’ai vue pour la première fois […] que cette nouvelle étoile ne se trouve donc ni dans la région sublunaire ni dans les orbites des sept étoiles errantes, mais dans la huitième sphère, parmi les autres étoiles fixes [4]. »
Tycho fondait ses considérations sur le système géocentrique classique, aristotélicien et ptolémaïque, même s’il était également réceptif aux théories coperniciennes (qu’il avait présentées et améliorées). Il avait bien compris qu’il n’y avait pas encore de preuve du mouvement de la Terre autour du Soleil ni de la rotation de la Terre autour de son propre axe, lesquels ne seraient démontrés que bien plus tard. Au lieu de cela, il développa un système intermédiaire, appelé aujourd’hui le système tychonique, dans lequel le Soleil et la Lune gravitent autour de la Terre, mais où les autres planètes gravitent directement autour du Soleil.
Tycho Brahe suivit méticuleusement non seulement la position de la nouvelle étoile (qui se révéla fixe – sic !), mais aussi les variations de sa luminosité : « Lorsqu’elle fut vue pour la première fois, la brillance de la nova surpassait celle de toutes les étoiles fixes, Véga et Sirius comprises. Elle était même un peu plus brillante que Jupiter, qui se levait alors au coucher du Soleil, de sorte qu’elle égalait Vénus lorsque cette planète brillait au maximum de son éclat […]. La nova est restée à peu près aussi brillante pendant presque tout le mois de novembre. Par temps clair, de nombreux observateurs la virent en plein jour, même à midi […]. La nova était aussi brillante que Vénus en novembre. En décembre, elle était à peu près égale à Jupiter [5]. »
Les mesures de positionnement par Tycho ont été utilisées au xxe siècle [6] pour déterminer les coordonnées précises de la supernova, c’est-à-dire de la grande sphère gazeuse, toujours en expansion et presque symétrique. Cela a conduit en 1952 à l’identification du reste de la supernova grâce à ses émissions en radio. En outre, les données de Brahe sur la luminosité ont pu être utilisées par Baade, en 1945, pour construire la courbe de lumière de la nova stella et la classer comme une supernova de type I (aujourd’hui Ia). Il est particulièrement profitable que Brahe ait toujours cité des objets pour les comparer à ses observations, de sorte que nous pouvons aujourd’hui les convertir en valeurs de magnitude précises.
Brahe a utilisé une technique similaire pour la variation de couleur : « En ce qui concerne la couleur de cette étoile, elle n’est pas toujours restée la même, au début on la voyait blanchâtre, et elle se rapprochait d’une lueur semblable à celle de Jupiter, mais, au fil du temps, en se réduisant, son éclat dégénéra en une rougeoyante lueur de Mars : elle était comme Aldébaran, ou celle qui est rouge dans l’épaule droite d’Orion [c’est-à-dire Bételgeuse]. Mais elle n’était pas aussi rouge que celle de l’épaule, mais plutôt de la couleur d’Aldébaran [7] » (fig. 1).
Des déterminations et des spécifications plus précises des couleurs et de leurs petites différences sont difficilement imaginables s’agissant d’observations à l’œil nu !
1. Les principales étoiles d’Orion pendant le grand assombrissement (tournant 2019-2020) de Bételgeuse en 2019 et 2020. Bételgeuse, alpha Orionis, « la main de la géante » en haut à gauche, est restée rouge pendant sa phase d’assombrissement. L’étoile bleue Bellatrix (gamma Orionis, « la guerrière ») est en haut à droite ; la blanc bleuâtre Rigel (bêta Orionis) est en bas à droite, et la bleue Saiph (kappa Orionis) en bas à gauche. Au milieu, on peut voir les trois étoiles bien alignées du baudrier, d’où pend l’épée d’Orion avec la fameuse nébuleuse M 42. (ESO)
En décembre 2019, Bételgeuse qui est la plus célèbre des étoiles supergéantes rouges apparaît moins lumineuse que d’habitude. (ESO)
Les indices de couleur et un test pratique
Aujourd’hui, nous utilisons ce que l’on appelle l’indice de couleur pour quantifier la couleur d’une étoile ou d’une planète ; il s’agit de la différence de luminosité de deux gammes de longueurs d’onde, par exemple B-V dans le bleu et le visuel, l’unité étant la magnitude (mag). De tels indices de couleur sont à nouveau qualifiés par des termes de couleur : « rouge » pour B-V ≥ 1,4 mag ; « orange » pour B-V dans l’intervalle 0,8-1,4 mag ; « jaune » pour B-V = 0,6-0,8 mag ; « blanc » pour B-V = 0,0-0,3 mag [8] ; « bleu » pour B-V ≤ 0,0 mag. Le « vert » (B-V = 0,3-0,6 mag) n’est pas discernable comme couleur d’étoile par l’œil humain, mais apparaît comme jaunâtre ou blanchâtre.
Bien que la délimitation exacte des frontières entre les gammes de couleur soit un problème quelque peu secondaire, les indices de couleur ainsi définis coïncident dans l’ensemble avec notre perception quotidienne des couleurs des étoiles, ainsi qu’avec celle des observateurs chevronnés avant l’utilisation des télescopes. Il n’est pas justifié de considérer la perception des couleurs des étoiles comme purement subjective, ni individuellement ni pour une culture entière : notre vaste compilation de toutes les études prétélescopiques connues sur la couleur des étoiles montre que, lorsque les observateurs prétélescopiques spécifiaient la couleur d’une étoile, même en utilisant un simple terme (par exemple « rouge »), cela reflétait approximativement l’indice de couleur B-V correspondant (Neuhäuser et al., en préparation).
L’astronome espagnole Pilar Ruiz-Lapuente [9] a utilisé les données de couleur de Tycho et d’autres pour en déduire les indices de couleur correspondants et classer à nouveau SN 1572 dans le type Ia (explosion thermonucléaire d’une ou deux naines blanches). En 2022, lors de la réunion annuelle de la Société européenne d’astronomie, à Valence, en Espagne, au cours de sessions spéciales célébrant le 450e anniversaire des observations de supernova par Tycho Brahe, nous avons pu montrer que des questions subtiles concernant la datation, la sursaturation à la luminosité excessive autour du pic et la conversion des termes du texte en indices numériques – en tenant également compte d’autres observations provenant d’Europe, d’Arabie et d’Asie de l’Est – peuvent conduire à des détails supplémentaires concernant le sous-type, qui permettront de déterminer si SN 1572 est une supernova de type Ia « normale » ou ayant une phase d’intensification lumineuse rapide.
En effet, un observateur expérimenté peut discerner de petites variations ou différences d’indice de couleur, même sans télescope ni autre instrument. Cela peut être facilement vérifié par exemple en comparant Bételgeuse elle-même (l’épaule orientale d’Orion) à Aldébaran (l’œil du Taureau), ainsi qu’à Pollux dans les Gémeaux et à Capella dans le Cocher ; tandis que cette dernière apparaît clairement jaunâtre à la plupart des observateurs (B-V = 0,8 mag), Pollux présente une teinte rose (B-V = 0,97 mag), Aldébaran apparaît encore plus rose (B-V = 1,48 mag) et Bételgeuse, bien sûr, est maintenant la plus rouge d’entre toutes ces étoiles (B-V = 1,78 ±0,05 mag). (La gamme d’indices de couleur donnée pour Bételgeuse provient de divers phénomènes de variabilité qui se combinent.) D’autres étoiles rougeâtres, visibles en hiver, période de l’année ou apparut la nova stella, sont observées dans Andromède (Mirach avec B-V = 1,59 mag), dans le Bélier (Hamal avec B-V = 1,16 mag), ainsi que dans la zone circumpolaire (Kochab, bêta UMi, avec B-V = 1,48 mag) ou Dubhé (alpha UMa avec seulement 1,06 mag). Antarès, dans le Scorpion, est l’étoile brillante la plus rouge (Antarès A, sa primaire, a pour indice B-V = 1,88 mag), mais elle est à peine visible pendant l’hiver boréal.
Diagramme de Hertzsprung-Russell
Lorsque la nouvelle étoile montra son rougeoiement maximal, Tycho Brahe nota : « Elle était comme Aldébaran, ou celle qui est rouge dans l’épaule droite d’Orion [c’est-à-dire Bételgeuse]. Mais elle n’était pas aussi rouge que celle de l’épaule, mais plutôt de la couleur d’Aldébaran. »
Ce texte n’illustre pas seulement la technique, à savoir donner des objets de comparaison, mais indique clairement que Bételgeuse était plus rouge, même légèrement, qu’Aldébaran. Aujourd’hui, Aldébaran et Bételgeuse ont des indices de couleur qui diffèrent de 0,3 mag, et cette différence est facilement perceptible à l’œil nu. Était-elle plus faible à l’époque de Tycho ? La couleur des étoiles change-t-elle donc avec le temps ?
La couleur d’une étoile dépend principalement de sa masse et de son âge. Les étoiles les plus massives sont soit bleu-blanc, soit rouges ; seules quelques-unes, en phase de transition, apparaissent jaunes ou orange. Et comme on voit peu d’étoiles dans cette phase de transition, celle-ci doit être brève. Les étoiles dont la masse est de 8 à 18 fois celle du Soleil peuvent franchir ce que nous appelons le trou des géantes jaunes [10] en une dizaine de milliers d’années, un laps de temps très court pour les astronomes, de sorte que certains changements de couleur pourraient même s’être produits au cours des derniers millénaires. Lors de cette phase particulière d’évolution, la combustion de l’hydrogène dans le noyau cesse, la fusion de l’hélium dans le noyau et la combustion de l’hydrogène dans l’enveloppe s’activent, de sorte que l’étoile quitte ce que nous appelons la séquence principale dans le diagramme de Hertzsprung-Russell (diagramme H-R), une étoile naine bleu-blanc devenant une géante rouge (fig. 2).
2. Le diagramme couleur-magnitude (similaire au diagramme de Hertzsprung-Russell) montre la magnitude absolue des étoiles ou leur luminosité en fonction de leur indice de couleur (ou type spectral ou température). La plupart des étoiles se trouvent sur la séquence principale (bleue, blanche, jaune, orange, rouge) correspondant à la longue phase de fusion de l’hydrogène en leur cœur, la plupart des autres sont des géantes rouges (comme Aldébaran, Arcturus et Pollux) ou des supergéantes rouges (comme Bételgeuse et Antarès). Seules quelques étoiles se situent entre la séquence principale et celle des géantes, dans cette région appelée « trou des géantes jaunes [10] ». En effet, si toutes les étoiles massives la traversent, elles le font rapidement, elles sont donc peu à le faire à un instant donné. (M. Mugrauer, AIU Jena)
Dans Neuhäuser R. et coll. (2022), nous avons placé sur le diagramme couleur-magnitude les 236 étoiles de magnitude apparente inférieure à 3,3 mag, c’est-à-dire jusqu’à la limite de détection des couleurs à l’œil nu (l’une des étoiles les plus faibles étant iota Draconis). Seule une douzaine d’étoiles parmi les plus massives occupent actuellement cet espace du diagramme entre le bleu-blanc et le rouge, dont Sadr (gamma Cygni) et Wezen (delta Canis Majoris). Canopus (alpha Carinae) vient d’entrer dans cette phase instable de sa vie. Bételgeuse vient de dépasser cette phase, Antarès est devenue une supergéante rouge depuis un certain temps. Aldébaran est déjà une géante rouge, mais sa masse n’est que d’une masse solaire environ, de sorte que son évolution est lente ; il en va de même pour Pollux, étoile de deux masses solaires.
D’après la position de Bételgeuse dans le diagramme couleur-magnitude, non seulement on pourrait imaginer rétrospectivement un changement de couleur rapide au cours des derniers millénaires, mais cela pourrait être confirmé et quantifié avec précision grâce à des sources historiques remontant à l’Antiquité.
La couleur des étoiles vue par Ptolémée et dans le monde méditerranéen
On trouve des relevés d’observations célestes dans de nombreuses cultures ; elles constituent des archives précieuses pour l’astronomie moderne. Toutefois, leur utilisation pour la science exige un soin particulier, qui n’était pas toujours appliqué dans le passé. Un exemple malheureux est la discussion sur le présumé changement de la couleur de Sirius, laquelle serait passée du rougeâtre dans l’Antiquité au blanc aujourd’hui (B-V = 0,01 mag). Cela n’est pas possible d’un point de vue physique (la compagne naine blanche de l’étoile binaire Sirius est bien trop froide pour s’être formée à partir d’une géante rouge au cours de l’histoire) ; une application stricte des méthodes de critique historique aurait montré que d’autres documents de l’Antiquité avaient correctement indiqué que Sirius était bleue ou blanche, ou encore panachée, c’est-à-dire qu’elle montrait des rayons de différentes couleurs (y compris rouges) en quelques secondes, et ce en raison de la forte scintillation qui la caractérise (ne pas oublier que c’est l’étoile la plus brillante dans le ciel, excepté le Soleil) [11]. Étant donné le profond fossé culturel qui nous sépare du passé lointain, la bonne compréhension des données recueillies ne va pas de soi ; un examen critique des sources nécessite un travail transdisciplinaire avec des chercheurs spécialisés en histoire, en philologie (langues) et en philosophie naturelle.
Ainsi, dans l’Almageste de Ptolémée, où toutes ces étoiles sont qualifiées, dans le grec d’origine, de hypokirros, Sirius semble être donnée comme quelque peu rougeâtre, de même que Pollux, Bételgeuse, Arcturus, Aldébaran et Antarès. Or, dans l’autre ouvrage essentiel de Ptolémée, le Tetrabiblos, seules les trois dernières étaient décrites en ces termes. Dans l’Almageste, hypokirros indique manifestement une gamme d’indices de couleur : la jaunâtre mais brillante Capella (alpha Aurigae avec B-V = 0,8 mag) n’y est pas incluse, tandis qu’y est mentionnée la légèrement plus rougeâtre Pollux (B-V = 0,97 mag), et hypokirros comprend toutes les teintes jusqu’à Antarès A (B-V = 1,88 mag). Ici, il est pertinent de noter que, selon l’interprétation physique moderne de leur emplacement dans le diagramme H-R, les autres étoiles listées (Pollux, Arcturus, Aldébaran, Antarès) n’ont pas changé significativement de couleur au cours des deux derniers millénaires. Dans le Tetrabiblos, la sélection d’étoiles semble montrer un consensus sur celles étiquetées hypokirros dans l’Antiquité, à savoir Arcturus, Aldébaran et Antarès, mais pas Bételgeuse, même si elle est maintenant à peu près aussi rouge (et même plus brillante) qu’Antarès. D’autres savants de l’Antiquité méditerranéenne donnent également des spécifications cohérentes des couleurs des étoiles : Germanicus, Manilius et Cleomedes citent quelques étoiles brillantes comme étant rouges, en particulier Antarès, ainsi qu’Aldébaran et Mirach, mais pas Bételgeuse.
La couleur de Bételgeuse décrite par Hygin
Pour Bételgeuse, l’Antiquité nous offre deux sources principales et indépendantes qui répondent au critère « tychonique », mentionné ci-dessus, consistant à comparer les couleurs des astres observés à celles des étoiles standard : une source latine, avec Hygin, et une source chinoise.
Dans son De Astronomia, Hygin (Caius Julius Hyginus, 67 av. J.-C.-17 apr. J.-C.) a écrit [12] dans le livre IV :
« 17. L’astre de Jupiter […] est de grosseur importante ; son apparence est semblable à celle de la Lyre.
18. L’astre du Soleil […] est de grosseur importante et couleur de feu ; il ressemble à l’étoile située sur l’épaule droite d’Orion [Bételgeuse]. […] Pour quelques-uns, c’est l’astre de Saturne ;
19. Il nous reste à parler de l’astre de Mars, que l’on appelle encore Pyroïs [c’est-à-dire le fougueux]. Il n’est bien sûr pas de taille importante, mais son apparence ressemble à une flamme. »
Jupiter, Saturne et Mars, toutes bien visibles en ce début d’année 2023, sont données et comparées tant en luminosité qu’en couleur. Mars a été décrite dans toutes les cultures comme étant rouge feu, ce que confirme son indice de couleur B-V = 1,30-1,56 mag. Le fait que la couleur de Jupiter soit comparée par Hygin à celle d’alpha Lyrae, l’étoile blanche prototypique (et également donnée comme blanchâtre dans la plupart des autres sources de l’Antiquité) est acceptable ; en effet, les étoiles et les planètes très brillantes (telle Vénus) présentent l’apparence visuelle du blanc (bien qu’en fait Jupiter ait pour indice B-V = 0,87 ±0,01 mag).
Que la couleur de la planète Saturne, avec B-V = 0,93-1,25 mag, étant jaune-orange et différenciée de celle de Mars dans toutes les relations anciennes, soit comparée par Hygin à celle de l’étoile dans l’épaule droite d’Orion, c’est-à-dire à Bételgeuse, peut donc être surprenant étant donné la couleur actuelle de cette dernière (dans la tradition gréco-babylonienne, Orion nous fait face, de sorte que l’épaule droite est clairement celle de l’est) (fig. 1).
Les planètes sont très utiles comme objets de comparaison en ce qui concerne la couleur (et la luminosité), car la composition de leur atmosphère et, par conséquent, leur couleur sont pratiquement constantes depuis longtemps. La gamme de leurs indices de couleur reflète la faible amplitude de leur variabilité ou leurs différents angles de phase par rapport au Soleil.
La couleur de Bételgeuse : Sima Qian, Sima Tan
Les documents de la Chine ancienne sont complètement indépendants des sources méditerranéennes. Le Tianguan Shu, qui date d’environ 100 av. J.-C., définit comme couleur des étoiles le « jaune » pour Bételgeuse, tandis que le « rouge » est lié à Antarès et le « blanc » à Sirius ; en outre, Saturne est donné comme « jaune » et Mars comme « rouge ». Le texte a été rédigé par les deux astronomes les plus éminents de la dynastie Han, Sima Qian et son père Sima Tan, qui ont formulé les bases de l’astronomie classique chinoise dans leur ouvrage principal, où l’on peut lire : « Pour [Vénus] blanche, comparer Lang [Sirius] ; pour rouge, comparer Xin [alpha Sco] ; pour jaune, comparer l’épaule gauche de Shen [alpha Ori] ; pour bleu, comparer l’épaule droite de Shen [gamma Ori] ; et pour noir ou foncé, comparer la grande étoile de Kui [bêta And]. »
À noter, s’agissant de l’orientation, que l’astérisme chinois Shen se compose essentiellement des mêmes étoiles principales que celles de l’Orion occidental, mais avec « droite » pour l’ouest et « gauche » pour l’est. Bellatrix, l’épaule « droite » de Shen, a en effet pour indice B-V = –0,14 mag, ce qui en fait un bon exemple d’étoile bleutée (fig. 2). La « grande étoile de Kui » est clairement Mirach (bêta And), donnée ici comme étoile « sombre » ou même « noire », ce qui peut sembler énigmatique ; cependant, Mirach est plutôt pâle pour passer pour une étoile rouge foncé (B-V = 1,59 mag avec V = 2,08 mag), de sorte que cette qualification est une manière de compromis afin d’inclure les cinq couleurs wuxing – selon le contexte, le terme hei peut signifier rouge foncé [13].
La couleur changeante de Bételgeuse
La comparaison des indications contenues dans les textes de l’Antiquité permet, comme dans ceux de Brahe, d’obtenir des résultats quantitatifs concernant les indices de couleur des étoiles à l’époque considérée. Les observations faites dans d’autres cultures au cours des siècles suivants, notamment en Arabie (le nom de Bételgeuse est dérivé de l’arabe Yad al-Jauza, pour « main de la géante »), rapprochées des données de référence de Tycho Brahe de 1573, autorisent alors à avancer une hypothèse solide : Bételgeuse a évolué du jaune-orange, il y a deux millénaires (B-V ≈ 1,0 mag), au rouge profond d’aujourd’hui (B-V = 1,78 ±0,05 mag) (fig. 3).
Alexander von Humboldt a peut-être été l’un des premiers à utiliser les textes anciens pour étudier, au milieu du xixe siècle, les éventuels changements de couleur des étoiles. Plus tard, il est devenu évident que les étoiles évoluent, par exemple les étoiles massives, qui, de naines bleu-blanc de la séquence principale, deviennent des supergéantes rouges. Cependant, un changement de couleur, dû à l’évolution séculaire, des étoiles visibles à l’œil nu n’a jamais été explicitement remarqué. En plus de Bételgeuse, une autre bonne candidate est Wezen (delta Canis Majoris, B-V = 0,70 mag), dont la position sur le diagramme H-R suggère un changement de couleur dans l’histoire ; il n’existe qu’un seul texte ancien qui le mentionne, à savoir celui de Bédouins du ixe siècle, mais ceux-ci sont connus pour être de très bons observateurs du ciel.
3. L’indice de couleur B-V (mag) de plusieurs étoiles en fonction du temps. Alors que la
plupart des étoiles représentées (sur la base de l’Almageste ou des Simas) montrent une couleur constante au cours des derniers millénaires, Bételgeuse (en noir) et peut-être aussi Antarès (en rouge) ont changé de couleur. Les lignes continues sont obtenues à partir du modèle théorique d’évolution des étoiles MESA MIST. Elles tiennent compte de l’extinction. Pour Bételgeuse, on a considéré une masse de 14 masses solaires. Les trois lignes pour Bételgeuse correspondent à l’indice de couleur nominal et aux barres d’erreur ; les points en noir (également avec des barres d’erreur) et les limites supérieures et inférieures correspondent aux observations historiques de Bételgeuse pendant les laps de temps indiqués. Compte tenu de l’état actuel de l’évolution d’Antarès (en haut), trois possibilités sont représentées, dont une où la couleur a évolué lentement jusqu’à il y a quelques millénaires. (figure produite par les auteurs, similaire à celle de Neuhäuser et al., 2022, MNRAS, voir doi.org/10.1093/mnras/stac1969)
Les observations historiques comme clé épistémique
Nos deux approches, la localisation astrophysique sur le diagramme H-R et la prise en compte des sources historiques, mènent à la même conclusion essentielle, à savoir la réalité du changement de couleur au cours des derniers millénaires. Cette double méthode permet d’obtenir de nouvelles informations astrophysiques.
La distance exacte de Bételgeuse n’est pas bien mesurée (s’agissant d’une supergéante, cette étoile est plus grande que sa parallaxe) ; aussi son âge, sa masse et son stade évolutif ne sont-ils pas non plus rigoureusement déterminés. Calculées théoriquement, les trajectoires évolutives sont calibrées au moyen de nombreuses observations, en particulier d’étoiles binaires. Elles montrent la variation de tous les paramètres stellaires détectables de l’extérieur (couleur, température, type spectral, luminosité, rayon, etc.) avec une fusion en cours au centre.
Notre clé épistémique présente l’avantage décisif de contraindre fortement les différents paramètres (comme la distance, la masse et l’âge): Tous ces calculs théoriques doivent être concordants avec le changement de couleur survenu en quelques millénaires. La masse de Bételgeuse, précédemment considérée comme comprise entre 13 et 20 masses solaires, est ainsi estimée à environ 14 masses solaires.
Selon le schéma évolutif retenu pour des étoiles de 14 masses solaires, Bételgeuse n’était effectivement guère plus rouge qu’Aldébaran vers 1573, lorsque Brahe a choisi ces deux étoiles pour préciser la couleur de sa supernova (B-V ≈ 1,6 mag). D’autres travaux, ainsi que les conclusions de la récente atténuation d’éclat de Bételgeuse pendant quelques mois au tournant de 2019 à 2020 [14], permettront d’améliorer encore notre compréhension de l’évolution tardive des supergéantes avant qu’elles n’explosent en supernova.
La recherche astronomique fondée sur les vestiges du passé
Ce nouveau champ de recherche méthodologique, exploré par des chercheurs de différents domaines à travers le monde, utilise les observations célestes passées comme clé épistémique pour des problèmes astrophysiques pouvant difficilement être résolus par ailleurs. Le laboratoire Terra-Astronomy [15] travaille sur des sources historiques, mais aussi sur des archives naturelles, tels les radio-isotopes de divers échantillons, pour étudier les phénomènes astrophysiques qui peuvent avoir affecté la Terre ou la concerner dans le futur.
Lorsqu’elle se produira, l’explostion de la supernova de Bételgeuse offrira un magnifique spectacle céleste aux habitants de notre belle planète. Elle était considérée comme imminente par certains, après le « grand assombrissement » de 2019, mais, d’après nos travaux, avec la prise en compte de la masse de l’étoile, de sa phase d’évolution actuelle et du changement de couleur survenu au cours des derniers siècles, il faudra attendre environ 1,5 million d’années pour observer cette explosion.
Les relations anciennes des phénomènes célestes sont utilisées dans d’autres domaines de l’astrophysique, notamment l’étude de l’activité solaire passée, grâce aux récits des aurores polaires et celle des novae ou supernovae galactiques (par exemple SN 1572), ainsi que le calcul des anciennes orbites de comètes [16]. Plusieurs domaines de la géophysique bénéficient également des observations anciennes ; les changements de la période de rotation de la Terre au cours des trois derniers millénaires sont déterminés grâce aux relations des éclipses solaires, également utilisées pour étudier les tremblements de terre et les éruptions volcaniques. Le passé nous en apprend beaucoup aussi sur la variabilité du climat.
Par Dagmar L. Neuhäuser, Chercheuse indépendante, Merano, Italie & Ralph Neuhäuser, Institut d’astrophysique, université de Jena, Allemagne
Publié dans le magazine L’Astronomie Avril 2023
Notes :
- Neuhäuser D.L., Neuhäuser R. (2023): « The shifting hues of Betelgeuse », Astronomy & Geophysics 64, p. 1.38-1.42.
- Tycho Brahe 1602, Astronomiae instauratae progymnasmata, in : I. L. E. Dreyer 1913, Brahe’s Opera omnia, t. II, p. 308.
- Voir note 2.
- Tycho Brahe 1573, De nova stella, trad. par J. H. Walden, in Shapley & Howarth, 1929, A Source Book in Astronomy.
- Brahe 1602, trad. par Baade 1945, The Astrophysical Journal 102, 309.
- Par exemple, Böhme 1937, Astronomische Nachrichten 262, 479.
- De nova stella, 1573, in : Dreyer 1913, t. III, p. 106.
- Notons que Véga dans la constellation de la Lyre (alpha Lyr), étoile de référence des magnitudes, a par définition un indice nul : B-V = 0,0 mag.
- 2004, The Astrophysical Journal 612, 357.
- Le « trou des géantes jaunes », tant dans le diagramme couleur-magnitude que dans le diagramme de Hertzsprung-Russell est une région pauvre en étoiles en raison d’une évolution rapide de celles-ci. Elle se situe approximativement à la magnitude absolue Mv = -6 à -8 mag et à l’indice de couleur B-V = 0,5 à 1,8 mag.
- Cela est détaillé dans Ceragioli 1995, Journal for the History of Astronomy 26, 187.
- Voir Le Boeuffle éd.et trad., 1983, Hygin, l’Astronomie (latin et français), Paris, Les Belles Lettres.
- Pour un historique de l’astronomie chinoise ancienne, lire par exemple Bonnet-Bidaud 2017, 4 000 ans d’astronomie chinoise, Paris, Éd. Belin, « Bibliothèque scientifique », p. 58 : « La théorie des cinq éléments ».
- Montargès, M., Cannon, E., Lagadec, A., et al., 2021, Nature 594, 365.
- Pour en savoir plus sur Terra-Astronomie, consulter www.astro.uni-jena.de, rubrique Terra-Astronomy.
- Par exemple, 1P/Halley AD 760, Neuhäuser, D.L. et al., 2021, Icarus 364, 114278.