LE MAGAZINE DES SCIENCES DE L’UNIVERS EN AFRIQUE
Le triomphe de Chang’e-5

Le triomphe de Chang’e-5

La mission lunaire chinoise de retour d’échantillons s’est parfaitement déroulée. Elle clôture en triomphe le programme d’exploration automatique de la Lune en trois phases qui avait été décidé par le gouvernement chinois en 2004. 

 

Figure 1 – Les pelles en action au bout du bras télémanipulateur de l’atterrisseur de Chang’E-5. on aperçoit à la surface lunaire les traces laissées par les pelles. (©CNSA)

 

Le recueil d’échantillons lunaires débuta peu après l’atterrissage de Chang’E-5, le 1er décembre 2020. Cette opération fut réalisée de manière presque idéale. En effet, si le bras télémanipulateur avec ses pelles avait parfaitement rempli son objectif à partir de 17 h 15 UTC, ce ne fut pas le cas de la foreuse qui n’avait pas pu récupérer les échantillons jusqu’à 2 m de profondeur, car le sous-sol était plus «dur» que prévu. Le forage put néanmoins extraire ce qui devait l’être à moins de 1 m (Fig. 1 et 2).
La phase de recueil fut plus courte que prévu : 19 heures au lieu de 20 heures. Elle était contrôlée depuis Pékin. Dans le Centre des observatoires nationaux, qui supervise les missions d’exploration chinoises, il y avait aussi une salle où l’on avait reproduit à la hâte le site d’atterrissage pour simuler sur Terre ce qui devait être réalisé sur la Lune. Cette pratique fut inaugurée avec Chang’E-3 en 2013-2014 pour commander le rover Yutu à la surface de la Lune.

 

Figure 2 – Le foret était le second système utilisé pour récupérer des échantillons lunaires. (©CNSA)

 

Retour des échantillons lunaires sur Terre

Les échantillons lunaires furent déposés dans un conteneur cylindrique hermétique ; ce dernier fut placé dans l’étage ascensionnel. Cet étage quitta la Lune le 3 décembre 2020 pour rejoindre le segment orbital. Le rendez-vous automatique avec le segment orbital (une première mondiale) fut parfaitement effectué le 6 décembre avant que l’amarrage des deux objets soit assuré par des pinces. Ensuite, le conteneur avec la précieuse cargaison fut transféré de l’étage ascensionnel à la capsule de retour. C’était la dernière opération avant que l’orbiteur de Chang’E-5 quitte l’orbite de la Lune pour rejoindre notre planète. Le 17 décembre, la capsule fut larguée à 5 000 km de la Terre au-dessus de l’Atlantique Sud. Ensuite, elle effectua un rebond atmosphérique à 60km d’altitude pour réduire sa vitesse et les frictions avec l’atmosphère. En fin de parcours, le parachute s’ouvrit à 10 km d’altitude. La capsule se posa en douceur à 18h59 (heure de Paris) après un périple de 23 jours (Fig. 3).

 

Figure 3 – La capsule de Chang’E-5 avec ses échantillons lunaires a atterri dans la Bannière de siziwang dans la province chinoise de Mongolie-Intérieure. C’est la seconde fois que la Chine récupère un objet lunaire. (CNSA)

 

La zone d’atterrissage se trouvait dans la Bannière de Siziwang, une division administrative de la province chinoise de Mongolie-Intérieure. Cette zone est utilisée depuis 1999 pour l’atterrissage des capsules des vaisseaux habités Shenzhou. C’est aussi dans cette région que la capsule de Chang’E-5T1 – le démonstrateur de Chang’E-5 – avait été récupérée en 2014. La recherche de la capsule après son atterrissage fut conduite à la fois par une brigade motorisée et par une cavalerie militaire locale qui dut préparer les chevaux à se déplacer de nuit et par –25 °C (fig. 4).

 

Figure 4 – Une brigade à cheval de l’Armée de terre chinoise pour repérer un objet«tombé»de la Lune!

 

La capsule et ses échantillons furent accueillis triomphalement à Pékin. La pesée des échantillons lunaires donna lieu le 19 décembre 2020 à une cérémonie officielle en présence de plusieurs personnalités, dont le président de l’Académie des sciences, Hou Jianguo, et des dizaines de journalistes  En définitive, Chang’E-5 rapporta 1 731 g de la Lune. C’est un peu moins que l’objectif des 2 kg, car le forage se fit sur un sol plus dur que prévu. Mais c’est beaucoup mieux que les trois missions soviétiques Luna, qui rapportèrent sur Terre 336 g de matières lunaires (mais 382kg pour Apollo !).

Selon l’Agence spatiale chinoise (CNSA), les échantillons seront prioritairement étudiés par les scientifiques de l’Observatoire astronomique national (une branche de l’Académie des sciences) et une petite partie sera confiée à des équipes étrangères. Pour ce faire, un comité d’experts chinois sélectionnera les propositions de recherche. La coopération avec la Nasa, qui a salué le succès de Chang’E-5, se fera en fonction de « l’évolution des relations politiques entre les États-Unis et la Chine ». Les autorités chinoises souhaitent aussi que les échantillons rapportés par Chang’E-5 soient présentés dans des musées et des expositions pour intéresser, en particulier, les jeunes sur les sujets scientifiques et les motiver pour suivre des carrières aérospatiales.

 

Panorama de type fisheye pris par l’atterrisseur de Chang’E-5. Celui-ci s’est posé au nord-ouest de l’océan des tempêtes, dans une zone caractérisée par des roches relativement jeunes. on distingue au premier plan l’un des 4 pieds d’atterrissage du module de descente de Chang’E-5.

 

Une deuxième vie pour l’orbiteur de Chang’E-5

Après s’être séparé du segment orbital de Chang’E-5, l’étage ascensionnel fut désorbité pour s’écraser sur la Lune. Selon le professeur Yang Yuguang, la Chine ne souhaitait pas polluer l’environnement lunaire avec ce véhicule qui avait achevé sa mission. En revanche, l’étage propulsif – l’orbiteur de la mission Chang’E-5 – est toujours opérationnel. Le directeur de la troisième phase du programme lunaire chinois, Hu Hao, a indiqué le 20 décembre 2020 que la nouvelle mission de ce véhicule visait à étudier l’environnement spatial autour du point de Lagrange L1, celui qui est placé entre la Terre et le Soleil. L’orbiteur de Chang’E-5 dispose encore de 200 kg de carburant, une réserve qui autorise plusieurs manœuvres. À la vérité, les Chinois sont passés maîtres dans l’art de prolonger l’utilisation de leurs véhicules lunaires. C’était déjà le cas il y a une dizaine d’années avec l’orbiteur Chang’E-2, qui avait effectué de nombreuses manœuvres dans l’environnement lunaire et autour du point de Lagrange L2 avant d’être transformé en sonde interplanétaire et de survoler l’astéroïde 4179 Toutatis le 13 décembre 2012. Ensuite, Chang’E-5T1 rejoignit lui aussi L2 sur une orbite de halo pour préparer la mise à poste du satellite de télécommunications lunaire Queqiao. Celui-ci a relayé les communications de la sonde Chang’E-4 qui s’est posée en 2019 sur la face cachée de la Lune.

La Chine a patiemment acquis toutes les compétences technologiques et scientifiques pour explorer la Lune. Seuls les Américains et les Soviétiques en avaient fait davantage dans la compétition lunaire des années 1960. Mais cette première conquête de la Lune est déjà ancienne et il faut bien reconnaître que la Chine est cette fois-ci en tête sur notre satellite naturel. Les futures missions lunaires chinoises s’annoncent plus complexes (Chang’E-6, 7 et 8) et seront encore plus « spécialisées et utilitaires » que les précédentes, car il s’agit maintenant de créer à la surface de la Lune une station de recherche automatique en 2030, qui sera le prélude à l’envoi de taïkonautes d’ici une quinzaine d’années. À ce titre, il faut rappeler que toutes les séquences suivies par la mission Chang’E-5 étaient celles des missions Apollo. Assurément, le retour de l’homme sur la Lune n’est plus un vague projet. Un compte à rebours a débuté des deux côtés du Pacifique. Et personne ne sait aujourd’hui qui enclenchera le premier le compte positif.

Nous vivons une période passionnante !

 

Philippe COUÉ | Membre de l’Académie internationale d’astronautique (IAA)

Arecibo, la fin d’une belle histoire

Arecibo, la fin d’une belle histoire

Le 1er décembre dernier, le radiotélescope géant d’Arecibo a terminé sa carrière. La nacelle de 900 tonnes contenant le plan focal s’est effondrée sur l’immense antenne de plus de 300 mètres de diamètre. Après la rupture d’un premier câble en août dernier, puis d’un second en novembre, on savait la fin inéluctable : la National Science Foundation avait décidé l’arrêt et le démontage de la structure ; cette dernière phase n’aura pas eu le temps d’être réalisée.

 

Arecibo Observatory

 

Situé en pleine forêt tropicale, sur l’île de Porto Rico, le radio-télescope d’Arecibo (fig. 1) a été mis en service en 1963. Il est constitué d’une antenne sphérique placée dans une cuvette naturelle formée à la suite d’un effondrement de terrain. La plateforme contenant le récepteur est portée par une nacelle fixe, soutenue par un réseau de câbles à trois pylônes géants situés à la périphérie. Le déplacement des récepteurs sur un rail tournant autour d’un axe vertical permet de suivre la source observée lorsque celle-ci se déplace dans le ciel. Situé près de l’équateur, le radiotélescope peut notamment observer toutes les planètes du Système solaire et suivre leur mouvement autour du méridien. Pendant plus de cinquante ans, le radiotélescope d’Arecibo aura été le plus grand instrument radio de son type (antenne unique ou single dish) au monde. Il ne sera détrôné qu’en 2016 par le radiotélescope chinois FAST.

Peu de temps après sa mise en service, le radiotélescope, utilisé alors en mode radar, est à l’origine d’une découverte remarquable : en 1964, l’équipe de Gordon Pettengill, à partir de ses mesures radio, détermine la véritable période de rotation de la planète Mercure. Celle-ci n’est pas égale à sa période de révolution (88 jours), comme on le croyait précédemment, mais elle est de 59 jours. La planète n’est donc pas en rotation synchrone, mais tourne très lentement sur elle-même : la durée d’une journée sur Mercure est de 176 jours terrestres. À la même époque, un chercheur de l’Observatoire de Paris, Ilya Kazès (1926-2008), séjourne deux ans à Arecibo pour mesurer, en mode passif cette fois, le rayonnement radio de Jupiter à différentes longueurs d’onde, 70, 150 et 700 cm (ce qui correspond à des fréquences respectives de 429, 200 et 42,9 MHz), pour étudier la variation de ce rayonnement en fonction de la rotation de la planète. C’est à cette période que le Grand Radiotélescope de Nançay, rattaché à l’Observatoire de Paris, entre en service dans le Cher.

 

Le grand télescope d’Arecibo, sur l’île de Porto Rico. La nacelle, suspendue par des câbles aux trois pylônes périphériques, évolue à une hauteur d’environ 100 mètres au-dessus de la grande antenne dont le diamètre atteint 305 mètres. (NAIC Arecibo Observatory)

 

En 1974, le radiotélescope d’Arecibo connaît une rénovation majeure : le grillage qui constitue sa surface est remplacé par un ensemble d’environ 40 000 panneaux d’aluminium perforés supportés par un maillage de câbles en acier. L’amélioration de la qualité de surface ainsi obtenue permet l’observation à plus haute fréquence, en particulier celle de la raie de l’hydrogène neutre à 21 cm (1,420 GHz) qui se révèle être un diagnostic précieux pour sonder la dynamique de la Galaxie et déterminer la constante de Hubble, à partir de la mesure de l’éloignement des sources extragalactiques. D’autres transitions deviennent également observables : celles des radicaux OH à 18cm (1,66GHz) et CH à 9cm (3,3 GHz). Les observations de OH dans les comètes sont précieuses pour étudier leur taux de production (OH étant un produit de dissociation direct de la molécule d’eau, constituant principal des comètes) et suivre leur évolution en fonction de la distance héliocentrique. De telles études se poursuivent aujourd’hui sur le Grand Radiotélescope de Nançay. C’est à Arecibo qu’est obtenue, en 1989, la première image d’un astéroïde (4769 Castalia). Enfin, le radiotélescope connaît à nouveau son heure de gloire un an plus tard, lorsque l’astronome polonais Aleksander Wolszczan découvre deux pulsars, PSR B 1257 +12 et PSR B 1534 +12, puis, deux ans plus tard, deux planètes en orbite autour du premier d’entre eux. Il s’agit de la première découverte de planètes extrasolaires.

 

Le Message d’Arecibo – Les couleurs ont été ajoutées pour faciliter la compréhension. De haut en bas : (1) les nombres de 1 à 10 en format binaire (en blanc) ; (2) les masses atomiques des éléments H, C, N, O, P (en violet) ; (3) les formules brutes des nucléotides dans la configuration de l’ADN (en vert), le nombre de nucléotides (en blanc) et la structure en double hélice de l’ADN (en bleu) ; (4) la silhouette d’un homme avec à gauche en bleu sa taille, et à droite en blanc la population de la Terre ; (5) une représentation du Système solaire avec la Terre légèrement décalée (en jaune) ; (6) le télescope d’Arecibo (en violet) avec son diamètre (en unités de longueur d’onde). Le message a été émis à la longueur d’onde de 12,6 cm, soit 2,380 GHz. Il a été écrit par Frank Drake avec l’aide d’autres chercheurs, dont Carl Sagan.

 

Au-delà des découvertes scientifiques qu’il a accomplies, c’est surtout la quête d’une vie extraterrestre qui a fait la renommée du radiotélescope d’Arecibo. Son nom est en effet associé au projet SETI (Search for Extraterrestrial Intelligence). Né en 1960 à l’initiative de l’astronome Frank Drake, ce projet a pour ambition de communiquer avec d’éventuelles civilisations extraterrestres par le canal de la transition de l’hydrogène à 21 cm, supposée être universellement connue. La campagne commence avec la grande antenne de Green Bank, en Virginie-Occidentale, puis mobilise aussi celles d’Arecibo et de Parkes, en Australie, ainsi que le Grand Radiotélescope de Nançay. C’est depuis Arecibo qu’est lancé, en 1974, le célèbre message vers d’autres mondes, dans la direction de l’amas globulaire M13. Ce message de 1679bits, codé en binaire, définit une image de 23 × 73 points sur laquelle figurent des nombres, des formules chimiques et des images simplifiés représentant un homme et le télescope (encadré ci-dessus). Une première remarque s’impose : l’amas M13 étant situé à 25 000 années-lumière, il faudra s’armer de patience pour obtenir une réponse. Notons aussi qu’il faudra aux extraterrestres une intelligence supérieure pour déchiffrer ce message…

 

Thérèse ENCRENAZ | Observatoire de Paris

De nouvelles mesures expérimentales pour mieux comprendre l’intérieur de Mercure

De nouvelles mesures expérimentales pour mieux comprendre l’intérieur de Mercure

Des expériences ont mesuré la masse volumique d’un alliage de fer, de silicium et de carbone aux températures et pressions régnant dans le noyau de Mercure. Ces résultats permettent de mieux comprendre la structure interne de la première planète du Système solaire.

 

Figure 1 – Structure interne de Mercure. Avec un rayon d’environ 1 800 km, le noyau occupe 75 % du rayon total. Le noyau externe est liquide, et il est composé de fer et d’un certain nombre d’éléments légers, parmi lesquels se trouvent sans doute le silicium, le carbone et le soufre. La croûte et le manteau sont rocheux. L’anti-croûte, dont l’existence n’est pas certaine, est une couche intercalaire entre le noyau et le manteau composée de sulfure de fer solide. (D’après © NASA/JHUAPL.)

 

MERCURE, UNE PLANÈTE UN PEU PARTICULIÈRE

Mercure est un objet à part parmi les planètes telluriques du Système solaire. Avec un rayon moyen de 2 440 km, c’est la plus petite de ces planètes. De plus, elle est dépourvue d’atmosphère et sa surface ressemble beaucoup à celle de la Lune. Mais surtout, sa masse volumique moyenne très élevée, 5 340 kg/m3, indique qu’elle est considérablement enrichie en métaux (principalement du fer) par rapport aux autres planètes telluriques. Plus précisément, la masse volumique de Mercure suggère que cette planète est constituée d’un noyau métallique d’environ 1 800 km de rayon, c’est-à- dire les 3/4 de son rayon total [1], entouré d’un manteau et d’une croûte, tous deux composés de roches (fig. 1). Certaines études prédisent également la présence d’une couche de sulfure de fer (FeS) solide intercalée entre le noyau et le manteau. Le noyau de Mercure, tout comme le noyau terrestre, se divise en un noyau central solide (ou graine) et un noyau externe liquide. La présence d’un noyau liquide, qui est le siège de mouvements de convection, permet à Mercure d’entretenir un petit champ magnétique. La graine se forme par cristallisation du noyau liquide, et sa taille augmente au cours du temps. Sa taille actuelle n’est pas connue, mais les simulations numériques de dynamos, qui reconstituent les champs magnétiques des planètes, montrent que pour obtenir un champ magnétique comparable à celui de Mercure son rayon ne doit pas dépasser 1 200 km.

Les propriétés particulières de Mercure posent aussi la question de sa formation. Trois scénarios principaux sont mis en avant : une formation à partir d’un matériau très enrichi en fer ; une formation à partir d’un matériau plus classique suivie d’un impact géant ayant volatilisé une grande partie du manteau initial ; et enfin, l’évaporation, à cause de la proximité au Soleil, d’un manteau également beaucoup plus volumineux que le manteau actuel. Cette dernière hypothèse est cependant mise à mal par le fait que la surface de Mercure est riche en éléments volatils, notamment en soufre (S) et en potassium (K), qui auraient dû, eux aussi, disparaître lors de l’évaporation partielle du noyau. Une question  connexe est la composition des petits blocs à partir desquels Mercure s’est formée. Deux types de matériaux ont la préférence des scientifiques : un matériau similaire aux chondrites CB (ou bencubbinite), dont les abondances relatives en fer et silicium sont semblables à celles de Mercure ; et les chondrites EH, plus riches en sillicium. [2].

La réponse à ces questions passe par une connaissance plus pointue de la composition du noyau de Mercure, et plus particulièrement de la nature et de la quantité d’éléments légers présents à côté du fer. Les propriétés thermodynamiques de cet alliage sont également des informations clés. Sa masse volumique, par exemple, peut être utilisée pour estimer la masse volumique moyenne de Mercure ainsi que son moment d’inertie, deux paramètres que l’on peut mesurer directement.

 

DES MESURES EXPÉRIMENTALES POUR LE SYSTÈME FE-SI-C

La composition de surface fournit un premier indice sur la composition possible du noyau liquide. La présence de soufre et l’appauvrissement en fer observés par la sonde Messenger indiquent que Mercure s’est certainement formée dans un milieu réducteur, c’est-à-dire pauvre en oxygène. Dans ces conditions, les éléments tels que le silicium (Si) et le carbone (C) ont un comportement sidérophile : ils se lient facilement avec le fer, et ont tendance à le suivre dans le noyau lors de la formation de ce dernier. Du soufre peut également accompagner le fer, mais en quantité plus limitée. On s’attend donc à trouver du silicium et du carbone en quantité non négligeable dans le noyau de Mercure (et dans une moindre mesure, du soufre), raison pour laquelle une équipe de chercheurs, pour la plupart de l’université de Louvain, a mesuré les propriétés d’aliages Fe-Si-C (3) .

 

Jurrien Knibbe et ses collègues ont tout particulièrement déterminé la masse volumique de plusieurs alliages Fe-Si-C pour une gamme de pressions allant de 3 à 6 gigapascals (GPa) (4) et des températures comprises entre 1 600 et 2 000 K (fig. 2), conditions proches de celles auxquelles on s’attend dans le noyau externe de Mercure. Parce qu’elles ont été réalisées pour des alliages de compositions différentes, ces expériences permettent, par interpolation, d’estimer la masse volumique du noyau pour des abondances données en silicium et en carbone. On peut ainsi tester un ensemble de compositions possibles en comparant les valeurs de masse volumique moyenne et de moment d’inertie prédites par chacune de ces compositions avec les valeurs observées de ces paramètres.

 

Figure 2 – Masse volumique (ρ, axe des ordonnées) mesurée pour différents alliages fer-silicium- carbone (Fe-Si-C ; symboles de couleur), et à différentes pressions (axe des abscisses). (Knibbe et al., 2021)

 

UN NOUVEAU REGARD SUR LA STRUCTURE ET LA COMPOSITION

Dans la seconde partie de leur travail, Jurrien Knibbe et ses collègues se sont précisément livrés à ce type d’exercice. Leurs calculs montrent qu’un noyau trop riche en silicium (15 % en masse, ou plus) explique difficilement les observations. Cela nécessiterait un moment d’inertie proche de ou plus élevé que la borne supérieure admise par les observations, un manteau très dense, et un noyau externe de plus de 1 200 km de rayon (fig. 3). Ce dernier rend difficile l’entretien d’une dynamo dans le noyau externe, et donc l’existence d’un champ magnétique. Les résultats expérimentaux (fig. 2) montrent que l’ajout de carbone (aux dépens du silicium) augmente la masse volumique du noyau externe et permet de résoudre ces problèmes. On notera au passage que la quantité de carbone qui peut être dissoute dans le fer diminue lorsque la quantité de silicium augmente. Enfin, trop peu de silicium (4 % ou moins) n’est pas désirable, car dans ce cas le noyau externe deviendrait trop dense, ce qui impliquerait un moment d’inertie plus faible que la borne inférieure observée. Au total, les mesures de masse volumique du système Fe- Si-C à hautes températures et hautes pressions vont dans le sens d’une graine de rayon inférieur à 1 200 km, et d’un noyau externe composé de fer auquel il faut ajouter 5 à 7 % de silicium et 1 à 4 % de carbone. À son tour, cette composition accrédite l’hypothèse que Mercure s’est formée à partir d’un matériau plutôt semblable aux chondrites CB qu’aux chondrites EH, ces dernières impliquant une abondance en silicium de plus de 15 %.

 

Figure 3 – rayon de la graine calculé en fonction de l’abondance en silicium dans le noyau externe de Mercure et pour différentes compositions de ce noyau : (A) fer et silicium ; (B) fer, silicium, carbone ; (C) fer, silicium, soufre ; (D) fer, silicium, carbone et soufre. toutes les abondances sont données en pourcentage de masse (wt%). Chaque point représente un calcul effectué en supposant une valeur spécifique du moment d’inertie, I, et de la température (code de couleur). trois valeurs du moment d’inertie, correspondant à la valeur médiane et aux bornes supérieure et inférieure du moment observé, sont retenues pour les calculs. (Knibbe et al., 2021)

 

 

La présence, dans le noyau externe de Mercure, de quelques pour cent de carbone et éventuellement de soufre, dont les effets sont similaires, a des conséquences importantes pour le maintien du champ magnétique de Mercure. D’une part, comme on l’a vu, elle permet d’expliquer le moment d’inertie de cette planète sans avoir recours à une graine trop volumineuse, qui empêcherait un processus de dynamo de se produire. D’autre part, elle pourrait jouer un rôle moteur dans cette dynamo. En effet, le carbone et le soufre ne cristallisent pas avec le fer lors de la croissance de la graine. À l’inverse, ces éléments restent dans le liquide, et comme ils sont plus légers que le fer, ils peuvent enclencher et entretenir les mouvements de convection nécessaires à la dynamo, en migrant vers la surface du noyau.

 

Frédéric Deschamps IESAS, Taipei, Taïwan

 

1. En comparaison, le noyau de la Terre occupe un peu plus de la moitié (54 %) du rayon terrestre total. 2. Les chondrites CB sont des chondrites carbonées contenant plus de 50 % de métaux (fer et nickel), dont le prototype est la météorite de Bencubbin tombée en Australie. Les chondrites EH sont des chondrites à enstatite, également riches en fer, en éléments volatiles sidérophiles, et en silicium.
3. KNIBBE J. S. et al. (2021), « Mercury’s interior structure constrained by density and P-wave velocity measurements of liquid Fe-Si-C alloys », Journal of Geophysical Research Planets, 126, e2020JE006651, doi: 10.1029/2020JE006651.
4. Un gigapascal correspond à 104 atmosphères, c’est- à-dire 10 000 fois la pression atmosphèrique à la surface de la Terre.

Au coeur des galaxies actives ou comment les nuages moléculaires tombent dans le trou noir central

Au coeur des galaxies actives ou comment les nuages moléculaires tombent dans le trou noir central

Chaque galaxie possède un trou noir supermassif en son centre, de masse proportionnelle à la masse de son bulbe. Ce sont les galaxies elliptiques, presque toutes en bulbe, qui possèdent les trous noirs les plus massifs, jusqu’à 10 milliards de masses solaires. Par contre, les spirales, aux bulbes plus petits, comme la Voie lactée, abritent des trous noirs plus modestes de 4 millions de masses solaires. Lorsque le trou noir central avale de la matière, provenant du gaz environnant, le noyau de la galaxie devient un noyau actif ou AGN.

 

Fig. 1. La galaxie spirale barrée NGC 1433 est une galaxie de Seyfert de type 2. Elle est vue ici sur une image HST dans les longueurs d’onde visibles, montrant le centre de la barre (plus jaune) avec les traînées de poussière sombres entourant l’anneau de résonance de Lindblad, où le gaz forme des étoiles jeunes, qui donnent la couleur bleue à l’anneau. La région centrale est agrandie en haut à droite, et l’image HST est en bleu, avec l’image du gaz moléculaire avec ALMA en orange. Le gaz moléculaire révèle un deuxième anneau résonnant à l’intérieur du premier. (D’après Combes et al, 2013)

 

Les manifestations de cette activité représentent parfois une énorme énergie, lorsque le trou noir central est massif et bien nourri : c’est le phénomène de quasar, où le noyau quasi ponctuel (quasi-star) peut rayonner mille fois plus que la totalité des 200 milliards d’étoiles que contient sa galaxie. Mais le phénomène de quasar est rare, et les AGN qui nous entourent sont en général moins massifs et moins nourris. Ce sont essentiellement des galaxies de Seyfert, dont l’activité du noyau n’empêche pas de voir les étoiles : sa luminosité est comparable ou inférieure à celle de sa galaxie hôte.

Pour une masse de trou noir donnée, il existe une luminosité maximum que ne peut dépasser le noyau actif, quelle que soit la nourriture disponible dans son environnement immédiat : la luminosité d’Eddington. Lorsque le trou noir essaie d’avaler trop de matière, le rayonnement résultant est si intense que la pression de radiation compense et dépasse la gravité, et le gaz est éjecté au lieu d’alimenter le trou noir (voir l’éclairage du numéro 139 de juin 2020). Dès que la luminosité du noyau actif dépasse un centième de cette limite, un vent de matière est éjecté, c’est le phénomène de rétroaction du noyau actif ; le gaz qui aurait dû alimenter le noyau reflue violemment vers l’extérieur,entraînant du gaz moléculaire du disque de la galaxie et empêchant une partie de la formation d’étoiles.

Pour mieux appréhender ces phénomènes, et comprendre comment le trou noir est alimenté, nous avons observé, ces dernières années, une dizaine de galaxies de Seyfert proches avec l’interféromètre ALMA (Atacama Large Millimeter Array). Le réseau comprend 54 antennes de 12 m de diamètre, et la distance maximale entre les antennes atteint 16 km, ce qui permet une résolution spatiale remarquable, jusqu’à 0,010 seconde d’arc (10 mas), soit dix fois mieux que le télescope spatial Hubble (HST) en lumière visible. Dans les longueurs d’onde millimétriques, et même submillimétriques, nous observons les raies de rotation de la molécule CO, la plus abondante après l’hydrogène moléculaire H2 (qui, elle, ne rayonne pas dans ce domaine).

C’est la première fois que l’on peut observer le gaz moléculaire si près du trou noir des noyaux actifs, avec une résolution de quelques années-lumière, qui permet d’entrer dans la sphère d’influence gravitationnelle du trou noir, dont le rayon est typiquement de 10 pc (soit 30 années-lumière). Nous avons pu enfin étudier la dynamique du gaz dans ces régions très proches du centre, et tenter d’élucider la question principale de l’alimentation des trous noirs : comment le gaz qui, en arrivant tout près du noyau, est animé d’une grande rotation peut-il perdre son moment cinétique de rotation et tomber si vite sur le trou noir ?

Une des premières galaxies de Seyfert observées fut la galaxie spirale barrée NGC 1433 (fig. 1). La barre est une perturbation dans le disque de la galaxie qui crée des couples de torsion et permet d’apporter le gaz vers le centre. Mais souvent, il s’arrête à la résonance de Lindblad, pour former un anneau. Le gaz accumulé forme beaucoup d’étoiles, et l’anneau est très brillant, comme le montre l’image HST. La distribution de gaz moléculaire fut une surprise :iln’estpasseulementcondensé dans l’anneau résonnant, mais il s’accumule dans un deuxième anneau plus interne au premier et ne se dirige pas vers le centre. Nos calculs ont pu montrer qu’il existait une deuxième résonance de Lindblad plus près du centre, qui retenait le gaz et l’empêchait de tomber vers le trou noir. L’alimentation du trou noir est intermittente et doit attendre que les couples de torsion aient le bon signe pour faire tomber le gaz. Le changement de signe intervient lorsque la distribution de matière est assez concentrée, et le flot de gaz vers l’anneau contribue à cette concentration.

Dans la galaxie barrée NGC 1566 (fig. 2), cette concentration s’est déjà produite, et nous avons eu la surprise de voir que le gaz moléculaire se distribuait dans une structure spirale nucléaire, avec le même sens d’enroulement que la spirale externe. Cette structure spirale nucléaire n’avait pas été soupçonnée auparavant par manque de résolution spatiale.

 

Fig. 2 : La galaxie spirale barrée NGC 1566 est une galaxie de Seyfert de type 1. L’image optique à gauche montre le champ de vue d’ALMA (carré rouge) de 18 secondes d’arc de côté (à la longueur d’inde de 0,86mm de la raie CO(3-2)). L’agrandissement à gauche révèle la carte du gaz moléculaire en CO(3-2), et la spirale nucléaire, qui s’enroule dans le même sens que la spirale du disque à grande-échelle. D’après Combes et al (2014).

 

Sans l’influence du trou noir, les modèles dynamiques prévoient une spirale en sens inverse, ce qui change le signe des couples de torsion dus à la barre. Mais grâce à la concentration de matière, le gaz se condense dans la zone sous influence gravitationnelle du trou noir. La fréquence de rotation du gaz en est considérablement augmentée, car le trou noir impose un potentiel de Kepler. En quelque sorte, dès que le gaz entre dans la sphère d’influence du trou noir, il perd rapidement son moment cinétique de rotation, sous l’influence combinée de la barre et de la spirale nucléaires. Une fois calculé le couple de torsion à partir des observations, nous avons pu quantifier que le gaz allait tomber au centre en deux rotations, soit en 6 millions d’années.

Cette configuration se retrouve dans environ le tiers des galaxies observées, avec des échelles un peu différentes. La figure 3 montre le cas de NGC 1808, une galaxie spirale barrée à flambée de formation stellaire, au centre de laquelle se trouve un anneau formant beaucoup d’étoiles. Là encore, le gaz moléculaire révèle une spirale nucléaire à deux bras, de taille un peu supérieure, sur laquelle la barre va exercer des couples de torsion

qui vont amener le gaz au centre en 60 millions d’années. Le gaz moléculaire est assez dense dans ces régions (au moins 10 millions de particules par cm3) pour que l’émission de la raie de rotation J=4–3 des traceurs de densité HCN et HCO+ puisse être détectée (fig. 3).

 

Fig. 3 : La galaxie spirale barrée NGC 1808 est une galaxie à flambée de formation d’étoiles. L’image optique à droite montre un centre très brillant, qui abrite aussi un noyau actif. A l’intérieur de l’anneau résonnant de Lindblad, se trouve une spirale nucléaire très contrastée, à la fois dans la raie de CO(3-2), mais aussi HCN(4-3) et HCO+(4-3). Cette configuration permet de calculer à quelle vitesse le gaz va tomber sur le trou noir. D’après Audibert et al (2020).

 

Les galaxies de Seyfert et plus généralement tous les AGN nous apparaissent sous deux grandes catégories, appelées type 1 et 2. Les AGN de type 1 possèdent des raies très larges, typiquement 20000 km/s, émises par le gaz dans le disque d’accrétion en rotation autour du trou noir. Dans les AGN de type 2, ces raies très larges sont absentes, et n’apparaissent que des raies plus étroites, provenant du gaz plus éloigné du trou noir. Ces deux catégories sont soupçonnées de provenir des mêmes types de noyaux actifs, qui nous apparaissent différemment uniquement par des effets de projection. L’absence de raies larges ne serait pas intrinsèque, mais due à l’obscuration du disque d’accrétion par de la poussière. Dans ce modèle d’unification des AGN, proposé il y a plus de 25 ans, il existe un tore de poussière, assez épais pour absorber la lumière du disque d’accrétion, pour un grand nombre de lignes de visée. Il s’agit d’un tore (comme un donut ou beignet), car au centre, près du trou noir, la poussière est sublimée par les hautes températures. Ce n’est que très récemment que l’on a pu commencer à tester l’existence du tore de poussière. Grâce à la haute résolution spatiale obtenue en infrarouge moyen avec l’interféromètre du VLT (Very Large Telescope de l’ESO), on s’est aperçu que, très fréquemment, la poussière n’était pas alignée comme un tore autour du disque d’accrétion, mais au contraire était disposée de façon perpendiculaire, et semblait emportée avec le reflux de gaz, éjecté par la rétroaction de l’AGN. Ce résultat semble ébranler le paradigme du tore de poussière, mais qu’en est-il du gaz moléculaire au voisinage du trou noir ?

Nos observations ALMA ont permis d’apporter des réponses à cette question. Dans près de 90 % des cas, nous avons découvert au voisinage du trou noir, dans un rayon de l’ordre de 30 années-lumière, un disque de gaz moléculaire, découplé du reste du disque de la galaxie. Nous appelons ce disque circum-nucléaire le tore moléculaire. C’est un disque mince, mais qui doit lui aussi comporter une déficience de molécules au centre, étant donné le rayonnement intense de l’AGN qui doit photodissocier les molécules. Le tore moléculaire est découplé du reste du disque, n’ayant pas la même orientation ni la même cinématique. Lorsqu’il existe une spirale nucléaire, le tore moléculaire se situe à l’intérieur de la spirale. Un exemple est donné sur la figure 4, pour la galaxie spirale barrée NGC 613.

 

Fig. 4 : La galaxie spirale barrée NGC 613, dont l’image en bas est obtenue avec le VLT de l’ESO, est une galaxie de Seyfert. Le centre a été cartographié en CO(3-2) avec ALMA et l’image en haut à gauche montre les 10 secondes d’arc centrales. Le gaz moléculaire s’accumule dans l’anneau résonnant de Lindblad, puis à l’intérieur se trouve une spirale nucléaire. Le panneau du milieu montre la carte des vitesses du gaz, à la même échelle (rouge vitesses de récession positives, bleu vitesses d’approche). Le panneau de droite est un agrandissement d’un facteur 10 (champ d’une seconde d’arc). Les contours montrent la spirale de gaz moléculaire, et au centre les couleurs représentent l’intensité du continuum (poussière et noyau actif). La figure en haut à droite révèle le gaz dense en HCO+(4-3) : il est disposé en un tore moléculaire, de même taille que le continuum, à l’intérieur de la spirale nucléaire. Le cadre du haut montre le champ de vitesses correspondant : l’orientation du gradient de vitesse est différente de celle du gradient de vitesse à plus grande échelle. Le tore moléculaire est découplé du reste du disque. D’après Combes et al (2019).

 

Finalement, le tore moléculaire peut en partie rendre compte de l’obscuration nécessaire au modèle d’unification des AGN. Mais une grande partie aussi n’est pas due à un tore de poussière, comme imaginé précédemment, mais à un cône creux de grande étendue, puisque dans une direction polaire, perpendiculaire au disque d’accrétion et au tore moléculaire. Le besoin d’obscuration pour une grande fraction des lignes de visée est ainsi satisfait. La figure 5 donne schématiquement les grandes lignes de la nouvelle vision que nous avons aujourd’hui de l’environnement des trous noirs. Même si les AGN de type 1 et 2 ne sont pas tout à fait identiques, le paradigme d’unification basé sur les effets de projection et d’obscuration rencontre des succès.

 

Fig. 5 : Vue schématique des régions circum-nucléaires autour d’un trou noir super massif. Au centre en bleu, est représenté le disque d’accrétion, en rotation autour du trou noir. Sa taille est inférieure typiquement à une année-lumière. En rose est représenté le rayon de sublimation de la poussière ; c’est là que commence l’écoulement polaire à la fois de la poussière et du gaz, formant un cône creux, autour du vent produit par la pression de radiation de l’AGN. À l’échelle de 30 années-lumière, le tore moléculaire, découplé et non-aligné avec le disque de la galaxie à l’échelle de plusieurs milliers d’al. On y trouve parfois des masers de la molécule d’eau. D’après Hönig (2019).

 

La grande majorité des galaxies de Seyfert observée par ALMA possède un tore moléculaire découplé du disque hôte, avec une orientation aléatoire. Le tore est en rotation dans une structure en disque très mince. Il est naturel de trouver ces orientations aléatoires, pour du gaz qui provient de régions où le disque galactique est bien plus épais, et où la formation d’étoiles et les épisodes de supernovae peuvent éjecter du gaz au-dessus du plan. Les durées de vie des tores sont de l’ordre de la dizaine ou centaine de milliers d’années, leur gaz alimentant le trou noir de manière intermittente. L’orientation du moment cinétique du gaz, étant aléatoire, l’accrétion de gaz ne pourra faire croître le spin du trou noir que d’une manière lente. Il a été possible dans certaines conditions de mesurer le spin du trou noir ; certaines valeurs sont assez élevées et pourraient provenir de la fusion de galaxies, conduisant à la fusion de leurs trous noirs centraux

 

Françoise Combes, Collège de France, Observatoire de Paris

 

Références :

Audibert, A., Combes, F., Garcia-Burillo, S.  et al. : 2020, A&A sub

Combes, F., García-Burillo, S., Casasola, V. et al. : 2013, A&A 558, A124

Combes, F., García-Burillo, S., Casasola, V. et al. : 2014, A&A 565, A97

Combes, F., García-Burillo, S., Audibert, A. et al. : 2019, A&A 623, A79

Hönig, S. : 2019, ApJ  884, 171

Ces trous noirs géants qui se cachent au cœur des galaxies

Ces trous noirs géants qui se cachent au cœur des galaxies

Nous allons voir ici comment un trou noir supermassif se dévoile aux observateurs, et quelles sont ses répercussions sur la galaxie qui l’abrite, pourtant mille fois plus massive et un milliard de fois plus grande.  Par ailleurs, ayant participé moi-même pendant cinquante ans à l’étude de ces trous noirs, je me suis permis à plusieurs reprises de prendre un ton personnel pour raconter cette histoire.

 

Introduction

L’annonce le 11 avril 2019 de l’observation d’un trou noir (« la photo » comme on l’a dit souvent) a déclenché une vague de commentaires superlatifs des médias. Il faut dire qu’il s’agissait effectivement à la fois d’une prouesse technologique et d’une victoire de la science (l’Astronomie, numéro 128, Juin 2019). 

Figure 1 – L’image du trou noir au centre de la galaxie m87, dévoilé le 11 février 2019 par l’observation en interférométrie dans le domaine radio. Le cercle en bas à droite représente la taille du lobe. on distingue le « disque d’accrétion », plus intense dans la direction du mouvement. (Collaboration EHT)

 

En effet, lorsque le physicien allemand Karl Schwarzshild propose en 1916, quelques semaines avant de mourir d’une pneumonie sur le front russe, une solution des équations de la relativité générale qu’Einstein avait publiées l’année précédente, pour une masse sphérique sans rotation, peu de gens y prêtent attention, et Einstein moins que quiconque ; car il ne croira jamais à cette solution, qui prendra en 1967 le nom de « trou noir ».

Nul n’ignore maintenant ce que sont les « trous noirs », ces astres dont rien ne peut s’échapper, ni la lumière, ni la matière, dès qu’elles se trouvent à l’intérieur d’une région de l’espace-temps limitée par une frontière immatérielle nommée : « Event Horizon » (horizon des évènements). Il en est d’ailleurs question presque chaque mois dans les actualités. On connaît actuellement des trous noirs de masses très différentes, depuis quelques masses solaires jusqu’aux trous noirs « supermassifs » de cent mille à des milliards de masses solaires. C’est de ceux-ci que nous allons parler dans cet article. Celui dont on vient de découvrir l’image au centre de la galaxie M87 (Virgo A, Fig. 1) en fait partie : sa masse est égale à 6 milliards de fois celle du Soleil.

 

Petit historique, des quasars aux trous noirs :  1943, 1952, 1963, trois dates fondatrices dans l’observation et l’identification des trous noirs.

En 1943, un jeune chercheur américain travaillant à l’observatoire McDonald au Texas, Carl Seyfert, publie un article dans lequel il étudie six galaxies possédant un noyau ponctuel brillant dont le spectre présente des raies en émission intenses superposées à un continu bleu. Ce sont les mêmes raies que celles des nébuleuses planétaires, mais beaucoup plus « larges ». Seyfert attribue cette largeur à des vitesses de plusieurs centaines à plusieurs milliers de km/s (c’est une conséquence de l’effet Doppler). La figure 2 montre l’image de l’une de ces galaxies (qu’on appelle simplement « Seyfert »).

Figure 2 – La galaxie de seyfert NGC 5548 obtenue avec le télescope spatial Hubble. on distingue la croix de diffraction prouvant que le noyau n’est pas résolu. La galaxie est vue presque de face. (Nasa)

 

La deuxième date importante est 1952. À la fin des années quarante, on avait commencé à observer le ciel dans le domaine des ondes radio, entre autre en France avec des radars abandonnés par les allemands après la seconde guerre mondiale. Les américains Baade et Minkowski découvrent alors que deux sources émettant un rayonnement  radio intense sont des galaxies : M87 (celle de l’image du trou noir !) et Cygnus A (Figs. 3 et 4). M 87 possède un jet sortant du cœur de la galaxie (on comprendra plus tard son importance). Cygnus A est une galaxie lointaine qui semble constituée de deux galaxies en collision (là aussi on verra plus loin l’importance de cette observation). Ces « radiogalaxies », ainsi que celles qui sont découvertes par la suite, sont beaucoup plus puissantes dans le domaine radio que les autres galaxies, typiquement par un facteur 10 000.

Figure 3 – À gauCHE, la galaxie Cygnus A en lumière visible. À drOiTE, image radio en fausses couleurs de la galaxie (petit point au centre) obtenue dans les années 1980, montrant de grands lobes radio très brillants à leurs extrémités, et un filament joignant la galaxie au lobe de droite. La distance projetée sur le ciel entre les extrémités des deux lobes est de 300 000 années-lumière. (Nra0 pour l’image radio)

 

Quelle est l’explication de ce rayonnement ? Elle ne se fait pas attendre car, par un concours de circonstances dont la science est coutumière – observation et théorie s’épaulant mutuellement – on découvre qu’il correspond à un processus qui se produit dans les nouveaux accélérateurs nommés « synchrotrons ». Il s’agit du rayonnement de particules chargées plongées dans un champ magnétique, se déplaçant à une vitesse très proche de celle de la lumière (on dit qu’elles sont  « relativistes »). On l’appelle naturellement  « rayonnement synchrotron ».  Le britannique Goeffrey Burbidge – il faut préciser son prénom car son épouse, Margaret, joua un rôle considérable dans l’étude des quasars et des galaxies actives – montre immédiatement que l’énergie totale stockée dans un tel système correspond à la transformation en énergie de 100 millions de masses solaires !

Figure 4 – La galaxie m87 prise au télescope Hubble. on distingue le jet provenant du noyau. (Nasa)

 

Le troisième événement fondateur se produit en 1963. Le 3ème catalogue de radio-sources de l’observatoire de Cambridge (en Angleterre) vient d’être publié, et la source numéro 273 (appelée 3C 273 donc) a la bonne idée de passer deux fois dernière la Lune en 1962 ; ce qui permet à un radioastronome australien nommé Hazard (ça ne s’invente pas !) de déterminer sa position avec exactitude. Pile à cette position se trouve une étoile bleue de 13ème magnitude. C’est faible, mais ce n’est pas un problème pour un jeune astronome néerlandais, Marteen Schmidt, qui travaille au Caltech (Pasadena, Californie) et peut utiliser le télescope Hale de 5 mètres du Mont Palomar. Il en prend le spectre et découvre un continu bleu sur lequel se superposent des raies inconnues brillantes et larges. Il comprend qu’il s’agit des raies de la série de Balmer de l’hydrogène, mais toutes décalées de 16% vers le rouge par rapport à leurs longueurs d’onde habituelles. D’autres radiosources sont rapidement identifiées, présentant également un décalage spectral vers le rouge (on utilise le terme anglais plus court de « redshift », ou la lettre z = (lobslémis)/ lémis, où lobset lémis sont les longueurs d’onde observée et émise). On les appelle bientôt  « quasars », terme contracté de « quasi stellar objects », indiquant qu’ils ressemblent à de simples étoiles sur les photographies [1] (voir sur la figure 5 la page de garde du Time consacré à M. Schmidt). Presque immédiatement, en 1965, l’américain Allan Sandage découvre une population bien plus importante de quasars ne rayonnant pas dans le domaine radio.

Figure 5 – L’annonce de la découverte des quasars par marteen schmidt fait la une du Time Magazine, vol. 87, no 10, 11 mars 1966.

 

Il est rapidement admis que les redshifts sont dus à l’expansion de l’Univers, et que ces objets se trouvent par conséquent à des distances de plusieurs milliards d’années-lumière. Certains sont également variables en quelques jours (c’est le cas de 3C 273 qui figure depuis cent ans dans le catalogue d’étoiles variables de Harvard), ce qui signifie qu’ils sont petits, puisqu’on les confond avec des étoiles. Et on en arrive à la conclusion inévitable : les quasars ont une puissance de 100 à 1000 galaxies dans un rayon de l’ordre du Système solaire ! [2]

Dès 1964, deux astrophysiciens, le Russe Zeldovich et l’Américain Salpeter, émettent l’hypothèse qu’il s’agit de trous noirs. À l’époque, ceux-ci ont la cote chez les physiciens. J’ai moi-même assisté en 1966 à des cours de relativité générale donnée par le jeune Kip Thorne (qui a reçu en 2019 le prix Nobel pour les ondes gravitationnelles), et ceux qui y étaient avec moi avaient du mal à retenir leur rire lorsque Thorne nous expliquait qu’un homme franchissant l’horizon d’un trou noir pouvait devenir infiniment long ou infiniment plat, et que le temps s’arrêtait pour un observateur extérieur (Fig. 6). Nous avions du mal  admettre que ces choses pouvaient avoir le moindre rapport avec les quasars ! Les astronomes et les physiciens n’étaient pas encore prêts à se parler comme ils le feront vingt ans plus tard…

 

Figure 6. Dessin de PEZ.

 

Par analogie avec les radiogalaxies qui contiennent également une énorme quantité d’énergie, on attribue à cette époque tout le rayonnement des quasars à du synchrotron, depuis le domaine radio jusqu’au domaine X – car on a commencé à observer dans ces bandes dès 1960 à l’aide de satellites artificiels, et on a découvert qu’ils sont de puissants émetteurs infrarouges, ultraviolets et même X. Et pendant quelque temps, on pense que les quasars sont le lieu d’énormes explosions générant des particules relativistes. Puisque les étoiles à neutrons, très compactes, existent, alors les trous noirs, qui correspondent à un état à peine plus petit et massif, pourraient exister aussi. D’autant que l’on découvre dans un couple stellaire une étoile compacte qui semble bien être un trou noir, Cygnus X1. Et du coup, puisqu’on se convainc que des trous noirs de la masse d’une étoile existent, et puisque leur masse n’a pas grande importance dans la controverse, on admet la possibilité de trous noirs bien plus massifs.

En 1973, deux astronomes soviétiques proposent dans un article devenu « viral » que les trous noirs stellaires sont alimentés par un « disque d’accrétion » (Fig. 7). Pourquoi un disque ? Parce que la matière qui s’approche d’un trou noir a une probabilité très faible d’y tomber directement, mais va tourner autour comme un satellite artificiel autour de la Terre. Grâce à une viscosité provoquée par la turbulence, elle spirale en perdant une grande partie de son énergie de mouvement sous forme de lumière et en se rapprochant lentement du trou noir. Lorsqu’elle atteint enfin son horizon, sa vitesse de rotation est pratiquement égale à celle de la lumière, et elle a perdu jusqu’à la moitié de son énergie  de masse (E=Mc2).

Figure 7 – Vue d’artiste d’un disque d’accrétion, avec un jet au centre. Wikipedia

 

On avait d’autre part dès 1964 fait le parallèle entre les galaxies de Seyfert et les quasars : petite taille, couleur bleue, mêmes raies spectrales (une fois pris en compte le redshift des quasars). On avait réalisé dès lors que les quasars sont simplement des noyaux de galaxies ayant subi dans le passé une phase très « active » ; et c’est à ce moment qu’on avait créé le terme « Noyaux Actifs de Galaxies », AGN en anglais, qui désigne à la fois les quasars et les noyaux des galaxies de Seyfert, puis plus tard également les radiogalaxies comme M 87. Les galaxies de Seyfert sont moins lumineuses que les quasars, mais comme elles sont plus proches, elles sont plus brillantes et accessibles à de plus petits télescopes. C’est à cette époque que j’ai décidé de travailler sur ce sujet et de les observer.

Et finalement en 1977, le britannique Martin Rees montre qu’inévitablement un noyau de galaxie qui contient un amas dense d’étoiles doit évoluer vers la formation d’un trou noir supermassif. En 1978, un jeune chercheur américain, Greg Schields, remarque que le rayonnement de 3C273 n’est pas synchrotron, mais bel et bien dû à ce disque d’accrétion qui va devenir désormais une composante fondamentale des AGN (Fig. 8). Et c’est à partir de ce moment seulement que le paradigme de l’accrétion sur un trou noir supermassif est accepté pour les AGN. Il n’a jamais été remis en cause depuis.

Figure 8 – Distribution de l’énergie du quasar 3C 273, avec deux représentations. Celle de gauche montre pourquoi on a pu confondre ce spectre avec du synchrotron en ν–1 (lire l’actualité p. 8, l’Astronomie n° 124). Crédit S. Collin-Zahn

 

Les trous noirs « dormants »

Comme le montrent leurs grands redshifts, les quasars sont des objets lointains, situés à des milliards d’années-lumière. Nous les voyons donc tels qu’ils étaient il y des milliards d’années. Que sont-ils devenus maintenant ? Le Britannique Lynden-Bell avait dès 1969 émis l’idée qu’ils se retrouvaient sous forme de quasars « morts » dans les noyaux des galaxies proches de nous, et même dans la nôtre, mais son idée avait fait long feu. Treize ans plus tard, le Polonais Soltan eut l’idée de déterminer la luminosité totale de tous les quasars observés, et il en déduisit, en supposant  que l’efficacité de transformation de la masse en énergie était en moyenne de 10% – ce qui est le cas pour les quasars – la masse totale accumulée sous forme de trous noirs. Cette masse étant très supérieure à celle des AGN proches, la conclusion inévitable était qu’elle devait se trouver dans les noyaux des galaxies ordinaires. Curieusement, les calculs qu’il avait effectués avec des hypothèses simplistes se sont avérés justes lorsque l’on a pu déterminer les masses des trous noirs supermassifs situés dans les noyaux des galaxies proches de nous ! On sait donc maintenant que les galaxies ordinaires contiennent un trou noir supermassif éteint, triste résidu d’un quasar qui brilla intensément pendant des dizaines de millions d’années.

Ne croyons cependant pas ce trou noir complètement mort. Quand les quasars s’éteignent, leurs trous noirs deviennent « dormants », mais ils sont susceptibles de se réactiver dès que de la matière s’en approche un peu trop près. Et c’est bien ce qui s’est produit pour le trou noir de notre Galaxie dont nous reparlerons plus loin : bien qu’extrêmement faible en ce moment, il a subi il y a quelques centaines d’années une augmentation de son rayonnement dans le domaine gamma, dont les nuages moléculaires environnants ont gardé la preuve. Il est probable que ce phénomène s’est produit et se reproduira à de nombreuses reprises. L’ogre est toujours là, tapi au centre de la galaxie, et il attend son heure…

 

Pourquoi les AGN différent-ils tant les uns des autres ?

Avant d’aborder ce problème, il faut préciser qu’un trou noir est un objet extrêmement simple, en fait le plus simple qui existe dans l’Univers : il ne dépend que de deux paramètres, sa masse et sa rotation  [3]. Or ce qui avait frappé les découvreurs des quasars et des radiogalaxies, c’est que des objets très différents (on pourrait mentionner les Blac ou lacertides, les blazars, les radiogalaxies, les objets violemment variables ou OVV…) présentent tous la propriété d’émettre une quantité de rayonnement non stellaire très supérieure à celle d’une galaxie « ordinaire ». Il est clair qu’ils tirent tous leur énergie d’un trou noir central. Donc, outre la masse et la rotation du trou noir, il existe des causes extérieures de différentiation.

 

Influence de l’inclinaison. 

Le plus évident, et c’est bien ce qui a été découvert d’abord, c’est que, puisque que le trou noir est nourri par l’intermédiaire d’un disque, l’inclinaison du disque sur la ligne de visée doit jouer un rôle majeur dans l’apparence des objets.

Prenons les noyaux des galaxies de Seyfert. Il en existe deux sortes : les Seyfert 2, dont les raies, relativement étroites, correspondent à quelques centaines de km/s de largeur, et les Seyfert 1, dont les raies, larges, correspondent à plusieurs milliers de km/s. Comme il est naturel, les raies larges proviennent d’une région située à quelques années-lumière du trou noir, tandis que les raies étroites proviennent d’une région située plus loin, à quelques centaines d’années-lumière [4]. En 1985, une étude polarimétrique de la Seyfert 2 NGC 1068 montre que c’est en fait une Seyfert 1 vue en quelque sorte « par la tranche », c’est-à-dire dans une direction proche du plan du disque d’accrétion qui cache la région des raies larges. On en déduit que au moins certaines Seyfert 2 sont des Seyfert 1.

Cette découverte a été la première dans la direction d’une unification des AGN. Elle a abouti quelques années plus tard au schéma suivant, toujours d’actualité (Fig. 9). On reconnait les régions de production des raies larges des Sefert 1, et des raies étroites des Seyfert 2, plus distantes du noyau. On voit que le disque d’accrétion est prolongé par ce que l’on nomme « le tore moléculaire », ou « tore absorbant » sur la figure 9, sorte de disque épais fait de poussières et de molécules. Il constitue la partie externe du disque d’accrétion et cache la partie centrale de l’objet. On ignore d’ailleurs le  mécanisme par lequel la matière transite depuis les régions plus extérieures du tore vers le disque lui-même. Sur ce schéma, nous voyons aussi que des objets comme les BLacs et les Blazars sont vus dans la direction d’un jet. On en comprendra plus tard la raison. On commence alors à représenter systématiquement les AGN avec un disque et un jet.

Figure 9 – Schéma unifié des AGN proposé en 1995 par Urry et Padovani

 

Influence de la masse et du taux d’accrétion

L’une des raisons évidentes de différentiation des trous noirs supermassifs, c’est qu’ils n’ont pas nécessairement la même masse ni la même luminosité. Précisons que désormais je dirai qu’un trou noir « rayonne » une certaine quantité d’énergie, alors qu’il est bien évident que ce n’est pas le trou noir qui rayonne, mais son environnement proche.

Parlons d’abord de la masse. Le principe de la détermination de la masse d’un objet massif quelconque consiste toujours à étudier le mouvement de la matière qui se trouve à proximité, sur laquelle il exerce une influence gravitationnelle dominante. S’il s’agit d’étoiles en orbite, on peut mesurer sa masse en appliquant les lois de Kepler-Newton (c’est ce qui a été fait pour le trou noir central de la Voie lactée). Dans le cas d’un ensemble d’étoiles animées de vitesses aléatoires autour du trou noir, sa masse est à peu près égale à la distance moyenne des étoiles divisée par le carré de la vitesse moyenne [5].

On ne mesure pas la masse d’un trou noir de la même façon s’il est actif ou dormant, ni s’il est proche ou lointain. Ainsi, pour une cinquantaine d’AGN relativement proches, les variations des raies spectrales larges [6] suivies pendant de nombreuses années ont fourni des masses assez précises (disons à un facteur deux près), qui, extrapolées aux autres AGN, ont donné les masses – moins précises – pour des milliers d’autres AGN. Pour les trous noirs dormants, on se sert de la dispersion de vitesse au centre du bulbe [7], là où la masse du trou noir est encore dominante. Naturellement, cette méthode ne peut être utilisée que pour des galaxies assez proches. Enfin, il faut mentionner deux objets exceptionnels où la masse du trou noir est mesurée avec une grande précision. Dans NGC 4258 (M106), on a pu observer les mouvements képlériens de sources à la surface du disque d’accrétion, et on en a déduit la masse du trou noir avec une grande précision (38 millions de masses solaires). Quant au centre de la Voie lactée, une campagne d’observation de vingt ans combinant les mesures de mouvements propres et de vitesses radiales a permis de déterminer la masse d’un objet invisible situé à la position d’une faible radio source, Sagittarius A* (Sgr A*). Il s’agit d’un trou noir de 4,15 millions de masses solaires, une bien petite masse au regard de ceux d’autres galaxies (Fig.10) [8]. Ce trou noir est entouré d’étoiles parcourant des orbites képlériennes. Certaines s’en approchent avec des vitesses de plusieurs milliers de kilomètre par seconde. On a découvert récemment qu’il possède un minuscule disque d’accrétion de moins de 1000 UA de rayon, et qu’il subit de violents sursauts d’activité qui se produisent probablement tout près de son horizon (voir l’Astronomie 130 et / ou, 131, 133, 135).

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Figure 10 – orbites de quelques étoiles autour de sgr A*. Le trou noir est le point noir. (LESIA – Obs. de Paris)

 

La découverte la plus inattendue concernant les trous noirs supermassifs, qu’ils soient actifs ou dormants, est la relation qu’ils entretiennent avec le bulbe de la galaxie au centre de laquelle ils se cachent : le trou noir a une masse voisine du millième de celle du bulbe (Fig. 11). Un trou noir, dont le rayon est de l’ordre du millième d’année-lumière, est donc relié fortement au bulbe, dont la dimension est dix à cent millions de fois plus grande ! En fait, aussi étrange que cela paraisse, c’est le trou noir qui a une influence déterminante sur son hôte, par l’intermédiaire des vents et des jets puissants qu’il génère et qui ont pour effet de chauffer et de chasser le gaz, interdisant toute croissance ultérieure de la galaxie. On a l’habitude d’appeler cette rétroaction le « feedback ». Mais il y a une autre cause possible à la relation trou noir/bulbe. En effet, les trous noirs grossissent lors des fusions de galaxies, et les simulations numériques montrent que les fusions ont pour effet de créer des galaxies elliptiques, ou de façon générale des galaxies à gros bulbe. Bref, comme toujours en astrophysique, il est probable que les choses soient complexes et que les deux phénomènes jouent un rôle tour à tour.

FIgure 11 – La relation entre la masse du trou noir et la masse du bulbe. (S. Collin-Zahn)

 

Pourtant, ce n’est pas la masse, mais la luminosité du trou noir qui détermine les propriétés des AGN. Intuitivement, on penserait que la luminosité est tout simplement proportionnelle à la quantité de gaz avalée par le trou noir par unité de temps – le taux d’accrétion.  Et c’est effectivement ce qui se passe tant que ce taux n’est ni trop grand ni trop petit. La région centrale du disque d’accrétion est alors portée à une température de quelques dizaines de milliers de degrés et il rayonne avec une grande efficacité dans le domaine ultraviolet. C’est le cas des quasars et des galaxies de Seyfert. Mais lorsque le taux d’accrétion est très grand, le disque est si épais que la lumière ne peut pas s’en échapper comme piégée dans cette matière, et qu’elle est engloutie avec elle dans le trou noir. Ces cas sont rares et ne se produisent que lorsque le trou noir est encore peu massif et enrobé d’une épaisse gaine de gaz. À l’inverse, lorsque le taux d’accrétion est trop petit, le disque devient presque transparent, il chauffe et gonfle, les vitesses deviennent aléatoires au point que les particules tombent radialement dans le trou noir sans avoir le temps de rayonner. C’est le cas le plus fréquent des trous noirs dormants, dont fait partie Sagittarius A*.

En fait, ce n’est pas réellement le taux d’accrétion qui est trop grand ou trop petit, mais ce taux ramené à la masse du trou noir.  Car pour une masse donnée, un trou noir ne peut rayonner au delà d’une limite appelée « limite d’Eddington [9], qui est proportionnelle à sa masse. Et la quantité qui paraît finalement la plus importante pour façonner les AGN, c’est la luminosité rapportée à la limite d’Eddington.

 

Les jets

Nous avons mentionné à plusieurs reprises le « jet ». Il est omniprésent dans les radiogalaxies où il domine souvent sur le rayonnement provenant du disque d’accrétion. Par contre, il est quasiment inexistant dans les galaxies de Seyfert et les quasars non radio. Constitué de particules se déplaçant aléatoirement avec des vitesses relativistes, il se déplace également dans son ensemble avec des vitesses proches de celle de la lumière, et il peut se propager très loin du trou noir qui lui a donné naissance.

Or il existe un phénomène que l’on nomme l’aberration relativiste qui se traduit par le fait que la lumière provenant d’une source lumineuse se déplaçant très rapidement est concentrée dans la direction du déplacement. Cet effet est comparable (mais plus accentué) à ce que nous ressentons lorsque nous nous déplaçons en vélo ou en voiture dans une pluie verticale qui nous paraît venir de l’avant. La conséquence est que la lumière est amplifiée pour un observateur regardant la source dans une direction proche du jet (tout comme à vélo sous la pluie, nous sommes plus mouillés devant que dans le dos). C’est ce qui explique que dans certains AGN radio, le rayonnement du jet domine totalement le spectre de l’ensemble de la galaxie. Ce sont les blazars et les Blac, qui sont supposés être vus dans une direction proche du jet (voir le schéma unifié, Fig. 9). L’effet est parfois tellement important qu’on ne voit le jet que dans une seule direction, comme c’est le cas pour M87 et pour Cygnus A montrés sur les figures 3 et 4).

Une conséquence extrême de cet effet est que la lumière produite par le disque d’accrétion est tellement déviée qu’elle finit par parvenir depuis l’arrière du trou noir. Cet effet a été mis en évidence pour la première fois par deux Français travaillant à l’observatoire de Paris-Meudon, Jean-Pierre Luminet en 1983 pour un trou noir sans rotation, et Jean-Alain Marck en 1991 pour un trou noir en rotation (voir Fig. 12). On constate la similitude avec l’image du trou noir de M87 (Fig. 1).

Figure 12 – Simulation de disques d’accrétion : à gauche, pour un trou noir sans rotation, par Jean-Pierre Luminet, en 1983 ; à droite, pour un trou noir en rotation maximum, Jean-Alain Marck, 1991. (Observatoire de Paris-PSL)

 

Bien qu’ils fascinent depuis qu’on les observe en détail, les jets posent encore aux astrophysiciens bien des questions  non résolues : comment expliquer qu’ils restent « collimatés » (c’est à  dire très fins) en se  propageant jusqu’à des millions d’années-lumière de leur galaxie ?  Comment expliquer qu’ils émettent des photons dépassant les mille Giga électrons-volt ?  Et surtout, dernière énigme, comment expliquer que les radiogalaxies qui émettent ces jets soient systématiquement des galaxies elliptiques ? La réponse à cette question pourrait bien venir d’un autre paramètre que nous avons négligé, la rotation du trou noir, ou son « spin ».

Le spin 

Jusqu’à maintenant, parmi les deux paramètres intrinsèques des trous noirs, nous n’avons mentionné que l’influence de la masse. Nous avons vu qu’elle n’est pas fondamentale : des petits trous noirs (stellaires, même) peuvent avoir presque les mêmes propriétés que les trous noirs les plus massifs. Le deuxième paramètre intrinsèque est la rotation, ou « spin ». Il joue un rôle important à plusieurs titres.

Un trou noir est caractérisé par ce que l’on nomme la dernière orbite circulaire stable, (ISCO en anglais pour « Innermost stable circular orbit ») : c’est l’orbite en deçà de laquelle la matière finit inéluctablement par tomber radialement sur le trou noir sans avoir le temps de perdre de l’énergie. Le rayon de l’ISCO est plus petit pour un trou noir avec rotation (jusqu’à 1,2 rayon gravitationnel [10] pour une rotation maximale) que pour un trou noir sans rotation (6 rayons gravitationnels). Pour en donner une explication simpliste, disons que la matière autour d’un trou noir avec rotation est entrainée dans sa rotation, et peut ainsi se rapprocher du trou noir en continuant à tourner.  Ce qui explique que jusqu’à 40% de l’énergie de masse peut être rayonnée pour un trou noir en rotation, contre seulement 6% pour un trou noir sans rotation. C’est une première conséquence du spin.

Par ailleurs, le gaz pouvant se rapprocher au plus près du trou noir s’il est en rotation va émettre des raies spectrales qui subissent le rougissement gravitationnel. Ainsi dans certains AGN, les raies du Fer dans le domaine des rayons X qui sont émises tout près du trou noir sont fortement déformées : elles présentent une aile rouge très étendue (Fig. 13). Cet effet permet d’affirmer que certains trous noirs sont en forte rotation.

Figure 13 – enregistrement d’une raie du fer dans le domaine X. L’extension de l’aile rouge montre que le gaz émissif est très proche du trou noir et signifie que celui-ci est en rotation rapide. (SMM-Newton, ESA)

 

La question qu’on se pose alors est : pourquoi certains trous noirs ont-ils un spin, et d’autres n’en ont-ils pas ?

Il existe un processus, appelé Blandford–Znajek du nom de ses deux inventeurs en 1977, disant qu’il est possible d’extraire l’énergie d’un trou noir en rotation par l’intermédiaire du champ magnétique du disque. Des jets puissants pourraient être générés par ce mécanisme près de l’axe du disque d’accrétion. Or cette question rejoint celle de la prédominance de galaxies elliptiques parmi les radiogalaxies. Nous avons mentionné en effet que lorsque deux galaxies spirales se rencontrent et fusionnent, le produit est une galaxie elliptique. Les trous noirs des galaxies se rapprochent alors l’un de l’autre, et forment des trous noirs binaires (Fig. 14). Il est fort probable qu’après avoir  tourné pendant quelque temps (disons dix millions d’années) l’un autour de l’autre, ils finissent par fusionner à leur tour, en donnant un trou noir supermassif ayant une forte rotation, comme c’est le cas pour les fusions de trous binaires de masses stellaires observées grâce à leurs ondes gravitationnelles [11]. Au cours du temps, la rotation se ralentira, et le jet disparaitra. Nous retrouvons ici la radiogalaxie Cygnus A mentionnée au début de cet article, dont nous avons vu qu’elle est constituée de deux galaxies en train de fusionner. De même la radiogalaxie M87 au centre de l’amas Virgo, a certainement « cannibalisé » plusieurs autres galaxies de l’amas, devenant elle aussi une galaxie elliptique possédant un jet très énergétique.

 

FIgure 14 – nGC 6240, deux galaxies en train de fusionner, observées en rayons X par le télescope Chandra. on distingue les deux noyaux actifs, distants de 800 parsecs. (Nasa)

 

L’environnement

On a vu l’influence de la direction d’observation par rapport à l’axe du disque d’accrétion. Celui-ci peut changer fréquemment de direction en fonction de la matière qui parvient au centre d’une galaxie. C’est donc bien un effet environnemental. Un autre se manifeste dans la forme des sources dans les AGN radio.  Elles sont constitués de deux jets symétriques naissant dans le noyau (on ne voit parfois que l’un d’entre eux à cause de l’aberration relativiste), qui s’étendent loin dans l’espace intergalactique. En 1974, Fanaroff et Riley les avaient séparés en deux catégories : les radiogalaxies FRII et les radiogalaxies FRI (voir la figure 3 montrant Cygnus A comme exemple de FRII, et la figure 15 comme exemple de FRI). Les FRII se terminent par des bords brillants – appelés « taches chaudes » ou « hot spots » – tandis que dans les FRI, la luminosité diminue lorsque la distance au centre augmente. La différence entre les deux types est probablement due à la quantité de gaz interstellaire présent dans la galaxie et dans le milieu intergalactique entourant la galaxie.

Figure 15 – Carte radio de la radiogalaxie 3C 449 de type Fr i.

 

Perspective

Il y aurait évidemment encore beaucoup à dire sur les trous noirs supermassifs. Un paradoxe sur lequel il a été peu insisté doit cependant être souligné : les trous noirs jouent le rôle d’absorbeurs de matière autant que d’éjecteurs  par leurs jets ou par leurs vents. De ces derniers il a été peu question, car ils se produisent relativement loin du trou noir. Ils ont diverses causes, comme la pression du rayonnement ou l’évaporation due à la température élevée qu’atteint le gaz en se rapprochant du trou noir. Ils empêchent une partie importante de la matière de parvenir jusqu’au trou noir. Ils peuvent être dévastateurs pour l’environnement galactique et jouer un rôle important dans la relation entre les trous noirs et les galaxies. L’avenir nous en dira certainement beaucoup sur ce sujet encore assez nouveau.

 

Suzy COLLIN-ZAHN | Observatoire de Paris

 

Notes

[1] Une autre de ces radiosources, 3C48, avait été identifiée dès 1960 à une faible étoile bleue, mais on n’avait pas réussi à interpréter les raies de son spectre, et pour cause : elles étaient décalées de 37% par rapport à leurs longueurs d’onde habituelles.

[2] Je passe sous silence une discussion qu’on a appelée « la controverse du redshift » avec les partisans d’un redshift dû à une loi physique inconnue. Elle a débuté en 1965 et ne s’est apaisée – pas complètement – qu’en 1978 après une confrontation violente dans un congrès – à laquelle j’ai assisté.

[3] En fait , il dépend également d’un troisième paramètre, la charge, mais on il est admis que celle-ci est nulle, car la matière qui pénètre dans un trou noir n’est pas chargée.

[4] J’ai contribué moi-même dans ma thèse en 1968 à établir ce modèle.

[5] Cette relation suppose que l’ensemble des étoiles a atteint un état d’équilibre.

[6] J’ai annoncé la première en 1968 que les raies spectrales larges devaient varier en quelques années. Mais c’est en 1982 seulement que la méthode de détermination des masses a été formalisée et que des observations intensives ont commencé.

[7] Le bulbe est cette région brillante centrale sphéroïdale, importante dans les galaxies spirales des premiers types, et à laquelle se réduisent complètement les galaxies elliptiques

[8] Notons que des chercheurs français ont participé activement à la mise au point de l’optique adaptative nécessaire aux observations.

[9] Cette limite, découverte par le célèbre astronome britannique Arthur Eddington, correspond à l’égalité entre la force du rayonnement qui repousse la matière et la force gravitationnelle du trou noir qui l’attire.

[10] Le rayon gravitationnel est égal à GM/c2, où G est la constante de la gravitation et c la vitesse de la lumière. Il est de 1,5 km pour un astre ayant la masse du Soleil. On voit qu’il est proportionnel à la masse, ce qui explique que la densité moyenne des trous noirs supermassifs soit relativement faible, contrairement à ce que l’on pense souvent.

[11] Ces fusions pourront être observées par l’instrument spatial LISA lorsqu’il sera mis en service… dans une vingtaine d’années!

 

Glossaire

Quasar : galaxie rendue extrêmement lumineuse à cause de la présence en son centre d’un trou noir supermassif très actif, car disposant de beaucoup de gaz à avaler.

Seyfert (galaxies de) : Galaxies découvertes par Carl Seyfert, ayant un noyau bleu très brillant d’aspect stellaire dont le spectre présente des raies en émission intenses et larges.

AGN : « Active Galactic Nuclei » en anglais, expression utilisée pour désigner les galaxies dont le trou noir central est alimenté par de la matière y tombant en quantités importantes. Les quasars, les galaxies de Seyfert et les radio galaxies sont des AGN.

BLac (ou lacertides) : radiogalaxies dont la direction d’observation est proche du jet, ce qui a pour effet d’amplifier le rayonnement qu’il émet.

Blazar : quasars radio (plus lumineux que les radiogalaxies) dont la direction d’observation est proche du jet, ce qui a pour effet d’amplifier le rayonnement qu’il émet.

radiogalaxies : galaxies dont le rayonnement radio est beaucoup plus intense que le rayonnement visible.

OVV : objets  présentant des variations optiques violents et rapides.

 

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