LE MAGAZINE DES SCIENCES DE L’UNIVERS EN AFRIQUE

Chaque galaxie possède un trou noir supermassif en son centre, de masse proportionnelle à la masse de son bulbe. Ce sont les galaxies elliptiques, presque toutes en bulbe, qui possèdent les trous noirs les plus massifs, jusqu’à 10 milliards de masses solaires. Par contre, les spirales, aux bulbes plus petits, comme la Voie lactée, abritent des trous noirs plus modestes de 4 millions de masses solaires. Lorsque le trou noir central avale de la matière, provenant du gaz environnant, le noyau de la galaxie devient un noyau actif ou AGN.

 

Fig. 1. La galaxie spirale barrée NGC 1433 est une galaxie de Seyfert de type 2. Elle est vue ici sur une image HST dans les longueurs d’onde visibles, montrant le centre de la barre (plus jaune) avec les traînées de poussière sombres entourant l’anneau de résonance de Lindblad, où le gaz forme des étoiles jeunes, qui donnent la couleur bleue à l’anneau. La région centrale est agrandie en haut à droite, et l’image HST est en bleu, avec l’image du gaz moléculaire avec ALMA en orange. Le gaz moléculaire révèle un deuxième anneau résonnant à l’intérieur du premier. (D’après Combes et al, 2013)

 

Les manifestations de cette activité représentent parfois une énorme énergie, lorsque le trou noir central est massif et bien nourri : c’est le phénomène de quasar, où le noyau quasi ponctuel (quasi-star) peut rayonner mille fois plus que la totalité des 200 milliards d’étoiles que contient sa galaxie. Mais le phénomène de quasar est rare, et les AGN qui nous entourent sont en général moins massifs et moins nourris. Ce sont essentiellement des galaxies de Seyfert, dont l’activité du noyau n’empêche pas de voir les étoiles : sa luminosité est comparable ou inférieure à celle de sa galaxie hôte.

Pour une masse de trou noir donnée, il existe une luminosité maximum que ne peut dépasser le noyau actif, quelle que soit la nourriture disponible dans son environnement immédiat : la luminosité d’Eddington. Lorsque le trou noir essaie d’avaler trop de matière, le rayonnement résultant est si intense que la pression de radiation compense et dépasse la gravité, et le gaz est éjecté au lieu d’alimenter le trou noir (voir l’éclairage du numéro 139 de juin 2020). Dès que la luminosité du noyau actif dépasse un centième de cette limite, un vent de matière est éjecté, c’est le phénomène de rétroaction du noyau actif ; le gaz qui aurait dû alimenter le noyau reflue violemment vers l’extérieur,entraînant du gaz moléculaire du disque de la galaxie et empêchant une partie de la formation d’étoiles.

Pour mieux appréhender ces phénomènes, et comprendre comment le trou noir est alimenté, nous avons observé, ces dernières années, une dizaine de galaxies de Seyfert proches avec l’interféromètre ALMA (Atacama Large Millimeter Array). Le réseau comprend 54 antennes de 12 m de diamètre, et la distance maximale entre les antennes atteint 16 km, ce qui permet une résolution spatiale remarquable, jusqu’à 0,010 seconde d’arc (10 mas), soit dix fois mieux que le télescope spatial Hubble (HST) en lumière visible. Dans les longueurs d’onde millimétriques, et même submillimétriques, nous observons les raies de rotation de la molécule CO, la plus abondante après l’hydrogène moléculaire H2 (qui, elle, ne rayonne pas dans ce domaine).

C’est la première fois que l’on peut observer le gaz moléculaire si près du trou noir des noyaux actifs, avec une résolution de quelques années-lumière, qui permet d’entrer dans la sphère d’influence gravitationnelle du trou noir, dont le rayon est typiquement de 10 pc (soit 30 années-lumière). Nous avons pu enfin étudier la dynamique du gaz dans ces régions très proches du centre, et tenter d’élucider la question principale de l’alimentation des trous noirs : comment le gaz qui, en arrivant tout près du noyau, est animé d’une grande rotation peut-il perdre son moment cinétique de rotation et tomber si vite sur le trou noir ?

Une des premières galaxies de Seyfert observées fut la galaxie spirale barrée NGC 1433 (fig. 1). La barre est une perturbation dans le disque de la galaxie qui crée des couples de torsion et permet d’apporter le gaz vers le centre. Mais souvent, il s’arrête à la résonance de Lindblad, pour former un anneau. Le gaz accumulé forme beaucoup d’étoiles, et l’anneau est très brillant, comme le montre l’image HST. La distribution de gaz moléculaire fut une surprise :iln’estpasseulementcondensé dans l’anneau résonnant, mais il s’accumule dans un deuxième anneau plus interne au premier et ne se dirige pas vers le centre. Nos calculs ont pu montrer qu’il existait une deuxième résonance de Lindblad plus près du centre, qui retenait le gaz et l’empêchait de tomber vers le trou noir. L’alimentation du trou noir est intermittente et doit attendre que les couples de torsion aient le bon signe pour faire tomber le gaz. Le changement de signe intervient lorsque la distribution de matière est assez concentrée, et le flot de gaz vers l’anneau contribue à cette concentration.

Dans la galaxie barrée NGC 1566 (fig. 2), cette concentration s’est déjà produite, et nous avons eu la surprise de voir que le gaz moléculaire se distribuait dans une structure spirale nucléaire, avec le même sens d’enroulement que la spirale externe. Cette structure spirale nucléaire n’avait pas été soupçonnée auparavant par manque de résolution spatiale.

 

Fig. 2 : La galaxie spirale barrée NGC 1566 est une galaxie de Seyfert de type 1. L’image optique à gauche montre le champ de vue d’ALMA (carré rouge) de 18 secondes d’arc de côté (à la longueur d’inde de 0,86mm de la raie CO(3-2)). L’agrandissement à gauche révèle la carte du gaz moléculaire en CO(3-2), et la spirale nucléaire, qui s’enroule dans le même sens que la spirale du disque à grande-échelle. D’après Combes et al (2014).

 

Sans l’influence du trou noir, les modèles dynamiques prévoient une spirale en sens inverse, ce qui change le signe des couples de torsion dus à la barre. Mais grâce à la concentration de matière, le gaz se condense dans la zone sous influence gravitationnelle du trou noir. La fréquence de rotation du gaz en est considérablement augmentée, car le trou noir impose un potentiel de Kepler. En quelque sorte, dès que le gaz entre dans la sphère d’influence du trou noir, il perd rapidement son moment cinétique de rotation, sous l’influence combinée de la barre et de la spirale nucléaires. Une fois calculé le couple de torsion à partir des observations, nous avons pu quantifier que le gaz allait tomber au centre en deux rotations, soit en 6 millions d’années.

Cette configuration se retrouve dans environ le tiers des galaxies observées, avec des échelles un peu différentes. La figure 3 montre le cas de NGC 1808, une galaxie spirale barrée à flambée de formation stellaire, au centre de laquelle se trouve un anneau formant beaucoup d’étoiles. Là encore, le gaz moléculaire révèle une spirale nucléaire à deux bras, de taille un peu supérieure, sur laquelle la barre va exercer des couples de torsion

qui vont amener le gaz au centre en 60 millions d’années. Le gaz moléculaire est assez dense dans ces régions (au moins 10 millions de particules par cm3) pour que l’émission de la raie de rotation J=4–3 des traceurs de densité HCN et HCO+ puisse être détectée (fig. 3).

 

Fig. 3 : La galaxie spirale barrée NGC 1808 est une galaxie à flambée de formation d’étoiles. L’image optique à droite montre un centre très brillant, qui abrite aussi un noyau actif. A l’intérieur de l’anneau résonnant de Lindblad, se trouve une spirale nucléaire très contrastée, à la fois dans la raie de CO(3-2), mais aussi HCN(4-3) et HCO+(4-3). Cette configuration permet de calculer à quelle vitesse le gaz va tomber sur le trou noir. D’après Audibert et al (2020).

 

Les galaxies de Seyfert et plus généralement tous les AGN nous apparaissent sous deux grandes catégories, appelées type 1 et 2. Les AGN de type 1 possèdent des raies très larges, typiquement 20000 km/s, émises par le gaz dans le disque d’accrétion en rotation autour du trou noir. Dans les AGN de type 2, ces raies très larges sont absentes, et n’apparaissent que des raies plus étroites, provenant du gaz plus éloigné du trou noir. Ces deux catégories sont soupçonnées de provenir des mêmes types de noyaux actifs, qui nous apparaissent différemment uniquement par des effets de projection. L’absence de raies larges ne serait pas intrinsèque, mais due à l’obscuration du disque d’accrétion par de la poussière. Dans ce modèle d’unification des AGN, proposé il y a plus de 25 ans, il existe un tore de poussière, assez épais pour absorber la lumière du disque d’accrétion, pour un grand nombre de lignes de visée. Il s’agit d’un tore (comme un donut ou beignet), car au centre, près du trou noir, la poussière est sublimée par les hautes températures. Ce n’est que très récemment que l’on a pu commencer à tester l’existence du tore de poussière. Grâce à la haute résolution spatiale obtenue en infrarouge moyen avec l’interféromètre du VLT (Very Large Telescope de l’ESO), on s’est aperçu que, très fréquemment, la poussière n’était pas alignée comme un tore autour du disque d’accrétion, mais au contraire était disposée de façon perpendiculaire, et semblait emportée avec le reflux de gaz, éjecté par la rétroaction de l’AGN. Ce résultat semble ébranler le paradigme du tore de poussière, mais qu’en est-il du gaz moléculaire au voisinage du trou noir ?

Nos observations ALMA ont permis d’apporter des réponses à cette question. Dans près de 90 % des cas, nous avons découvert au voisinage du trou noir, dans un rayon de l’ordre de 30 années-lumière, un disque de gaz moléculaire, découplé du reste du disque de la galaxie. Nous appelons ce disque circum-nucléaire le tore moléculaire. C’est un disque mince, mais qui doit lui aussi comporter une déficience de molécules au centre, étant donné le rayonnement intense de l’AGN qui doit photodissocier les molécules. Le tore moléculaire est découplé du reste du disque, n’ayant pas la même orientation ni la même cinématique. Lorsqu’il existe une spirale nucléaire, le tore moléculaire se situe à l’intérieur de la spirale. Un exemple est donné sur la figure 4, pour la galaxie spirale barrée NGC 613.

 

Fig. 4 : La galaxie spirale barrée NGC 613, dont l’image en bas est obtenue avec le VLT de l’ESO, est une galaxie de Seyfert. Le centre a été cartographié en CO(3-2) avec ALMA et l’image en haut à gauche montre les 10 secondes d’arc centrales. Le gaz moléculaire s’accumule dans l’anneau résonnant de Lindblad, puis à l’intérieur se trouve une spirale nucléaire. Le panneau du milieu montre la carte des vitesses du gaz, à la même échelle (rouge vitesses de récession positives, bleu vitesses d’approche). Le panneau de droite est un agrandissement d’un facteur 10 (champ d’une seconde d’arc). Les contours montrent la spirale de gaz moléculaire, et au centre les couleurs représentent l’intensité du continuum (poussière et noyau actif). La figure en haut à droite révèle le gaz dense en HCO+(4-3) : il est disposé en un tore moléculaire, de même taille que le continuum, à l’intérieur de la spirale nucléaire. Le cadre du haut montre le champ de vitesses correspondant : l’orientation du gradient de vitesse est différente de celle du gradient de vitesse à plus grande échelle. Le tore moléculaire est découplé du reste du disque. D’après Combes et al (2019).

 

Finalement, le tore moléculaire peut en partie rendre compte de l’obscuration nécessaire au modèle d’unification des AGN. Mais une grande partie aussi n’est pas due à un tore de poussière, comme imaginé précédemment, mais à un cône creux de grande étendue, puisque dans une direction polaire, perpendiculaire au disque d’accrétion et au tore moléculaire. Le besoin d’obscuration pour une grande fraction des lignes de visée est ainsi satisfait. La figure 5 donne schématiquement les grandes lignes de la nouvelle vision que nous avons aujourd’hui de l’environnement des trous noirs. Même si les AGN de type 1 et 2 ne sont pas tout à fait identiques, le paradigme d’unification basé sur les effets de projection et d’obscuration rencontre des succès.

 

Fig. 5 : Vue schématique des régions circum-nucléaires autour d’un trou noir super massif. Au centre en bleu, est représenté le disque d’accrétion, en rotation autour du trou noir. Sa taille est inférieure typiquement à une année-lumière. En rose est représenté le rayon de sublimation de la poussière ; c’est là que commence l’écoulement polaire à la fois de la poussière et du gaz, formant un cône creux, autour du vent produit par la pression de radiation de l’AGN. À l’échelle de 30 années-lumière, le tore moléculaire, découplé et non-aligné avec le disque de la galaxie à l’échelle de plusieurs milliers d’al. On y trouve parfois des masers de la molécule d’eau. D’après Hönig (2019).

 

La grande majorité des galaxies de Seyfert observée par ALMA possède un tore moléculaire découplé du disque hôte, avec une orientation aléatoire. Le tore est en rotation dans une structure en disque très mince. Il est naturel de trouver ces orientations aléatoires, pour du gaz qui provient de régions où le disque galactique est bien plus épais, et où la formation d’étoiles et les épisodes de supernovae peuvent éjecter du gaz au-dessus du plan. Les durées de vie des tores sont de l’ordre de la dizaine ou centaine de milliers d’années, leur gaz alimentant le trou noir de manière intermittente. L’orientation du moment cinétique du gaz, étant aléatoire, l’accrétion de gaz ne pourra faire croître le spin du trou noir que d’une manière lente. Il a été possible dans certaines conditions de mesurer le spin du trou noir ; certaines valeurs sont assez élevées et pourraient provenir de la fusion de galaxies, conduisant à la fusion de leurs trous noirs centraux

 

Françoise Combes, Collège de France, Observatoire de Paris

 

Références :

Audibert, A., Combes, F., Garcia-Burillo, S.  et al. : 2020, A&A sub

Combes, F., García-Burillo, S., Casasola, V. et al. : 2013, A&A 558, A124

Combes, F., García-Burillo, S., Casasola, V. et al. : 2014, A&A 565, A97

Combes, F., García-Burillo, S., Audibert, A. et al. : 2019, A&A 623, A79

Hönig, S. : 2019, ApJ  884, 171

Instagram
YouTube
YouTube
Follow by Email