LE MAGAZINE DES SCIENCES DE L’UNIVERS EN AFRIQUE
Accord historique entre le Sénégal et la Chine pour la participation à la station lunaire internationale 

Accord historique entre le Sénégal et la Chine pour la participation à la station lunaire internationale 

Le Sénégal s’affirme comme un acteur prometteur du secteur spatial en Afrique avec la signature d’un accord majeur entre l’Agence Sénégalaise d’Études Spatiales (ASES) et la China National Space Administration (CNSA). Cet accord, annoncé en septembre 2024 lors du Forum Tiandu sur l’exploration lunaire à Anhui, Chine, propulse le Sénégal au rang des pays participant à l’International Lunar Research Station (ILRS), un projet d’envergure visant à établir une station de recherche sur la Lune d’ici 2035. 

Signature de l’accord entre ASES et CNSA

Une alliance stratégique pour le Sénégal 

En s’associant à la CNSA, le Sénégal fait un pas décisif vers l’exploration spatiale. Le pays s’engage ainsi à contribuer aux recherches lunaires aux côtés de grandes nations spatiales. L’ASES, dirigée par Maram KAIRE, s’impose comme un moteur de cette ambition. L’accord permettra au Sénégal de bénéficier d’un transfert technologique significatif, en particulier dans les domaines des sciences spatiales, de l’exploration robotique, et de l’exploitation des ressources lunaires. 

Cette coopération offre des opportunités uniques de formation pour les scientifiques et ingénieurs sénégalais, qui pourront participer à des missions lunaires, contribuer aux études sur l’utilisation durable des ressources de la Lune, et acquérir une expertise avancée en matière de technologies spatiales. Pour le Sénégal, il s’agit d’une opportunité de renforcer son écosystème tout en s’intégrant aux efforts internationaux en matière d’exploration lunaire. 

Réunion bilatérale entre l’ASES et CNSA lors du Forum Tiandu

 

Le levier de l’innovation et du développement durable 

L’exploration lunaire pourrait ouvrir la voie à de nouvelles industries, favoriser l’innovation dans les domaines des énergies renouvelables et la gestion des ressources naturelles, la fabrication de matériaux avancés et des technologies de pointe.  

Il s’agit également d’une source potentielle de retombées économiques importantes tout en inspirant la prochaine génération d’ingénieurs et de scientifiques. 

 

Représentants des délégations membres de ILRS

 

La coopération avec la Chine souligne aussi la volonté du Sénégal d’utiliser l’espace comme levier pour le développement durable. L’exploration lunaire pourrait être une réponse à certains des défis mondiaux actuels, notamment en matière de gestion des ressources, de surveillance environnementale et de recherche scientifique appliquée. Cette ambition fait écho à la vision du Sénégal de faire de l’espace un levier de développement durable, avec des retombées économiques, sociales, et environnementales 

La participation du Sénégal à ce projet lunaire international démontre une fois de plus son engagement en faveur des sciences, de la recherche et de la coopération internationale.   

 

Rosso K. DIENG – Agence Sénégalaise d’Etudes Spatiales (ASES)

 

Les astéroïdes primitifs analysés en laboratoire

Les astéroïdes primitifs analysés en laboratoire

Les récentes missions de retour d’échantillons d’astéroïdes primitifs représentent une étape importante dans notre compréhension des mystères de la formation du Système solaire et de son évolution. Dans les années 2010, les missions OSIRIS-REx de la Nasa et Hayabusa2 de la Jaxa se sont embarquées dans un voyage à destination de deux astéroïdes : Bennu et Ryugu (fig. 1a et 1b). Les missions ont récemment rapporté sur Terre des grains et des poussières qu’elles ont collectés à la surface des deux astéroïdes. Les analyses de ces précieux échantillons en laboratoire devraient nous en apprendre beaucoup sur les processus qui ont façonné notre Système solaire depuis 4,57 milliards d’années.

 

Ryugu et Bennu sont qualifiés d’astéroïdes primitifs, car ils ont relativement peu chauffé depuis la formation et ont préservé de précieuses informations sur le Système solaire primitif. D’après les modèles de formation, on pense que les matériaux composant les astéroïdes primitifs, les comètes, ainsi que les objets transneptuniens se sont formés loin dans le disque. Dans ces régions lointaines, la température était faible et ces matériaux contenaient donc probablement un mélange de minéraux, de glaces et de matières organiques. En étudiant la composition et la structure des petits corps primitifs, les scientifiques espèrent reconstituer les différentes étapes de la formation des planètes : l’accrétion des premiers planétésimaux, les processus hydrothermaux qui ont modifié leur composition et leur structure, ainsi que leur évolution dynamique. Un autre objectif clé de cette analyse est de connaître le rôle des petits corps primitifs dans l’apport d’eau et de matière organique dans le Système solaire interne, notamment sur Terre. Les scientifiques cherchent à comprendre l’origine des éléments volatils qui les composent et leur diversité finale.

L’avantage de pouvoir analyser des fragments de ces objets sur Terre est que les instruments des laboratoires sont beaucoup plus diversifiés que ceux des télescopes ou embarqués à bord des sondes spatiales. Cet arsenal d’instruments en laboratoire permet donc de caractériser avec un meilleur niveau de détail la composition chimique, minéralogique et isotopique, ainsi que la microstructure des astéroïdes primitifs. Avant les années 2020, les seuls échantillons analogues aux astéroïdes primitifs que nous pouvions analyser en laboratoire étaient les chondrites carbonées, une classe de météorites supposée provenir de ces objets étant donné leur forte teneur en phases volatiles (eau et matière organique) par rapport aux autres météorites. Cependant, on ne possède que peu de chondrites carbonées dans nos collections, notamment parce qu’il s’agit d’objets très fragiles : la plupart des météorites primitives sont probablement détruites lors de leur entrée dans l’atmosphère et ne parviennent pas jusqu’à la surface. De plus, les chondrites carbonées peuvent être contaminées par l’atmosphère terrestre pendant leur séjour sur Terre. Leur composition se retrouve légèrement modifiée par rapport à celle de leurs corps parents astéroïdaux. C’est donc pour mieux comprendre la composition des astéroïdes primitifs que furent lancées dans les années 2010 deux missions de retour d’échantillons à destination de ces petits corps particulièrement intéressants.

 

1. À gauche, Bennu photographié par l’instrument OCAMS (PolyCam) à bord de la sonde OSIRIS-REx, le 2 décembre 2018. La sonde se trouvait à 24 km de l’astéroïde. (© NASA/Goddard/University of Arizona) – À droite, Ryugu photographié par la caméra ONC-T à bord de la sonde Hayabusa2, le 30 juin 2018. La sonde se trouvait à environ 20 km de l’astéroïde. (© JAXA)

 

Les missions Hayabusa2 et OSIRIS-REx

Hayabusa2 est une mission de l’agence spatiale japonaise (Jaxa), lancée en 2014. Il s’agit de la deuxième mission de retour d’échantillons d’astéroïdes. En effet, la mission Hayabusa (Jaxa) avait rapporté en 2010 environ 1 500 grains de poussières micrométriques de l’astéroïde Itokawa. Hayabusa2 est néanmoins la première mission à destination d’un astéroïde carboné, car Itokawa appartient à un autre type de petits corps, constitués principalement de silicates. En 2016, deux ans après Hayabusa2, c’est la mission OSIRIS-REx de l’agence spatiale américaine (Nasa) qui est lancée. OSIRIS-REx et Hayabusa2 atteignent leurs cibles, Bennu et Ryugu, en 2018 et 2019 respectivement.

Ryugu et Bennu sont deux astéroïdes géocroiseurs, leurs orbites sont proches de celle de la Terre, ce qui représente un avantage pour envoyer deux sondes ycollecter des échantillons avant de les rapporter sur Terre. En plus de nous apporter des informations sur le Système solaire primitif, l’analyse des échantillons nous permettra d’en apprendre plus sur le danger que peuvent représenter les astéroïdes géocroiseurs. En étudiant la composition et la structure de ces objets, les scientifiques seront en mesure de comprendre le comportement de géocroiseurs similaires à Ryugu et Bennu, ainsi que les stratégies à mettre en œuvre pour les dévier, dans le cas où ils deviendraient de potentielles menaces pour la Terre.

Après avoir atteint leurs cibles respectives, les deux sondes ont caractérisé en détail leur surface, à différentes échelles, et pendant plusieurs mois. Cette caractérisation avait pour but de mieux comprendre les propriétés physiques, géologiques et chimiques des astéroïdes pour apporter un contexte aux futures analyses des échantillons, mais aussi de trouver des sites de collectes adaptés.

 

 

Les mesures par les instruments des deux sondes ont révélé que les deux astéroïdes partagent de nombreux points communs. Ils ont une morphologie similaire, en forme de toupie. Leur surface n’est pas constituée de régolithe, comme sur la Lune, mais est couverte de rochers. L’atterrisseur MASCOT de la sonde Hayabusa2 a par exemple photographié depuis la surface des rochers de taille décimétrique. Le plus gros rocher à la surface de Ryugu, nommé Otohime, a une taille d’environ 160 m (fig. 2). Cette surface particulière, couplée au fait que les deux astéroïdes ont une faible densité, suggère qu’ils ne sont pas un seul bloc monolithique, mais plutôt un agrégat de différents fragments qui tiennent ensemble par gravité. Ce type de structure, appelé « pile de débris », indique que Ryugu et Bennu sont en fait des fragments d’objets plus gros. Leurs corps parents, probablement situés dans la ceinture principale d’astéroïdes, entre Mars et Jupiter, ont subi un ou plusieurs impacts successifs qui les ont fragmentés. Certains fragments se sont ensuite réaccumulés pour former les deux astéroïdes tels qu’on les connaît aujourd’hui.

Un autre résultat majeur de la mission concerne la composition de Ryugu et Bennu. Les deux sondes avaient à leur bord des spectromètres infrarouges pour déterminer la composition de la surface. Ces mesures ont notamment permis la détection de bandes d’absorption vers 2,7-3 μm sur les deux objets, caractéristiques de la présence de silicates hydratés. Cette observation suggère que le matériel d’origine de Ryugu et Bennu provient des régions lointaines du disque protoplanétaire, là où la glace d’eau a pu se condenser. Cette glace a été accrétée par les corps parents de Ryugu et Bennu. Par des processus de chauffage, elle a ensuite fondu et a en partie altéré les minéraux anhydres, pour former notamment les silicates hydratés que l’on détecte aujourd’hui à la surface des deux objets. Le spectromètre OVIRS de la sonde OSIRIS-REx a aussi observé une bande vers 3,4 μm indiquant la présence de carbonates, qui sont également des minéraux produits par l’altération aqueuse (fig. 3).

 

3. Comparaison des spectres infrarouges de carbonates détectés à la surface de Bennu par le spectromètre OTES à bord d’OSIRIS-REx (en noir) et des spectres de différents types de carbonates mesurés en laboratoire (en couleur). [© H. H. Kaplan et al., « Bright carbonate veins on asteroid (101955) Bennu: Implications for aqueous alteration history », Science 370, eabc3557 (2020). DOI:10.1126/science.abc3557]

 

Le défi pour les deux missions a été de trouver des sites d’échantillonnage scientifiquement intéressants et représentatifs, tout en permettant aux deux sondes de réaliser des collectes en toute sécurité. Un des objectifs était de collecter des échantillons relativement jeunes par rapport à la surface exposée à l’environnement spatial. Les surfaces des corps sans atmosphère du Système solaire, comme les astéroïdes, subissent en continu un bombardement par les particules chargées du vent solaire, les rayons cosmiques et les impacts de micrométéorites. Ce processus est appelé altération spatiale. L’altération spatiale et le chauffage par le Soleil n’affectent qu’une faible épaisseur de la surface des astéroïdes géocroiseurs, mais suffisent à modifier, en quelques dizaines de milliers d’années, leurs propriétés spectrales. Or, les spectres des astéroïdes sont la principale source d’information des scientifiques pour contraindre leur composition ! Les équipes des missions Hayabusa2 et OSIRISREx ont donc cherché à collecter des échantillons peu exposés à l’environnement spatial, car ils sont plus représentatifs de la composition initiale de Ryugu et Bennu. La comparaison entre ces échantillons intacts et la surface exposée des astéroïdes peut aider à comprendre les effets de l’altération spatiale sur les astéroïdes primitifs avec le temps.

L’équipe de la mission OSIRIS-REx a choisi de collecter des échantillons dans un cratère relativement jeune. Le matériau du cratère a été récemment exposé, et est beaucoup moins affecté par l’altération spatiale que le reste de la surface. Le site de collecte situé dans le cratère, surnommé Nightingale, avait aussi l’avantage d’être suffisamment dégagé pour réaliser la collecte. Le 20 octobre 2020, le bras robotique de la sonde OSIRIS-REx touche brièvement la surface de Bennu. Pendant ce court laps de temps, la sonde souffle de l’azote sur le sol. En faisant cela, elle soulève la poussière et les fragments légers qui sont ensuite ramassés par un collecteur appelé TAGSAM.

De son côté, la sonde Hayabusa2 a utilisé une autre méthode pour accéder à du matériau non exposé à l’environnement spatial. Après une première collecte réalisée avec succès le 21 février 2019 à la surface, la sonde a effectué une deuxième collecte, cette fois-ci de matériau provenant en partie de la sous-surface. Pour excaver ce matériau enfoui, la sonde a largué un impacteur qui a créé un cratère de 10 m de diamètre et de 1 m de profondeur environ. La sonde a ensuite réalisé une collecte dans les éjectats du cratère, le 11 juillet 2019. Pour prélever les échantillons de la surface, la sonde Hayabusa2 ne s’est pas posée, mais s’est rapprochée jusqu’à une certaine distance, avant de tirer une balle sur le sol de l’astéroïde. L’impact a soulevé des poussières et des particules plus grosses : une partie d’entre elles a atteint le cornet de collecte de la sonde.

 

4. Capsule contenant les échantillons de Ryugu. Elle a atterri dans le désert de Woomera, en Australie, le 6 décembre 2020. On peut voir la capsule et son parachute. (© JAXA)

Retour des échantillons et suite des missions

La capsule contenant les échantillons de Ryugu est larguée sur Terre par la sonde Hayabusa2 en décembre 2020. Elle a atterri dans le désert de Woomera, en Australie (fig. 4). Après avoir récupéré le gaz contenu dans la capsule scellée, les équipes japonaises ont transféré celle-ci à l’Institute of Space and Astronautical Science, à Sagamihara, au Japon. La capsule a été placée et ouverte dans la Curation Facility, un ensemble d’enceintes sous vide ou sous azote permettant de stocker et d’analyser les grains sans les exposer à l’atmosphère terrestre. En tout, ce sont environ 5,4 g qui ont été rapportés par la sonde pour l’ensemble des grains des deux sites de collecte (fig. 5). Depuis, ils sont caractérisés au sein de la Curation Facility avec des techniques non destructives, comme la spectroscopie infrarouge. Cette analyse préliminaire apporte une première caractérisation des échantillons en préservant leur intégrité. Mais pour mieux comprendre les propriétés physiques et chimiques des grains de Ryugu, une petite quantité de grains a été extraite de la Curation Facility et distribuée à six équipes internationales. Ces équipes ont pu caractériser des grains avec des techniques complémentaires afin d’extraire le plus d’informations possible de ces précieux échantillons.

 

5. Photographies de l’ensemble des échantillons de Ryugu, prises par un microscope dans la Curation Facility. Les grains sont conservés sous un flux d’azote pour empêcher leur contamination par l’atmosphère terrestre. (© T. Yada et al., « Preliminary analysis of the Hayabusa2 samples returned from C-type asteroid Ryugu », Nat. Astron. 6, 2022, 214–220)

 

Grâce à ces analyses, les scientifiques ont compris que Ryugu est le fragment d’un objet qui a accrété de la glace d’eau et de dioxyde de carbone et qui, par conséquent, s’est formé loin dans le Système solaire. Le corps parent de Ryugu a chauffé à faible température, faisant fondre la glace qui a ensuite altéré une très grande partie des minéraux initiaux pour former des phases secondaires hydratées, comme des phyllosilicates ou des carbonates, confirmant les analyses à distance de la surface des astéroïdes, rappelées plus haut (fig. 6). En plus des minéraux, les chercheurs ont détecté diverses molécules organiques dans les échantillons, dont certaines constitutives des acides nucléiques (ADN, ARN), comme l’uracile (C4H4N2O2) (fig. 7). De fines textures associées à l’irradiation par le vent solaire et au bombardement par les micrométéorites ont été observées sur certains grains provenant de la surface. Grâce à ces observations, les scientifiques vont pouvoir comprendre quels sont les effets de l’altération spatiale sur les astéroïdes carbonés, avec l’objectif de remonter à la composition originelle d’un astéroïde exposé observé à distance. Les échantillons de Ryugu ressemblent beaucoup à certaines chondrites carbonées qui ont subi de l’altération aqueuse à faible température, et qui sont plutôt rares dans nos collections. Cependant, quelques différences entre Ryugu et les chondrites ont été observées, suggérant que ces dernières pourraient avoir été altérées lors de leur séjour sur Terre. Les échantillons de Ryugu sont donc très précieux car ils nous permettent de comprendre la composition initiale du Système solaire, sans ce biais de l’atmosphère terrestre !

7. Détection d’uracile dans les échantillons de Ryugu. Spectres de masse de deux grains de Ryugu (en haut et au centre), montrant la présence d’uracile (pic rouge). Ces spectres ont été comparés à un échantillon d’uracile pur (en bas).
(© Yasuhiro Oba et al., « Uracil in the carbonaceous asteroid (162173) Ryugu », Nat. Commun. 14, 2023, 1292. https://doi.org/10.1038/s41467-023-36904-3)

 

La capsule de la sonde OSIRIS-REx contenant les échantillons de Bennu a atterri dans le désert de l’Utah, aux ÉtatsUnis, le 24 septembre 2023. Elle a été immédiatement transférée au centre spatial Johnson de la Nasa à Houston. L’ouverture complète de la capsule a été retardée par la présence de poussières en dehors du collecteur qui ont été récupérées par les scientifiques, puis par le blocage du couvercle par deux vis récalcitrantes. Mais, en janvier 2024, la capsule est finalement ouverte, révélant l’ensemble des échantillons de Bennu (fig. 8). En tout, ce sont plus de 120 g qui ont été rapportés par OSIRIS-REx. Les analyses des échantillons de Bennu sont en cours, et les premiers résultats suggèrent que cet astéroïde, tout comme Ryugu, contient des minéraux hydratés et de la matière organique.

8. Capsule contenant les échantillons collectés par OSIRIS-REx. (© NASA/Erika Blumenfeld & Joseph Aebersold)

 

Après ces premières analyses, les grains de Ryugu et de Bennu sont loin d’avoir révélé tous leurs secrets. Certains échantillons de Ryugu sont mis à disposition de la communauté scientifique internationale par la Jaxa pour poursuivre les mesures et améliorer notre compréhension de cet objet. La Nasa devrait aussi ouvrir des appels à projets pour que les scientifiques du monde entier puissent analyser les échantillons de Bennu. Une autre partie des grains des deux astéroïdes est stockée dans des environnements propres ; ces précieux fragments seront analysés dans le futur, avec des techniques et des instruments plus performants.

Bien qu’elles aient rapporté les échantillons sur Terre, les missions des sondes Hayabusa2 et OSIRISREx ne sont pas terminées. Elles ont encore suffisamment d’énergie pour explorer de nouveaux objets. Elles n’ont plus de quoi collecter de nouveaux échantillons, mais pourront néanmoins caractériser la surface de différents astéroïdes. La sonde Hayabusa2 devrait atteindre en 2031 (1998) KY26, un petit objet de 30 m de diamètre qui tourne sur lui-même en seulement 10 minutes ! Cet objet intrigue les scientifiques car, malgré sa rotation rapide, il ne s’est pas fragmenté. La sonde effectuera aussi un survol d’un autre astéroïde en 2026. De son côté, la sonde OSIRIS-REx poursuit son voyage vers l’astéroïde géocroiseur (99942) Apophis, qu’elle devrait atteindre en 2029 (encadré).

Les missions Hayabusa2 et OSIRISREx vont véritablement changer notre compréhension de la formation du Système solaire et de son évolution. Les analyses des échantillons nous apporteront des éléments sur la formation des planétésimaux primitifs et sur leur évolution compositionnelle et dynamique. Elles nous permettront aussi de mieux comprendre l’implication des astéroïdes primitifs dans l’apport d’eau et demoléculesorganiques,élémentsnécessaires à l’émergence de la vie, sur la Terre primitive.

 

Tania LE PIVERT-JOLIVET | Instituto de Astrofísica de Canarias (IAC)

 

 

Publié dans le n°185 de l’Astronomie

 

  1.  H. H. Kaplan et al., « Bright carbonate veins on asteroid (101955) Bennu: Implications for aqueous alteration history », Science 370, 2020, eabc3557, DOI:10.1126/science.abc3557.
  2. T. Nakamura et al., « Formation and evolution of carbonaceous asted Ryugu: Direct evidence from returned samples », Science 379, 2023, eabn8671,DOI:10.1126/science.abn8671.
  3. Y. Oba et al., « Uracil in the carbonaceous asteroid (162173) Ryugu ». Nat. Commun. 14, 2023, 1292, https://doi.org/10.1038/s41467-023-36904-3. nS.Sugitaetal.,«Thegeomorphology,color,and thermal properties of Ryugu: Implications for parent-body processes », Science 364, 2019, eaaw0422. DOI:10.1126/science.aaw0422.
  4. T. Yokoyama et al., « Samples returned from the asteroid Ryugu are similar to Ivuna-type carbonaceous meteorites », Science 379, 2023, eabn7850, DOI: 10.1126/science.abn7850.
  5. R. A. Barry, « NASA Announces OSIRIS-Rex Bulk Sample Mass». NASA’s Johnson Space Center, February 15, 2024, https://blogs.nasa.gov/osirisrex/2024/02/15/nasa-announces-osiris-rex-bulk-sa mple-mass/.

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand les trous noirs modèlent les galaxies

Quand les trous noirs modèlent les galaxies

On sait maintenant, après une discussion qui a duré plus de vingt ans, pourquoi la masse des trous noirs centraux des galaxies est corrélée à celle de leur galaxie hôte. C’est parce que leurs vents et leurs jets chauffent le gaz du halo et arrêtent la formation de nouvelles étoiles à leur périphérie. Ce phénomène est considéré comme une « rétroaction » de la part du trou noir central.

La galaxie NGC 1232 est vue de face, ce qui permet d’identifier ses différentes parties. Le trou noir central, dans le noyau d’une galaxie, a peu d’influence gravitationnelle, mais s’il émet des jets, ceux-ci peuvent inhiber la formation d’étoiles dans le bulbe et se propager jusque dans le halo. (© ESO)

 

Les galaxies sont constituées de différentes régions. En leur centre, on trouve un trou noir géant, dont la masse peut atteindre des milliards de masses solaires. Cet espace central, appelé le noyau, est minuscule à l’échelle de la galaxie ; il se trouve dans une région beaucoup plus vaste, de forme arrondie ou elliptique, appelée le bulbe [1]. La masse du bulbe est principalement dominée par les étoiles, bien qu’on y trouve aussi un peu de gaz et de poussières. Certaines galaxies, dites elliptiques, sont formées principalement d’un bulbe. D’autres ont un disque qui s’étend bien au-delà du bulbe, d’autres encore ont un disque dominé par des bras spiraux. Audelà encore des limites visibles de la galaxie se trouve le halo, comportant une matière très diffuse, mais totalisant une masse importante.

Les trous noirs centraux des galaxies peuvent être calmes, c’est-à-dire que presque rien ne tombe dedans, ou actifs et on parle alors de « quasars », quand de la matière y tombe. Avec les quasars, une partie de la matière précipitée vers le trou noir n’y tombe pas, elle est même violemment éjectée dans l’espace jusqu’au halo de la galaxie, sous la forme de jets (outflows en anglais) de matière très rapide.

Il a été observé à la fin des années 1990 que la masse des trous noirs géants au centre des galaxies de l’époque actuelle est d’environ un millième de la masse du bulbe. Puisque ce rapport de masses est négligeable, l’influence du trou noir via les forces de gravitation est faible ; on s’est donc demandé comment pouvait s’établir une telle corrélation entre masse du trou noir et masse des étoiles, très loin alentour. La réponse est venue en considérant les jets de matière associés aux trous noirs actifs : ils empêchent la matière de s’accumuler dans le bulbe et s’opposent à la formation de nouvelles étoiles. On appelle ce mécanisme « la rétroaction ».

La question se pose pour les galaxies lointaines : subissent-elles également cette « rétroaction » ? Ce qui signifierait que de nombreuses galaxies ont été empêchées de grossir tôt dans leur existence et sont demeurées bloquées depuis cette époque. Les simulations cosmologiques que l’on fait actuellement tiennent compte de la présence de quasars envoyant des jets dans les régions périphériques de la galaxie. Un trou noir actif chaufferait le halo, empêchant ainsi son gaz de se condenser sous l’effet du froid et de former de nouvelles étoiles. Cependant, aucune preuve définitive n’a été établie concernant ce processus.

Au cours de la dernière décennie, les relevés de galaxies ont amélioré notre compréhension des flots pendant l’époque de formation stellaire, et il semble que les trous noirs actifs les plus lumineux de z compris entre 1 et 3 possèdent des flots généralement présents dans une petite fraction de galaxies. Ces valeurs de z correspondent à des temps de regard en arrière de 10 à 12 milliards d’années (fig. 1).

1. Relation entre le décalage vers le rouge ou redshift et le temps de regard en arrière.

 

Mais ces flots sont-ils assez puissants pour bloquer la formation d’étoiles dans leur galaxie ? Des mesures basées sur les émissions optiques traçant le gaz chaud suggèrent que la plupart des f lots enlèvent du gaz moins rapidement qu’il n’est consommé par la formation d’étoiles. Au contraire, dans l’ultraviolet, des raies spectrales en absorption suggèrent que les flots ont des masses du même ordre que celles nécessaires pour former des étoiles.

En fait, les observations basées sur une seule phase gazeuse très chaude ou chaude (107 à 104 degrés) donnent une idée très incomplète de la quantité de gaz disponible dans les flots.

Or, il s’avère que la sensibilité exceptionnelle du JWST dans l’infrarouge permet de détecter du gaz neutre et froid qui pourrait constituer la quantité nécessaire pour former des étoiles. C’est pourquoi une équipe internationale conduite par une chercheuse australienne du Centre d’astrophysique et du supercalculateur de l’université de technologies de Swinburne à Victoria, en Australie, a décidé d’utiliser les observations effectuées dans le Cycle 1 du programme du JWST [2]. Le Cycle 1 a permis de recueillir les spectres de plusieurs centaines de galaxies observées avec le spectrographe infrarouge NIRSpec. Les chercheurs ont ainsi pu obtenir des spectres depuis 3 000 jusqu’à 12 000 ångströms pour 113 galaxies massives ayant des redshifts compris entre z = 1,7 et z = 3,5 [1].

La grande nouveauté de cette étude a été de montrer la présence du doublet du sodium neutre Na I en absorption dans 30 des 113 galaxies. Ces deux raies à 5 895 et 5 889 ångströms, notées D1 et D2, sont très intenses dans les spectres des étoiles comme le Soleil ou plus froides. Elles sont malheureusement proches d’une raie de l’hélium en émission de longueur d’onde de 5 875 ångströms. Jusqu’alors, il était seulement possible de détecter le gaz ionisé qui ne suffisait pas à bloquer la formation des étoiles.

Les auteurs de l’article ont soigneusement modélisé la population stellaire et les raies du sodium et de l’hélium, ainsi que les autres raies en émission depuis l’ultraviolet jusqu’à l’infrarouge en utilisant les abondances solaires (fig. 2, p. 24). Ils ont constaté que la variation du rapport entre le sodium et le fer n’avait heureusement pas d’incidence sur les résultats. Le problème le plus difficile a été de s’assurer que la raie de Na I dépasse significativement la contribution des étoiles.

2. Spectre (corrigé du redshift) d’une galaxie de z = 1,81, obtenu avec l’instrument NIRSpec du JWST entre 3 800 et 6 700 Å. La résolution spectrale est R = 1 000. La courbe orange montre le continu stellaire ; les courbes magenta et bleue montrent les meilleurs modèles pour les raies en émission et le doublet Na I en absorption, respectivement. Le médaillon est un zoom de la région contenant la raie en émission de l’hélium et celle en absorption de Na I. (© Rebecca L. Davies et al., arXiv:2310.17939v2)

 

50 % des profils de Na I en absorption sont décalés vers le bleu d’au moins 100 km/s, ce qui prouve la présence de flots dirigés vers nous, donc vers l’extérieur. Les vitesses de ces flots, mesurées par le décalage vers le bleu des raies du Na I, sont typiquement de 200 à 1 000 km/s. Ils sont observés dans les galaxies les plus massives qui possèdent un trou noir actif, attesté par la présence et l’intensité des raies en émission. Et comme les supernovæ ne sont pas suffisantes pour provoquer les flots nécessaires à l’arrêt de la formation stellaire, c’est une forte indication que l’arrêt de la formation stellaire – s’il existe – serait causé par les trous noirs actifs. Une preuve en est donnée par le fait que les galaxies ayant une forte raie de Na I ont un grand rapport de luminosité des raies [NII]/Hα, typique des trous noirs très actifs.

Il est difficile de déterminer exactement le destin du gaz contenu dans ces flots de gaz froid, et il est possible que, dans la plupart des cas, il aille séjourner dans les halos des galaxies. Cependant, les éjections de gaz froid autour des trous noirs les plus actifs pourraient déclencher l’arrêt de la formation stellaire et maintenir la galaxie dans un état quiescent (c’est-à-dire sans taux élevé de création de nouvelles étoiles). Ces cas pourraient se produire fréquemment au-delà de redshifts de l’ordre de 2. Il est souhaitable que de telles études soient étendues à des échantillons plus importants de galaxies vieilles et massives.

 

Suzy Collin-Zahn Observatoire de Paris-PSL

Publié dans le n°185 de l’Astronomie

 

  1. Le bulbe est la partie la plus lumineuse des galaxies, la première que l’on distingue en les observant avec un petit télescope.
  2. Rebecca L. Davies et al., « JWST Reveals Widespread AGN-Driven Neutral Gas Outflows in Massive z ~ 2 Galaxies », arXiv:2310.17939v2 [astro-ph.GA].

 

 

 

A la découverte des astéroïdes doubles !!

A la découverte des astéroïdes doubles !!

Depuis de nombreuses années , la découverte d’astéroïdes double ou ayant un petit satellite devient finalement courant. On estime qu’à l’heure actuelle, il y a au moins 30% des astéroïdes qui sont doubles voir triples. Dans ce cadre , à l’observatoire de Besely près de Mahajunga à Madagascar, nous avons participé à ce type de découvertes. Sur les mois de juillet, août et septembre, nous avons observé sur plusieurs nuits , trois astéroïdes candidats. Ce programme est dirigé par un chercheur tchèque, Petr Pravec de l’observatoire d’Ondrejov (33km du centre de Prague).

Détection d’un des astéroides

 

Les observations ont consisté à  prendre des images à intervalle régulier (typiquement des poses unitaires de 5min) sur ces objets. En analysant, la variation de luminosité de l’astéroïde au cours de la session d’observation, on en obtient une courbe de lumière qui nous donne la période de rotation de l’objet concerné. C’est dans ces courbes de lumière que nous cherchons des petites variations qui trahissent la présence du satellite. Les données produites doivent permettent d’obtenir une incertitude sur les mesures de magnitude de quelques centièmes. Nous en reproduisons un exemple ici. Bien entendu, ces résultats sont obtenus avec la collaboration de plusieurs observatoires , qu’ils soient amateurs ou professionnels.

Variation de la magnitude de l’astéroide

 

Arnaud Leroy, Uranoscope de l’Ile de France

Les circulaires annonçant les découvertes :

(3969) ROSSI Benishek, Belgrade Astronomical Observatory; P. Pravec, Ondrejov Observatory; A. Leroy, Observatoire de Besely, Ecole du Monde, Mahajanga, Madagascar; and R. Durkee, Shed of Science South Observatory, Pontotoc, TX, USA, report that photometric observations taken with a 0.35-m telescope at the Sopot Observatory in Serbia, a 0.36-m telescope at the Observatoire de Besely, and a 0.50-m telescope at the Shed of Science South Observatory during Aug. 13-Sept. 8 reveal that minor planet (3969) is a binary system with an orbital period of 19.365 ± 0.004 hr.  The primary shows a period of 2.88972 ± 0.00008 hr and has a lightcurve amplitude of 0.13 mag at solar phases 1-8 degrees, suggesting a nearly spheroidal shape.  Mutual eclipse/occultation events that are 0.08 to 0.16 magnitude deep indicate a secondary-to-primary mean-diameter ratio of 0.28 ± 0.02.

2024 September 17                (CBET 5449)              Daniel W. E. Green » [2024-09-18 05:53, Ondrejov]

 

(7930) 1987 VD Benishek, Belgrade Astronomical Observatory; P. Pravec, P. Kusnirak, and P. Fatka, Ondrejov Observatory; K. Ergashev, O. Burkhonov, and Sh. Ehgamberdiev, Ulugh Beg Astronomical Institute, Tashkent, Uzbekistan; A. Leroy, Observatoire de Besely, Ecole du Monde, Mahajanga, Madagascar; R. Durkee, Shed of Science South Observatory, Pontotoc, TX, USA; and N. Ruocco, Osservatorio Astronomico Nastro Verde, Sorrento, Italy, report that photometric observations taken with a 0.35-m telescope at the Sopot Observatory in Serbia, a 0.6-m telescope at Maidanak Observatory in Uzbekistan, a 0.36-m telescope at the Observatoire de Besely, a 0.50-m telescope at the Shed of Science South Observatory, and a 0.35-m telescope at the Osservatorio Astronomico Nastro Verde during July 17-Sept. 11 reveal that minor planet (7930) is a binary system with an orbital period of 14.615 ± 0.005 hr.  Mutual eclipse/occultation events that are 0.07 magnitude deep indicate a lower limit on the secondary-to-primary mean-diameter ratio of 0.26.  Superimposed to the eclipse/occultation lightcurve are two rotational lightcurves with periods 2.5746 ± 0.0002 hr and 5.5600 ± 0.0008 hr, with amplitudes of 0.10 and 0.07 mag, respectively; their behavior in the mutual events — they are present with unchanged shapes during the events — indicates that none of them belongs to the eclipsing/occulting secondary.  This suggests that, while one of the short periods belongs to the primary, the other belongs to a third body in the system (compare with other cases of this kind in Pravec et al. 2016, Icarus 267, 267; and Pravec et al. 2019, Icarus 333, 429).

2024 September 15                (CBET 5446)              Daniel W. E. Green » [2024-09-16 06:07, Ondrejov]

Le volcanisme durable d’Io

Le volcanisme durable d’Io

Io, le satellite galiléen le plus proche de Jupiter, est animé d’une intense activité volcanique. Une étude basée sur les rapports isotopiques du soufre et du chlore contenus dans son atmosphère suggère que cette activité a sans doute démarré peu après la formation d’Io.

 

1. Io vu par la sonde Juno en octobre 2023. Cette image met notamment en évidence 3 pics volcaniques dans la région du pôle Nord (en haut de l’image) qui n’avaient pas été observés jusqu’à présent. (© NASA/JPL-Caltech/SwRI/MSSS)

 

Io, le satellite galiléen le plus proche de Jupiter, se déplace autour de cette planète sur une orbite légèrement excentrique. À peine plus gros que notre Lune (1821 km de rayon), sa masse volumique moyenne élevée (3 530 kg/m3) montre que, contrairement à ses compagnons (Europe, Ganymède et Callisto), il ne contient pas de glaces: il est uniquement formé de roches et de métaux. On sait aussi qu’Io est différencié, c’est-à-dire qu’il se divise en un noyau composé de fer (auquel il faut sans doute ajouter une grande quantité de soufre, jusqu’à 25 % en masse), un manteau rocheux et, en surface, une croûte, également rocheuse. Io se distingue enfin (et surtout) par l’activité volcanique particulièrement intense qui anime sa surface. Révélée en 1979 par la sonde Voyager 1, cette activité a été amplement confirmée par les missions suivantes, notamment Galileo. Plus de 400 volcans associés soit à un volcanisme explosif (à l’origine des panaches observés par Voyager 1), soit à l’épanchement de coulées de lave ont ainsi été mis en évidence à la surface d’Io. Le volcanisme explosif se manifeste par des panaches pouvant atteindre quelques centaines de kilomètres d’altitude. Ceux-ci résultent du dégazage du soufre dissous dans les magmas qui arrivent en surface. Les gaz soufrés entraînent avec eux des fragments de roches silicatées (pyroclastes), l’ensemble se redéposant en cercles concentriques de couleur rouge pour le soufre et noire pour les pyroclastes. Les coulées de lave sont, de leur côté, émises depuis de grandes dépressions (appelées paterae) ou depuis des fractures situées dans les plaines. Elles sont composées de soufre et de silicates riches en magnésium et en fer.

Cette activité volcanique est directement liée aux forces de marée très intenses que Jupiter exerce sur son satellite [1], forces qui sont elles mêmes rendues possibles par le fait que l’orbite d’Io est excentrique. Io est ainsi constamment déformé, ce qui produit de fortes frictions dans sa croûte et dans son manteau. La dissipation d’énergie qui en résulte est suffisante pour entraîner une élévation de la température provoquant une fusion partielle de la croûte et du manteau. Toutefois, avec le temps, l’orbite d’Io aurait dû se circulariser. Si l’excentricité de cette trajectoire reste importante aujourd’hui, c’est à la faveur de résonances orbitales entre Io, Europe et Ganymède. Or, il semblerait que ces résonances aient été acquises lors de la formation de ces satellites. Si tel est le cas, le volcanisme qui anime la surface d’Io pourrait être très ancien et avoir démarré peu après la formation de ce satellite. Une étude basée sur l’analyse de la composition isotopique de l’atmosphère d’Io vient conforter cette hypothèse [2].

2. Carte d’intensité des raies d’émission du SO2 (en haut) et du NaCl (en bas) dans l’atmosphère d’Io pour les isotopes 32S du soufre et 35Cl du chlore (à gauche), et 34S du soufre et 37Cl du chlore (à droite).
(© de Kleer et al., 2024)

 

 

LE MESSAGE DES RAPPORTS ISOTOPIQUES

Pour mieux comprendre les processus ayant affecté la surface, l’intérieur ou l’atmosphère d’une planète, les géochimistes ont souvent recours aux rapports isotopiques, c’est-à-dire aux rapports d’abondance entre les isotopes d’un même élément chimique. Rappelons que les isotopes d’un élément donné sont des atomes qui possèdent le même numéro atomique (qui définit l’élément en question), mais une masse différente due à une différence dans le nombre de neutrons qu’ils comportent. Certains de ces isotopes sont instables (ils se désintègrent par radioactivité), et peuvent être utilisés pour dater les roches. Les isotopes stables, pour autant qu’ils ne soient pas eux-mêmes le produit d’une chaîne de dés- intégration radioactive, apportent eux aussi de précieux renseignements. En effet, certains processus physiques ou chimiques peuvent conduire au fractionnement, c’est- à-dire à la séparation en plusieurs réservoirs, de ces isotopes. L’analyse de leurs rapports d’abondance dans un environne- ment ou un système donné permet alors d’identifier les processus ayant affecté ce système, ainsi que la longévité de ces processus. Cela suppose bien sûr de connaître le rapport isotopique initial. Dans le cas des objets du Système solaire, les rapports isotopiques de départ de certains éléments sont susceptibles de varier d’un objet à un autre, car les conditions de formation des planètes peuvent, elles aussi, conduire à des fractionnements isotopiques. Pour de nombreux éléments, les rapports isotopiques mesurés dans les météorites chondritiques donnent toutefois une bonne idée des rapports initiaux. Revenons à l’évolution des planètes. Le dégazage lié au volcanisme et l’échappement gravitationnel font partie des processus de fractionnement, car ils affectent préférentiellement les isotopes les plus légers d’un élément particulier. Le soufre présent dans les magmas, par exemple, possède trois isotopes stables, dont le 32S, le plus abondant, et le 34S. Les panaches volcaniques dégazent préférentiellement le 32S, qui est plus léger. Parallèlement, le magma résiduel s’enrichit en 34S. Au bout d’un certain temps, et en comparaison des gaz relâchés auparavant, les panaches issus du magma plus évolué seront eux aussi enrichis en 34S. En conséquence, si, comme dans le cas d’Io, les gaz volcaniques s’échappent vers l’espace au lieu de s’accumuler dans l’atmosphère, le rapport isotopique 34S/32S de cette atmosphère doit augmenter au cours du temps. Un processus similaire affecte les isotopes 35Cl et 37Cl du chlore. Les valeurs atmosphériques de ces rapports isotopiques, pour peu que l’on puisse les mesurer, fournissent alors une estimation de la longévité de l’activité volcanique.

 

Des rapports isotopiques très élevés

Io possède une fine atmosphère alimentée par les gaz des panaches volcaniques, phénomène aussi appelé dégazage. La composition de cette atmosphère est dominée par le dioxyde et le monoxyde de soufre (SO2 et SO). On y trouve également des molécules comme les chlorures de sodium et de potassium (NaCl et KCl), ainsi que du soufre et de l’oxygène atomiques. La faible gravité d’Io ne permet pas à ces gaz de s’accumuler pour former une atmosphère épaisse. Ils finissent donc par s’échapper dans l’espace. D’un autre côté, l’activité volcanique permet de réalimenter l’atmosphère en permanence, et donc de maintenir une fine couche de gaz autour d’Io. Toutefois, on s’attend à ce que la composition isotopique (c’est-à-dire, pour un élément chimique donné, les rapports d’abondance entre les différents isotopes de cet élément) de ces gaz varie au cours du temps (voir encadré). Plus précisément, dans le cas d’Io, les rapports d’abondance entre les isotopes 34S et 32S du soufre (34S /32S) et les isotopes 37Cl et 35Cl du chlore (37Cl/35Cl) doivent, en principe, augmenter avec le temps, car les isotopes 32S et 35Cl, plus légers, ont plus de chance que le 34S et le 37Cl d’être entraînés par les panaches volcaniques et de s’échapper vers l’espace. Plus le démarrage de l’activité volcanique est ancien et plus celle-ci est durable, plus ces rapports seront élevés.

3. Les rapports isotopiques du soufre (34S/32S, A) et du chlore (37S/35S, B) dans l’atmosphère d’Io sont nettement plus élevés que sur Terre (Earth) et dans les autres objets du Système solaire, ainsi que dans les météorites chondritiques (OC). Les magmas dont sont issus les panaches volcaniques d’Io sont ainsi fortement enrichis en isotope 34S du soufre et 37C du chlore, signe que le volcanisme d’Io a démarré très tôt dans l’histoire de ce satellite et qu’il est resté actif depuis ce temps-là. (© de Kleer et al., 2024)

 

Avec ce raisonnement à l’esprit, une équipe de chercheurs de l’Institut technologique de Californie (Caltech) a mesuré les rapports isotopiques du soufre et du chlore dans l’atmosphère d’Io. Pour cela, ils ont cartographié l’intensité des raies d’émission liées aux modes de rotation de quatre molécules (SO2, SO, NaCl et KCl ; fig. 2) à l’aide du radiotélescope ALMA (Atacama Large Millimeter Array). La gamme de longueurs d’onde explorée, autour de 0,7 mm, permet d’observer les signatures des molécules composées par les différents isotopes du soufre et du chlore (par exemple, 32SO2 et 34SO2 ou Na35Cl et Na37Cl). Les rapports d’abondance entre ces isotopes sont ensuite déduits des rapports d’intensité entre les raies observées. Les valeurs mesurées, 0,0595 ± 0,0038 pour 34S /32S et 0,403 ± 0,028 pour 37Cl/35Cl, sont très élevées en comparaison de ce qui est observé dans la plupart des autres objets du Système solaire, notamment sur Terre, sur la Lune et dans les météorites chondritiques (fig. 3). Ce résultat suggère que l’activité volcanique d’Io est très ancienne. Selon les auteurs de cette étude, elle pourrait même avoir démarré peu de temps après la formation d’Io, il y a près de 4,57 milliards d’années. De plus, Io aurait déjà perdu de 94 à 99 % du soufre contenu dans son manteau. Cette estimation est compatible avec l’idée qu’Io s’est formé à partir de météorites de type L et LL [3], et qu’une grande partie du soufre apporté par ces météorites (de 80 à 97 %) est stockée dans le noyau d’Io. Par ailleurs, elle repose sur l’hypothèse que par le passé, la perte de soufre a pu varier dans une fourchette de 0,5 à 5 fois sa valeur actuelle. Autrement dit, il est possible (et même probable) qu’au cours de son histoire, l’activité volcanique d’Io ait été encore plus intense qu’elle ne l’est aujourd’hui.

 

Frédéric Deschamps IESAS, Taipei, Taïwan

Publié dans le n°185 de l’Astronomie

 

  1. Lire à ce sujet l’article d’Yves Rogister dans le numéro 183 de juin 2024 de l’Astronomie.
  2.  de Kleer K. et al., « Isotope evidence of long-lived volcanism on Io », Science, 384, 2024, 682-687.
  3.  Les météorites L et LL sont des chondrites ordinaires, c’est-à-dire des météorites rocheuses qui n’ont pas été modifiées par des processus de fusion ou de différenciation. Les chondrites L et LL représentent respectivement environ 35 % et 8 à 9 % de l’ensemble des météorites connues.

 

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