Les planètes géantes – De Jupiter à Netpune
Qu’est-ce qu’une planète géante ? À l’origine, ce terme a été utilisé pour désigner les quatre plus grosses planètes du Système solaire, Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune. Celles-ci ont une particularité en commun : elles sont très volumineuses, d’où leur nom ; leur atmosphère est dominée par l’hydrogène et, en moindre proportion, l’hélium, ce qui se traduit par une faible densité. Ces propriétés les différencient des planètes rocheuses, plus proches du Soleil, et aussi plus petites et plus denses.
Cette dichotomie entre les planètes du Système solaire trouve une explication simple à la lumière de son scénario de formation. Il est aujourd’hui généralement admis que, dans le cas du Système solaire, les planètes se sont formées par accrétion de matière solide au sein d’un disque protoplanétaire, résultant lui-même de l’effondrement d’une nébuleuse en rotation sur elle-même et de la condensation du gaz en poussières solides, la partie centrale formant le proto-Soleil. À proximité du Soleil, la température était suffisamment élevée pour que seuls les éléments réfractaires (éléments dont la température de condensation est élevée) soient sous forme solide ; de leur accrétion sont nées les planètes telluriques (dites aussi rocheuses), petites et denses; la Terre est la plus grande et la plus massive d’entre elles. En revanche, au-delà de quelques unités astronomiques, la température du disque protoplanétaire était suffisamment basse pour permettre la condensation sous forme de glace des éléments les plus abondants dans le cosmos, associés à l’hydrogène, pour former des molécules simples (H2O, CH4, NH3…). Ces molécules, bien plus abondantes que celles formées à partir des éléments réfractaires des planètes rocheuses, ont permis la formation de noyaux très massifs, pouvant atteindre la dizaine de masses terrestres ; leur champ de gravité a alors été suffisant pour permettre la capture par le noyau de la matière gazeuse environnante, principalement constituée d’hydrogène et d’hélium. C’est ainsi que sont nées les planètes géantes du Système solaire. C’est ce que l’on appelle le modèle de nucléation, par opposition au modèle d’effondrement direct de la matière protosolaire environnante.
À quelle distance du Soleil la frontière entre planètes rocheuses et planètes géantes se trouve-t-elle ? C’est celle où est intervenue la condensation des molécules simples associées à l’hydrogène. Parmi ces molécules, il se trouve que la molécule d’eau H2O joue un rôle majeur, pour deux raisons : d’une part, l’oxygène est, après l’hydrogène et l’hélium, l’élément le plus abondant dans l’Univers ; d’autre part, lorsque la température décroît, la molécule H2O est, de loin, la première à passer de l’état de gaz à celui de glace. On appelle « ligne des glaces » cette frontière séparant les deux classes de planètes ; les modèles la situent à une température d’environ 180-200 K (environ –80 °C) et une distance au Soleil d’environ 3 UA (unités astronomiques) au moment de la formation des planètes.
Revenons à nos quatre planètes géantes. Un simple coup d’œil nous montre qu’elles se séparent en deux catégories bien distinctes. D’une part, Jupiter et Saturne, dont les masses sont respectivement 318 et 90 fois celle de la Terre, sont formées principalement de gaz protosolaire ; on les appelle les géantes gazeuses. D’autre part, Uranus et Neptune, dont les masses valent respectivement 14 et 17 masses terrestres, sont formées à plus de 50 % de leur noyau de glace initiale ; ce sont les géantes glacées. Comment expliquer cette différence ? On admet généralement que Jupiter s’est formée juste au-delà de la ligne des glaces, là où la quantité de matière solide était maximale, tandis que Saturne s’est formée un peu plus loin ; quant à Uranus et Neptune, elles ont dû se former à plus grande distance du Soleil, dans une région où la matière solide disponible était bien moins abondante. Disons tout de suite que ce scénario (qui a le mérite de la simplicité) s’est considérablement complexifié au cours des deux dernières décennies, grâce à l’introduction des simulations numériques permettant de retracer l’histoire dynamique des corps du Système solaire. Nous savons aujourd’hui que les planètes géantes ne se sont pas formées là où elles sont aujourd’hui, mais ont connu une migration importante au cours de leur histoire ; nous y reviendrons.
Quatre siècles d’exploration
Si les planètes Jupiter et Saturne, aisément visibles à l’œil nu dans le ciel nocturne, sont connues depuis l’Antiquité, il n’en est pas de même des deux géantes glacées, Uranus et Neptune. C’est en 1781 que l’astronome anglais William Herschel découvre Uranus, grâce à un nouveau type de télescope qu’il a développé. La planète Neptune, quant à elle, est découverte en 1846 par l’astronome prussien Johann Galle, à la suite des calculs menés en parallèle par John Couch Adam et Urbain Le Verrier pour rendre compte des perturbations observées sur l’orbite d’Uranus. L’exploration de Jupiter et de Saturne débute au début du XVIIe siècle avec la lunette de Galilée. Jean-Dominique Cassini, nommé premier administrateur de l’Observatoire de Paris en 1669 et observateur exceptionnel, réalise les meilleurs dessins de Jupiter sur lesquels figurent les zones et les bandes, ainsi que la Grande Tache rouge, et détermine la période de rotation de la planète. En 1655, l’astronome hollandais Christiaan Huygens met en évidence la présence d’un anneau autour de Saturne, responsable de l’aspect changeant de la planète qui dépend de la position de la Terre par rapport au plan de cet anneau. Pendant deux siècles, les observations se cantonnent à la surveillance des détails morphologiques, par le dessin puis, à la fin du XIXème siècle, par la photographie. Ce n’est que dans le courant du XXème siècle que l’atmosphère de Jupiter se dévoile grâce aux premières mesures spectroscopiques, avec la mise en évidence du méthane (CH4) et de l’ammoniac (NH3) ; la présence du constituant principal, l’hydrogène moléculaire (H2), suggérée par Gerhard Kuiper en 1952, ne sera confirmée qu’en 1961. Les années 1970 voient aussi le début de la spectroscopie infrarouge qui permet la détection de nombreux constituants mineurs dans l’atmosphère de Jupiter, et un peu plus tard dans celle de Saturne (en particulier CO, H2O, PH3), puis, dans la stratosphère, les dérivés de la photochimie du méthane, C2H2 et C2H6.
Les années 1970 voient le début de l’exploration spatiale des planètes géantes, d’abord avec les sondes Pioneer 10 et 11, lancées en 1972-1973, puis avec les sondes Voyager 1 et 2, lancées en 1977, à la faveur d’une configuration orbitale exceptionnellement favorable des quatre planètes géantes. Voyager 1 survole Jupiter en 1979, puis Saturne et son satellite Titan en 1980 ; Voyager 2 survole Jupiter en 1979, Saturne en 1981, puis Uranus en 1986 et enfin Neptune en 1989. La mission Voyager constitue un exploit technologique et scientifique sans précédent. Parmi les découvertes principales, on peut citer la complexité de la structure dynamique de Jupiter, le volcanisme actif de son satellite Io, la complexité des anneaux de Saturne, l’existence de molécules prébiotiques dans l’atmosphère de Titan, et les structures inattendues des magnétosphères d’Uranus et de Neptune. La base de données de Voyager sert toujours de référence actuellement, en particulier dans le cas d’Uranus et de Neptune, qui n’ont pas été visitées par d’autres sondes spatiales depuis leur survol par Voyager 2.
Après la phase des survols vient celle de l’exploration approfondie depuis l’orbite planétaire et de l’envoi de sondes de descente vers les planètes ou leur satellite. Le vaisseau spatial Galileo, lancé en 1989, s’approche de Jupiter en 1995 et y largue une sonde de descente qui donnera les premières mesures in situ de l’atmosphère jovienne ; l’orbiteur, quant à lui, fonctionnera jusqu’en 2003. En dépit du blocage de sa grande antenne, rendue ainsi inutilisable, il fera d’importantes découvertes sur les satellites, en particulier sur la présence probable d’un océan liquide salé sous la surface glacée d’Europe. L’étape suivante est l’ambitieuse mission Cassini-Huygens vers Saturne (fig. 2), menée conjointement par les agences spatiales américaine et européenne. La Nasa a la responsabilité de l’orbiteur Cassini, tandis que l’ESA a celle de la sonde Huygens, destinée à se poser sur le sol de Titan. Lancée en 1997, la mission est un superbe succès scientifique et technique ; c’est aussi un succès éclatant en matière de coopération internationale. La mission prendra fin en 2017, la sonde plongeant dans l’atmosphère de Saturne. Le bilan scientifique est considérable, qu’il s’agisse de la planète, de ses anneaux, de Titan ou de ses autres satellites. Dans le cas de Saturne, on retiendra particulièrement le suivi de la tempête géante de décembre 2010 et l’observation de la structure cyclonique hexagonale du pôle Nord.
Enfin, la dernière mission d’exploration de Jupiter, lancée par la Nasa en 2011, est toujours en opération, en orbite autour de la planète. Destinée à mieux comprendre le scénario des origines de la planète, la sonde Juno a fait des découvertes inattendues quant à la structure de l’atmosphère profonde et la structure interne de la planète qui se sont montrées très différentes des prévisions par les modèles ; nous y reviendrons.
Et Uranus et Neptune ? Oubliées des programmes d’exploration spatiale après le succès de la mission Voyager, les deux planètes ont pu, heureusement, bénéficier des observations du télescope spatial HST (Hubble), ainsi que des observatoires spatiaux ISO et Spitzer dans l’infrarouge, et Herschel dans le domaine submillimétrique. Les observations du HST, complétées par les observations depuis les télescopes terrestres, ont notamment permis d’étudier les variations saisonnières des deux planètes.
Composition atmosphérique
Dans l’atmosphère riche en hydrogène des planètes géantes, les constituants apparaissent principalement sous leur forme hydrogénée : CH4, NH3, H2O, PH3, GeH4, AsH3. Dans le cas d’Uranus et de Neptune, seul le méthane apparaît dans les spectres infrarouges, car les autres constituants (en dehors de l’hydrogène) ne sont pas sous forme gazeuse aux niveaux observables par spectroscopie (de pression de l’ordre de quelques bars au plus). Trois autres catégories d’éléments sont présents : (1) dans la troposphère, des constituants présents dans les couches profondes peuvent être transportés par des mouvements verticaux jusqu’à des niveaux où ils sont observables, la vitesse du transport vertical étant supérieure à celle de leur destruction ; c’est le cas de CO et PH3 dans Jupiter et Saturne ; (2) les hydrocarbures issus de la photodissociation du méthane (principalement C2H2 et C2H6), (3) des espèces oxygénées provenant de l’extérieur, suite à la chute d’impacts cométaires et/ou micrométéoritiques. L’exemple le plus spectaculaire a été la collision entre Jupiter et la comète Shoemaker-Levy 9 en 1994 qui a entraîné la formation de plusieurs molécules, dont H2O, HCN et CO, dans la stratosphère de Jupiter. Plus tard, en 1997, le satellite ISO a montré que l’eau était présente dans la stratosphère des quatre planètes géantes ; c’est aussi le cas de CO et de CO2. Notons que des espèces deutérées sont aussi observées : HD et CH3D.
Les rapports d’abondance et la formation des géantes
À partir de l’abondance des constituants mineurs, il est possible de déterminer des rapports d’abondance élémentaires et isotopiques qui peuvent apporter des contraintes aux modèles de formation planétaire. C’est le cas, en particulier, du rapport He/H. Dans les géantes glacées, ce rapport apparaît compatible avec la valeur protosolaire (celle-ci étant mesurée dans le vent solaire). Dans le cas de Jupiter et Saturne, on observe un appauvrissement de l’hélium gazeux, que l’on attribue à la condensation de l’hélium au sein de l’océan d’hydrogène métallique présent dans l’intérieur des planètes. Ce processus n’est pas attendu dans Uranus et Neptune dont la pression interne n’est sans doute pas suffisante pour que l’hydrogène passe de l’état moléculaire à l’état métallique.
Les abondances des éléments C, N, O, mesurées par rapport à l’hydrogène, fournissent un diagnostic permettant de contraindre les modèles de formation des planètes géantes. Ce rapport devrait être constant pour les quatre planètes géantes et égal à la valeur protosolaire dans le scénario de formation directe par effondrement. Il devrait au contraire être supérieur dans le cas du modèle de nucléation défini ci-dessus, l’enrichissement augmentant de Jupiter à Neptune. Les observations sont en accord avec le modèle de nucléation. Les mesures spectroscopiques dans l’infrarouge proche montrent que l’abondance du méthane augmente de Jupiter à Neptune. De plus, dans le cas de Jupiter, les mesures de la sonde Galileo ont montré un enrichissement de l’ordre de 3 par rapport à la valeur solaire pour les rapports C/H, N/H et S/H (fig. 3), apportant, là aussi, un argument décisif en faveur du modèle de nucléation. La mesure du rapport O/H, sensiblement inférieure à la valeur solaire, a toutefois posé une énigme. Cet appauvrissement a été attribué à des mouvements convectifs locaux qui rendraient la mesure non représentative de l’ensemble de la planète ; ce constat a été à l’origine de la mission Juno.
Structure thermique et nuageuse
Comme dans le cas général des atmosphères planétaires, la structure atmosphérique des planètes géantes est régie par la loi des gaz parfaits et celle de l’équilibre hydrostatique. Elle se caractérise par une région convective, la troposphère qui, à la différence des planètes rocheuses, s’étend jusqu’à des profondeurs de plus de 1000 kilomètres et des pressions de plus de 1 000 bars. Le gradient y est adiabatique, avec une valeur proche de –2 K/km, presque la même pour les quatre planètes géantes, car elles sont toutes majoritairement constituées d’hydrogène et d’hélium. La tropopause, située pour les quatre planètes à un niveau de pression d’environ 100 mbars, marque la frontière entre la zone convective et la stratosphère, dans laquelle la température augmente avec l’altitude ; c’est un minimum de température dans le profil thermique (fig. 4). Dans la stratosphère, la remontée de température est due à l’absorption du rayonnement solaire par le méthane et divers aérosols provenant d’hydrocarbures issus de la photolyse du méthane. À plus haute altitude, d’autres mécanismes interviennent, propres à chaque planète, comme les ondes de gravité ou les particules énergétiques.
Circulation atmosphérique
Depuis le XVIIe siècle, les observateurs ont remarqué la structure en zones et en bandes de Jupiter, alternées en latitude ; celle-ci est présente aussi sur Saturne, bien que moins contrastée. Elle est interprétée comme la signature d’une circulation de Hadley[1] dans une atmosphère en rotation rapide, et, comme dans le cas des planètes rocheuses, elle est induite par la différence d’ensoleillement entre l’équateur et les pôles. La direction des vents zonaux s’inverse entre les zones et les bandes. Les zones, plus claires, sont des régions de mouvement ascendant, dans lesquelles l’ammoniac condense ; les bandes sont des régions de mouvement descendant, dépourvues de nuages, dans lesquelles le rayonnement infrarouge pénètre jusqu’à une pression de quelques bars. C’est dans ces régions que les molécules mineures de la troposphère ont été détectées. Au sein des bandes, on trouve des régions plus localisées, les « hot spots », particulièrement sèches et profondes. C’est dans l’un de ces «puits » qu’a pénétré la sonde Galileo le 7 décembre 1995. Celle-ci a fonctionné jusqu’à une profondeur de 22 bars, mesurant en particulier les abondances des éléments par spectrométrie de masse (fig. 3), le régime des vents et les structures nuageuses. Elle a pu constater que les nuages étaient beaucoup plus rares que ce que prédisaient les modèles photochimiques, confirmant la nature particulière du point de chute. C’est ce qui expliquerait la faible abondance de l’oxygène mesurée par Galileo (fig. 3) qui n’est sans doute pas représentative de l’ensemble de la planète. Cette constatation a été à l’origine de la mission Juno, dont l’un des objectifs est la mesure du rapport O/H dans les zones profondes de la planète, afin de contraindre son modèle de formation. Grâce aux mesures de Juno, une autre explication a été proposée pour l’appauvrissement de NH3 et H2O dans la zone tempérée, lié à la présence de nombreux orages.
Une autre particularité de la planète Jupiter est la Grande Tache rouge, régulièrement observée elle aussi dès le XVIIe siècle. Il s’agit d’un vaste tourbillon anticyclonique, grand comme la Terre, situé dans l’hémisphère Sud à basse latitude, à la frontière entre la bande équatoriale sud et la zone tempérée sud. La stabilité de cette structure a longtemps posé problème aux modélisateurs. Depuis un siècle, on observe un lent rétrécissement de la tache, qui devient de plus en plus circulaire ; l’origine de ce phénomène reste, lui aussi, inexpliqué.
Dans le cas de Saturne, la structure en bandes et zones est présente, mais moins visible, car les nuages d’ammoniac, plus abondants, donnent à la planète une couleur plus claire. Pas de tache équivalente à la Grande Tache rouge de Jupiter, mais en revanche un phénomène, observé depuis plus d’un siècle, qui se reproduit environ tous les trente ans (la période de révolution de la planète) : il s’agit d’une tempête géante qui prend sans doute naissance dans le nuage d’eau profond, à une pression d’une dizaine de bars. La sonde Cassini a pu observer un tel phénomène en décembre 2010 et suivre son évolution dans les années suivantes (fig. 5). La structure hexagonale du pôle Nord de Saturne a également surpris les observateurs : elle est constituée de six cyclones entourant le pôle Nord ; elle n’a pas son équivalent au pôle Sud. En revanche, la sonde Juno a montré que les deux pôles de Jupiter étaient dotés de ce type de structure (fig. 6).
Les géantes glacées Uranus et Neptune sont bien moins connues que les gazeuses. Depuis les survols par Voyager 2, notre connaissance s’appuie surtout sur les images du HST et des grands télescopes au sol. Les bandes et les zones sont bien moins marquées que dans le cas de Jupiter et de Saturne, et les structures semblent évoluer sensiblement au fil des saisons. Ainsi, Neptune présentait en 1989, au moment du survol par Voyager 2, une grande tache sombre qui a disparu dans les années qui ont suivi. La planète Uranus était dépourvue de structures lors du survol de Voyager 2 en 1986, alors que son axe de rotation était tourné vers le Soleil ; en 2006, à proximité de l’équinoxe, elle présentait une structure en bandes et en zones ainsi que des taches isolées (fig. 7). La condensation du méthane intervient sur les deux planètes, ainsi que la formation d’aérosols produits par la condensation de ses dérivés photochimiques.
Structure interne
Notre connaissance de l’intérieur des planètes géantes s’appuie sur une modélisation théorique des états de la matière à haute pression et haute température, contrainte par des données observables indirectes, à commencer par la masse, le rayon et le champ de gravitation. Dans le cas de Jupiter et Saturne, le champ de gravitation est très bien connu grâce aux sondes Galileo et Cassini. Une autre information nous est fournie par l’énergie interne des planètes. Depuis le début des mesures par spectroscopie infrarouge, en 1969, on sait que Jupiter possède une source interne d’énergie ; sa température effective est de 124 K, alors qu’elle devrait être de 110 K si elle ne rayonnait que l’énergie solaire absorbée. Saturne et Neptune sont aussi dotées d’une source interne alors qu’Uranus en est dépourvue. L’origine la plus plausible de la source interne est le refroidissement des planètes parvenues au dernier stade de leur contraction suite à l’effondrement du gaz sur le noyau initial. Dans le cas de Jupiter et de Saturne, nous avons vu que la condensation de l’hélium dans la phase métallique de l’hydrogène pouvait être une source d’énergie supplémentaire. La différence entre Uranus et Neptune reste mal comprise ; elle se manifeste aussi par une circulation atmosphérique verticale plus intense sur Neptune, ainsi qu’une température stratosphérique plus élevée. Avant l’arrivée de la sonde Juno, le modèle de structure interne de Jupiter généralement admis incluait un noyau de glaces et de roches, surmonté d’une enveloppe d’hydrogène métallique, avec à l’interface une pression de l’ordre de 40 Mbar et une température de 23 000 K, puis, à 0,85 rayon du centre, une enveloppe d’hydrogène moléculaire. Ce modèle a été remis en question par le gravimètre de la sonde Juno, dont les mesures suggèrent qu’il n’y a pas de séparation nette entre le noyau et la couche d’hydrogène métallique. La dilution du noyau dans l’hydrogène métallique pourrait résulter d’une collision entre la planète et un autre objet d’une quinzaine de masses terrestres.
Les modèles de structure interne de Saturne font intervenir, comme dans le cas de Jupiter, un noyau central de glaces et de roches surmonté par un océan d’hydrogène liquide, puis une couche d’hydrogène moléculaire, avec à l’interface entre ces deux milieux une pression de l’ordre de 13 Mbar et une température d’environ 12 000 K. Enfin, les mesures de gravimétrie réalisées par Voyager 2 ont indiqué, dans le cas d’Uranus et de Neptune, une pression au centre de l’ordre de 6 Mbar et une température de l’ordre de 3 000 K. Le noyau serait surmonté d’un mélange de glaces puis, à une distance d’environ 0,85 rayon du centre, d’une couche d’hydrogène moléculaire.
Des magnétosphères diversifiées
Comme la Terre, les quatre planètes géantes sont dotées d’un champ magnétique intense, sans doute généré par effet dynamo dans la partie centrale, fluide et conductrice (fig. 8). Dans le cas de Jupiter et de Saturne, il s’agit probablement de l’hydrogène métallique ; dans celui d’Uranus et de Neptune, le milieu conducteur pourrait être le mélange de glaces riche en molécules dissociées et ionisées. La magnétosphère de Jupiter est celle qui ressemble le plus à celle de la Terre. Elle est de nature dipolaire, avec un axe faiblement incliné par rapport à l’axe de rotation planétaire, et présente, comme dans le cas de la Terre, des ceintures de Van Allen, à l’origine du rayonnement radio de la planète dans le domaine décimétrique, et des phénomènes auroraux à proximité des pôles. Il existe une forte interaction entre le champ magnétique de Jupiter et le satellite Io ; celle-ci se traduit par une intense émission UV et IR au voisinage du pied du tube de champ magnétique perturbé par Io ; des empreintes aurorales associées à Europe et Ganymède ont aussi été observées par le HST puis par la sonde Juno.
La magnétosphère de Saturne se différencie de celle de Jupiter par l’absence des ceintures de Van Allen, due à la présence des anneaux qui empêchent le piégeage des particules le long des lignes de champ ; elle possède aussi, avec les geysers de son satellite Encelade, une source importante de plasma magnétosphérique. Les émissions aurorales de Saturne ont été observées en détail par Cassini et par le HST.
Dans le cas d’Uranus et de Neptune, c’est la sonde Voyager 2 qui nous a révélé la complexité de leur magnétosphère. Elles sont toutes deux de nature dipolaire, mais avec des dipôles très inclinés et excentrés (–60° et 0,31 R pour Uranus et –47° et 0,55 R pour Neptune, R étant le rayon de chaque planète). Dans le cas d’Uranus, la situation est encore compliquée par la position exceptionnelle de l’axe de rotation de la planète, très proche du plan de l’écliptique. Chaque magnétosphère est ainsi unique en son genre…
A l’origine, une migration modérée
Dans le tour d’horizon qui précède, nous avons présenté une vision statique des planètes géantes, chacune étant placée sur son orbite actuelle. Or, les travaux de simulation numérique menés depuis une vingtaine d’années nous ont permis de retracer l’histoire dynamique des corps du Système solaire, à commencer par les planètes géantes dont les champs de gravité ont eu une influence considérable sur les mouvements des astéroïdes et des objets transneptuniens. Les spécialistes s’accordent à penser que les planètes géantes ont connu, au cours de leur histoire, une migration modérée mais significative. Selon le « modèle de Nice », développé à l’observatoire de Nice, Jupiter, formée initialement à 3,5 UA, juste au-delà de la ligne des glaces, aurait migré vers l’intérieur suite aux interactions de la planète avec le disque protoplanétaire avant la dissipation de celui-ci. Arrivé au niveau de l’orbite de Mars, Jupiter aurait été rejointe par Saturne, et les deux planètes seraient reparties vers l’extérieur : c’est le scénario du « Grand Tack ». Leur passage à la résonance 2:1 (Jupiter faisant deux révolutions tandis que Saturne en fait une) aurait été à l’origine du Grand Bombardement tardif, environ 800 millions d’années après la formation des planètes géantes ; celui-ci est visible sur la surface très cratérisée des astéroïdes et de la Lune (le taux de cratérisation étant un diagnostic de l’âge des surfaces). Ce scénario expliquerait aussi les orbites actuelles des diverses populations d’astéroïdes, la faible population de la ceinture de Kuiper (largement dispersée par la migration vers l’extérieur de Neptune), la faible masse de la planète Mars (dont la croissance aurait été interrompue par la proximité de Jupiter) et enfin le fait que la masse de Neptune est supérieure à celle d’Uranus. Ce scénario a l’avantage de rendre compte d’un certain nombre de faits observés aujourd’hui, mais ne constitue pas pour autant une démonstration, et les recherches se poursuivent dans le domaine particulièrement actif de l’histoire dynamique du Système solaire.
Des planètes géantes aux exoplanètes géantes
Si les modèles dynamiques du Système solaire se sont particulièrement développés au cours des vingt dernières années, c’est grâce au développement de la simulation numérique et des supercalculateurs, mais ce n’est pas la seule raison. Depuis 1995, nous savons que les exoplanètes sont nombreuses autour des étoiles voisines du Soleil, et aussi qu’il existe une nouvelle population auparavant inconnue, celle des exoplanètes géantes à proximité immédiate de leur étoile hôte. Pour expliquer ce phénomène, totalement inattendu dans les modèles de formation par nucléation, il a fallu faire appel au mécanisme de migration décrit ci-dessus : la planète géante se forme par nucléation loin de son étoile, puis s’en rapproche en spiralant sous l’effet de son interaction avec le gaz du disque protoplanétaire. Elle peut s’en approcher jusqu’au bord interne du disque, ce qui expliquerait la présence de nombreuses exoplanètes géantes très proches de leur étoile (beaucoup se situent à 0,03 UA). Le développement des modèles de migration pour rendre compte de la dynamique des systèmes exoplanétaires a sans aucun doute influencé les recherches concernant l’évolution dynamique du Système solaire. Dans notre cas, la migration des planètes géantes est restée modérée, fort heureusement pour l’histoire des planètes telluriques… et la nôtre.
Quel avenir pour l’exploration des planètes géantes ?
Grâce aux missions Galileo, Juno et Cassini-Huygens, nous avons une connaissance approfondie de Jupiter et de Saturne. Cela ne signifie pas que toutes les questions soient résolues, bien au contraire. À titre d’exemple, on ne connaît toujours pas la nature chimique des « chromophores » responsables de la couleur de la Grande Tache rouge ; dans le cas de Saturne, il faudrait une sonde de descente, analogue à celle de Galileo sur Jupiter, qui nous renseignerait sur la composition élémentaire et isotopique de l’atmosphère. Un tel projet a été présenté dans le cadre des programmes spatiaux de la Nasa et de l’ESA, mais n’a pas été retenu à ce jour. Les futures missions sélectionnées à destination des systèmes de Jupiter et de Saturne visent plutôt leurs satellites, dans le cadre de l’étude de leur habitabilité (Juice et Europa Clipper vers Europe et Ganymède, Dragonfly vers Titan).
Dans le cas des deux géantes glacées, notre ignorance est bien plus grande. Nous ne comprenons toujours pas pourquoi ces deux planètes, si voisines en volume et en densité, ont des propriétés si différentes : pourquoi Neptune possède- t-elle une énergie interne alors qu’Uranus en est dépourvue ? Comprendre l’origine de cette différence nous aiderait sans doute à mieux appréhender la diversité des exo-Neptunes autour d’autres étoiles, dont on sait aujourd’hui qu’elles sont particulièrement nombreuses… Il y a eu de nombreux débats, au cours des dernières années, autour d’un projet conjoint ESA-Nasa à destination de l’une des deux géantes glacées, voire des deux. Mais la grande difficulté réside dans leur éloignement du Soleil et de la nécessité de trouver une configuration orbitale favorable, et, à ce jour, aucune décision n’a été prise. Il faut espérer que l’exploration des géantes glacées restera une forte priorité de l’exploration planétaire pour les décennies à venir.
Thérèse Encrenaz – Observatoire de Paris
[1]. La circulation de Hadley est la circulation de masses d’air à basse altitude depuis les tropiques vers l’équateur. [2]. Un corps noir est un objet idéal qui absorbe toute l’énergie électromagnétique qu’il reçoit, ce qui se traduit par l’émission d’un rayonnement thermique, dit rayonnement du corps noir.