LE MAGAZINE DES SCIENCES DE L’UNIVERS EN AFRIQUE
Des planètes et des aurores cap sur Saturne

Des planètes et des aurores cap sur Saturne

L’observation des aurores polaires permet d’étudier à distance les planètes magnétisées et leur environnement, en complément de leur exploration in situ par des sondes spatiales. La magnétosphère de Saturne a été explorée de fond en comble entre 2004 et 2017 par la sonde spatiale internationale Cassini. La mission orbitale s’est conclue par une série inédite d’orbites polaires proches qui a fourni des observations uniques des régions aurorales, avec le soutien de télescopes terrestres comme Hubble. Un an après ce « Grand Finale », que sait-on des aurores kroniennes ?

 

Les planètes ne sont pas que des réflecteurs de la lumière des étoiles, elles sont aussi le siège d’émissions lumineuses intrinsèques. Lorsqu’elles possèdent un champ magnétique à grande échelle, comme Mercure, la Terre ou les planètes géantes, elles produisent des ondes électromagnétiques intenses autour des pôles magnétiques, ceux qu’indique une boussole. Boréales au nord, australes au sud, ce sont les aurores polaires. Des aurores ont été observées sur presque tout le spectre électromagnétique, dans les domaines infrarouge (IR), visible et ultraviolet (UV) pour les émissions produites dans l’atmosphère et dans les gammes radio et X pour les ondes rayonnées à plus haute altitude, dans l’environnement planétaire proche. La figure 1 montre des images des aurores de la Terre et de Jupiter, Saturne et Uranus à l’échelle.

 

1. (Page de gauche) images composites des aurores ultraviolettes de saturne, Jupiter, Uranus et la terre, à l’échelle, toutes vues depuis l’espace. (Ci- dessus) images composites des aurores visibles de la terre, observées depuis le sol ou l’espace. (NASA/ESA, L. Lamy & R. Prangé, LESIA/Obs. de Paris)

 

L’aurore « aux doigts de rose » ou « en robe de safran », ces vers de l’Iliade décrivant l’aube antique en Méditerranée auraient pu s’appliquer avec non moins de poésie aux ballets colorés du ciel polaire terrestre. Ce spectacle a longtemps inspiré les contes nordiques avant l’essor de la physique ionosphérique et aurorale sous l’impulsion de Kristian Birkeland à la fin du xixe siècle, puis l’exploration in situ de l’environnement terrestre avec l’avènement de l’ère spatiale dans les années 1960. Aujourd’hui, la physique des aurores terrestres est bien comprise, même si Internet contribue à diffuser massivement tout autant de fausses idées que de magnifiques images [1]. Plus loin dans le Système solaire, si l’on excepte la détection des émissions radio aurorales de Jupiter dès 1955 à l’aide de radiotélescopes au sol (qui fournirent la première preuve observationnelle de l’existence d’un champ magnétique jovien !), les aurores des planètes géantes ont été découvertes plus tard, par les sondes d’exploration Voyager et le télescope spatial IUE (International Ultraviolet Explorer) dans les années 1980. Mais que nous apprennent au juste ces chandelles célestes sur les astres qui les rayonnent ?

Les émissions aurorales sont produites par des particules énergétiques chargées électriquement. Ces particules, essentiellement des électrons, proviennent de l’environnement magnétisé et ionisé de la planète, sa magnétosphère, où elles sont accélérées puis guidées le long des lignes de champ magnétique de haute latitude, comme des perles sur un fil, jusqu’aux pôles magnétiques où leur énergie cinétique est dissipée en grande partie sous forme de rayonnement.

Lorsqu’elles entrent en collision avec la haute atmosphère, ces particules génèrent des émissions par impact qui couvrent la gamme UV/visible à IR. Au-dessus de l’atmosphère, elles alimentent des émissions dites de faisceau [Note 1] dans les domaines radio et X.

Les aurores révèlent ainsi des propriétés physiques essentielles de la planète hôte, son intérieur, son atmosphère et sa magnétosphère. Par exemple, la détection d’ovales auroraux organisés autour des pôles magnétiques donne instantanément la position de l’axe du champ magnétique planétaire. La mesure par un observateur fixe de la variation d’intensité en fonction du temps  fournit, en sus, une mesure directe de la période de rotation du cœur planétaire qui produit le champ magnétique (selon le principe du phare tournant). Plus haut, les aurores sont un diagnostic des espèces chimiques de la haute atmosphère. Enfin, la position et la dynamique des différentes composantes aurorales renseignent sur les régions actives de la magnétosphère, identifiées grâce à un modèle de champ magnétique, et sondent les transferts d’énergie à grande échelle entre l’atmosphère, la magnétosphère, d’éventuelles lunes et le vent solaire.

L’étude des phénomènes auroraux du Système solaire bénéficie de mesures in situ de sondes d’exploration spatiale et d’observations à (grande) distance par des télescopes terrestres. C’est un enjeu d’envergure pour caractériser l’environnement des planètes magnétisées proches. Leur compréhension doit par ailleurs permettre d’établir un cadre de référence pour interpréter des émissions aurorales en provenance d’exoplanètes (dont la recherche bat son plein) ou d’objets plus massifs tels que des naines brunes ou des étoiles jeunes (avec déjà une quinzaine de sources aurorales détectées) inaccessibles à l’exploration. Le premier anniversaire de la fin de la mission orbitale Cassini nous donne l’occasion de revenir sur le cas très particulier de Saturne, qui ne se distingue pas seulement par son système d’anneaux, mais aussi par une magnétosphère atypique et de spectaculaires aurores polaires !

 

2. représentation schématique des magnétosphères planétaires du système solaire. Les particules énergisées dans l’environnement planétaire migrent vers les pôles magnétiques où l’énergie transportée est dissipée sous forme de rayonnements auroraux. (NASA/ESA, S. Cnudde & L. Lamy, LESIA/Obs. de Paris)

 

La magnétosphère géante de Saturne

Le lecteur assidu de l’Astronomie se souviendra sans doute d’un (excellent) article dédié aux magnétosphères planétaires publié en 2007, et toujours d’actualité [2]. On se contentera donc ici de rappeler qu’une magnétosphère est formée par l’interaction entre le vent solaire (ou stellaire), ce vent de particules chargées électriquement (on parle de plasma) émis en permanence par le Soleil à des vitesses moyennes d’environ 400 km/s, et le champ magnétique planétaire. Elle forme une cavité dans le milieu interplanétaire, comprimée par le vent solaire côté jour et allongée côté nuit, où les mouvements du plasma sont organisés par le champ magnétique planétaire. Propriété remarquable, une magnétosphère agit comme un gigantesque accélérateur de particules avec une intense activité électrique dont on peut mesurer, en bout de chaîne, la réponse aurorale, comme schématisé sur la figure 2.

La magnétosphère de Saturne, schématisée sur la figure 3, a été découverte par des mesures magnétiques lors du survol de la sonde Pioneer 11 en 1979, avant d’être explorée par les survols successifs des sondes Voyager 1 et 2 en 1980 et 1981, puis caractérisée en détail lors du tour orbital de la sonde Cassini entre 2004 et 2017, dont l’ultime phase, une série d’orbites polaires rapprochées sobrement baptisée « le Grand Finale » (dont le e final garde la trace sémantique de son origine, un hommage à l’opéra italien), s’est conclue par la spectaculaire plongée de la sonde dans l’atmosphère planétaire le 15 septembre 2017 [3].

 

3. schéma de principe de la magnétosphère de saturne et des processus complexes qu’elle héberge. Les émissions aurorales sont produites au- dessus des pôles magnétiques.

 

Les mesures du champ magnétique ainsi obtenues au plus près de la planète ont d’abord permis de confirmer une particularité unique de Saturne dans le Système solaire : son axe magnétique est confondu avec son axe de rotation (avec un écart angulaire < 0,0095° !). Cela rend la magnétosphère symétrique et les théoriciens perplexes, car un angle significatif (observé sur toutes les autres planètes magnétisées) est nécessaire pour générer un champ magnétique stable par effet dynamo. Saturne possède également un champ magnétique comparable à celui de la Terre (0,2 gauss en surface à l’équateur, contre 0,3 gauss pour la Terre), mais est dix fois plus éloignée du Soleil. Il en résulte une magnétosphère sensible au vent solaire et très étendue, atteignant 20 rayons planétaires (un rayon équatorial kronien [Note 2] mesure 60 268 km) côté jour et plusieurs centaines de rayons planétaires côté nuit. Autre fait d’importance, Saturne tourne rapidement, avec une période de rotation inférieure à 11 heures, ce qui affecte directement la circulation du plasma dans la magnétosphère. Soumis à la force centrifuge mais contraint de suivre les lignes de champ magnétique, le plasma s’accumule le long d’un disque près de l’équateur magnétique. Enfin, et découverte majeure de la première partie de la mission Cassini, sa principale source de plasma est le satellite de glace Encelade, dont les panaches de matière glacée alimentent la magnétosphère à hauteur d’environ 100 kg de plasma par seconde, ce qui donne naissance à un tore le long de l’orbite de la lune, distante de 4 rayons kroniens. Ces propriétés font de la magnétosphère de Saturne un objet astrophysique complexe, à la fois un cas intrinsèquement très particulier d’une part, et à mi-chemin entre la Terre (champ modéré, pas de source de plasma interne, rotation lente) et Jupiter (champ magnétique élevé, Io comme source principale de plasma, rotation rapide) d’autre part.

Les aurores de Saturne ont été essentiellement observées dans les domaines UV (par les observatoires spatiaux IUE, Voyager, Hubble puis Cassini) et radio (par les sondes Voyager, Ulysse et Cassini), mais aussi plus récemment dans le proche IR (par des télescopes au sol et Cassini) et tout dernièrement dans le visible (par Cassini uniquement car, dans ce domaine de fréquences, il faut pouvoir observer les aurores du côté nuit avec un contraste suffisant vis-à-vis de la contribution de l’atmosphère, comme sur Terre). Malgré plusieurs tentatives, aucune émission X n’a été détectée à ce jour, probablement en raison d’un niveau d’émission trop faible pour la sensibilité des télescopes actuels ou à cause d’une faible activité aurorale coïncidant avec les observations (les planètes savent se montrer facétieuses). Ces différents domaines spectraux sondent des processus d’émission variés et nous fournissent des informations riches et complémentaires.

 

4. images des émissions aurorales UV, ir (observées le 27 janv. 2009), visible (observées le 27 nov. 2011) et radio (le spectre dynamique degaucheaétéobtenudu12au15sept.2017, l’image radio de droite a été obtenue le 7 mars 2017) de saturne en fausses couleurs par les spectro-imageurs UVis, iss, Vims et rPWs de la sonde Cassini. (NASA/ESA, L. Lamy, LESIA/Obs. de Paris/CNES

 

Des aurores colorées

La fenêtre UV (ou visible) bénéficie d’une excellente résolution angulaire propice aux images. Elle sonde la réponse instantanée de la haute atmosphère neutre aux précipitations aurorales avec les transitions électroniques des espèces dominantes H et H2 entre 80 et 160 nm (ou la raie de Balmer rouge de H). Outre une mesure directe de l’énergie rayonnée, l’analyse des spectres UV permet aussi de déterminer la profondeur de pénétration des électrons énergétiques et ainsi leur énergie. La fenêtre proche IR permet de mesurer la réponse de la haute atmosphère ionisée avec les raies de la molécule H3+ entre 3 et 5 μm, sensibles à la température. Ces observations « optiques » sont acquises lors de séquences d’observations discontinues, souvent espacées dans le temps. Hubble a ainsi observé régulièrement les aurores UV de Saturne lors

de plus de 15 programmes d’observations étalées de 1994 à 2017. Une illustration des aurores UV, visible et IR de Saturne observées par  les spectro-imageurs de la mission Cassini est visible en haut de la figure 4.

Les émissions radio aurorales couvrent la gamme basse fréquence s’étalant de 1 kHz à 1 MHz et ne peuvent donc être observées que depuis l’espace (l’atmosphère terrestre est opaque aux fréquences inférieures à 10 MHz). Elles résultent d’un mécanisme bien connu des radioastronomes, fondé sur l’amplification d’ondes par des électrons en mouvement circulaire (giration cyclotron) dans le champ magnétique de Saturne. Ces émissions radio se produisent au-dessus de l’atmosphère jusqu’à quelques rayons planétaires de distance le long de lignes de champ magnétique connectées, à plus basse altitude, aux aurores atmosphériques. Les observations radio à basse fréquence, donc grande longueur d’onde, ne fournissent généralement pas directement d’images, mais peuvent mesurer le spectre radio en continu pendant de longues périodes de temps, comme représenté sur le spectre « dynamique » en bas à gauche de la figure 4. Néanmoins, une technique de mesure sophistiquée mise en œuvre sur l’instrument radio embarqué sur Cassini a permis de réaliser les premières « images » d’émissions radio planétaires, telle celle en bas à droite de la figure 4. Elle montre non seulement que les sources radio aurorales sont bien localisées le long des lignes de champ de haute latitude, mais permet d’interpréter finement la richesse des structures observées dans le spectre dynamique.

Vingt-sept ans après la détection des aurores de Saturne, que nous ont-elles appris sur la planète et son environnement ?

 

5. Évolution temporelle de la résolution spatiale des observations des aurores ultraviolettes de saturne réalisées avec différentsspectro-imageursdeHubble(de performance croissante) et l’instrument Cassini/UVis (à des distances d’observation de plus en plus proches de la planète). Les images sont tracées en fausses couleurs. (NASA/ESA, APIS [5] et W. Pryor, LASP/Central Arizona College)

 

Des origines multiples

Les sondes Voyager 1 et 2 ont d’abord révélé le rayonnement radio (kilométrique) auroral, observé jusqu’à quelques unités astronomiques (UA) de distance, et montré qu’il est très variable à deux échelles de temps. Le spectre dynamique radio de la figure 4 (qui montre les ultimes observations Cassini, obtenues trois décennies plus tard) illustre que ce rayonnement est d’abord modulé à une période stable (flèches blanches), proche de la variété de périodes de rotation des nuages. Cette période radio de presque 11 heures a servi à définir la période de rotation interne, dont nous reparlerons plus loin. L’activité radio varie ensuite fortement avec le vent solaire, s’intensifiant au passage de chocs interplanétaires qui compriment la magnétosphère (épisodes « d’orages auroraux » comme celui visible sur la figure 4) jusqu’à s’éteindre complètement quand le vent solaire est « coupé », comme l’observa la sonde Voyager 2 en 1981 lorsque Saturne fut exceptionnellement plongée dans la queue de la magnétosphère de Jupiter, située 5 UA plus près du Soleil !

Voyager a aussi détecté les aurores atmosphériques avec son spectromètre UV, et montré que leur activité était corrélée à celles des émissions radio, mais il a fallu attendre Hubble pour en obtenir les premières images. Sur la figure 5, on distingue un ovale auroral prédominant, plus intense du côté matin (du côté gauche des images prises par Hubble depuis la Terre). Il s’intensifie parfois soudainement avec des émissions remplissant l’ovale du côté matin (comme sur les images prises en 2000 et 2004 de la figure 5) avant de revenir progressivement à sa forme circulaire et son intensité initiales au fur et à mesure de la rotation planétaire. Si l’on suit les lignes de champ magnétique associées, pour remonter la trajectoire des particules causant les aurores, on parvient aux parties les plus externes de la magnétosphère, qui sont en contact avec le milieu interplanétaire. Les émissions aurorales UV et radio ont ainsi été imputées à l’interaction variable de la planète avec le vent solaire [4]. Cette interaction est analogue à celle qui prévaut dans le cas terrestre, mais suit un scénario différent. Les lignes de champ magnétique connectées à l’ovale auroral principal forment une frontière au travers de laquelle le mouvement global du plasma change brutalement : on parle de cisaillement de vitesse. Celui-ci a lieu entre les lignes de champ magnétique dites « fermées » (connectées aux deux pôles de la planète et qui tournent avec elle) et les lignes dites « ouvertes » (connectées à un seul pôle et emportées du côté jour vers le côté nuit par le vent solaire). Ce cisaillement produit – en vertu de la loi d’Ampère – un courant électrique à grande échelle qui circule le long des lignes de champ aurorales pour se refermer dans la haute atmosphère ionisée de Saturne. On parle de courant « aligné » avec les lignes de champ, l’équivalent des courants de Birkeland terrestres. À haute latitude, comme on l’a vu, la densité de plasma, dominée par les électrons (les ions, plus lourds, étant confinés à l’équateur), est faible et la continuité du courant nécessite d’accélérer les électrons ambiants restants [Note 3]. Dans le cas de Saturne, l’énergie cinétique mesurée des électrons ainsi accélérés qui précipitent dans l’atmosphère varie de 1 à 20 kiloélectronvolts [Note 4] d’une région à l’autre des aurores. L’arrivée de ces électrons énergétiques aux pôles magnétiques à toutes les longitudes permet d’expliquer l’ovale circumpolaire observé. L’intensification des aurores côté matin correspond dans ce scénario à un cisaillement de vitesse maximal, donc une accélération d’électrons plus efficace.

La résolution croissante des observations Hubble et l’arrivée de Cassini en orbite, jusqu’à l’extrême précision des images obtenues pendant le Grand Finale représentées sur la figure 5, ont révolutionné cette vision. L’ovale auroral, qu’on appellera désormais plus modestement ovale principal, n’est pas une structure continue, ni même toujours avec une forme d’ovale, mais morcelée en une grande variété de régions actives variables temporellement jusqu’à l’échelle de la minute qui signalent des processus complexes et dynamiques à petite échelle dans la magnétosphère [6]. En dehors de cet ovale coexistent trois grandes catégories d’émission.

À plus basse latitude, on trouve un ovale secondaire (initialement découvert sur l’image Hubble du 26 janvier 2004 de la figure 5 et bien visible sur celles de Cassini prises ultérieurement), peu variable et d’intensité beaucoup plus faible. Il a été attribué à la précipitation dans l’atmosphère d’une population d’électrons « chauds » (d’énergie ~1 keV) présente en permanence dans la partie de la magnétosphère la plus proche de Saturne. À plus haute latitude, on trouve des taches ou des arcs transitoires brillants. Ces émissions ont été directement reliées à l’interaction entre la magnétosphère et le vent solaire par un processus de reconnexion magnétique entre les lignes de champ planétaire et interplanétaire du côté jour de la magnétosphère capable de transférer de l’énergie aux particules. Ce type de signatures intermittentes, qui permet de cartographier de manière dynamique la portion de la magnétosphère ouverte sur le vent solaire, est l’équivalent des aurores peu intenses de cornet polaire (le cornet polaire, nommé cusp en anglais, est indiqué sur la figure 3) régulièrement observées sur Terre.

Enfin, une dernière composante aurorale a été identifiée sur seulement trois images UV de toute la mission Cassini, dont l’une, prise en 2008, est représentée sur la figure 6. Il s’agit d’une tache située exactement au « pied » magnétique de la lune Encelade : autrement dit, remonter la ligne de champ associée à cette tache aboutit au satellite. Ce type de signature est bien connu sur Jupiter, où des taches brillantes semblables sont associées aux lunes Io, Ganymède et Callisto. L’empreinte aurorale d’Encelade révèle une interaction planète-satellite qui prend la forme d’un autre système de courant électrique « aligné », généré par le déplacement de la lune dans le champ magnétique de la planète et se refermant le long des lignes de champ de haute latitude, où il peut à nouveau accélérer les électrons froids ambiants. Jusqu’à cette découverte, les interactions planète-satellite étaient l’apanage du système de Jupiter. Le cas Saturne-Encelade révèle un processus universel, avec des caractéristiques très différentes (émission faible et très variable).

 

6. (À gauche) image d’artiste associant une observation UV à distance de Cassini/UVis et une observation de particules énergétiques au-dessus d’encelade de l’instrument Cassini/inCA à quelques semaines d’intervalle. (À droite) Projection polaire de l’observation UV. en dehors des aurores intenses autour du pôle, une tache (encadrée en blanc) indique l’empreinte aurorale d’encelade.

 

Le mystère de la longueur du jour

Une question qui reste largement incomprise à l’issue de la mission Cassini forme un sujet d’étude majeur depuis Voyager :  la détermination de la période de rotation interne de Saturne [7]. Contrairement aux planètes rocheuses, il n’y a pas de repère fixe à suivre à la « surface » des planètes géantes où les nuages se déplacent le long de bandes de latitude à des vitesses différentes. Pour identifier la période de rotation interne, une alternative est de mesurer la période de modulation d’une observable liée au champ magnétique, lui-même formé dans le cœur planétaire. Les émissions radio ont été le diagnostic le plus utilisé, étant observables à distance et continûment pendant de longues périodes de temps. Les périodes radio mesurées pour les quatre planètes géantes (parfois vérifiées à l’aide d’autres mesures in situ) ont ainsi été officiellement adoptées comme périodes de rotation par l’Union astronomique internationale.

Cependant, l’existence même d’une période radio pour Saturne (séparant les sursauts radio réguliers indiqués par les flèches blanches sur le spectre dynamique de la figure 4) pose déjà un premier problème. Alors que l’angle entre l’axe de rotation et l’axe magnétique des autres géantes est significatif (d’une dizaine de degrés ou plus), ce qui conduit à interpréter la modulation radio observée par un observateur fixe comme un phare tournant, celui de Saturne est nul et ne devrait pas induire de modulation rotationnelle des émissions. Les observations à distance des sondes Ulysse dans les années 1990, puis Cassini à partir de 2003 ont révélé deux problèmes supplémentaires.

D’abord, la période radio mesurée varie d’environ 1 % à l’échelle de quelques années, une variation trop grande pour s’expliquer par une accélération ou un ralentissement du cœur planétaire. Ensuite, Saturne ne dispose pas d’une, mais de deux périodes radio, chacune correspondant à un hémisphère. Ces deux périodes radio varient lentement à l’échelle de quelques années de manière anti-corrélée. Une illustration de la variation des périodes radio nord et sud mesurées pendant la totalité de la mission Cassini est représentée sur la figure 7. Cette variation anti-corrélée à long terme a conduit à penser que la variation saisonnière[Note 5]  de l’illumination solaire des régions polaires pouvait jouer un rôle dans un « ralentissement » de la période de l’hémisphère éclairé par rapport à une période de référence interne plus courte, par son influence sur la conductivité ionosphérique et ainsi sur les systèmes de courant qui couplent la magnétosphère à l’ionosphère pour donner naissance aux émissions radio. Néanmoins, la figure 7 montre que les deux périodes radio se sont « croisées » plusieurs années après l’équinoxe, alors que la période sud avait atteint son maximum bien après le solstice. En d’autres termes, même l’hypothèse la plus aboutie de variation saisonnière n’explique pas tout.

Plusieurs découvertes sont néanmoins venues lever une partie du voile sur ce mystère. Les deux périodes radio nord/sud ont été observées dans nombre d’autres phénomènes de la magnétosphère (oscillations locales du champ magnétique ou de la densité de plasma, oscillations de l’intensité et de la position des aurores UV/visible/IR, oscillations des frontières de la magnétosphère, etc.). Toutes ces modulations sont la conséquence directe de deux systèmes de courants électriques « alignés » le long des lignes de champ magnétique, tournant chacun dans un hémisphère à une période propre. L’origine de ces systèmes de courant reste cependant inconnue. L’hypothèse la plus défendue postule l’existence de deux tourbillons géants de matière dans la haute atmosphère ionisée, capables de produire un courant électrique à longue durée de vie et avec des périodes de rotation contrôlées par l’interaction entre l’atmosphère ionisée et l’atmosphère neutre. Cependant, ils se situeraient dans une région peu dense difficile à sonder, même pour Cassini, et valider cette hypothèse reste un défi.

 

7. Périodogramme des émissions radio aurorales de saturne en fonction du temps. Les courbes bleues et orange, ajustées sur les signaux périodiques les plus intenses, correspondent aux périodes radio des hémisphères nord et sud. (L. Lamy, LESIA/Obs. de Paris/CNES)

 

L’exploration in situ, une clef pour aborder la microphysique

Le panorama dressé montre que nous avons désormais une bonne connaissance des différentes composantes des aurores de Saturne, leur distribution spatiale, leur budget d’énergie et leur dynamique sur des échelles de temps allant de la saison à la minute. Associée à un bon modèle de champ magnétique, tel celui bâti à partir des dernières mesures de Cassini, l’observation de ces émissions permet de diagnostiquer précisément les régions actives de la magnétosphère et nous éclaire sur les processus globaux qui s’y déroulent, telle que la circulation générale du plasma, les systèmes de courant électrique à grande échelle, l’interaction variable entre Saturne et le vent solaire, entre la planète et sa lune Encelade, etc. Entre ces deux bouts de la chaîne, l’étude de la microphysique des processus d’accélération et de rayonnement, c’est-à-dire la manière dont l’énergie est transférée de la magnétosphère vers les régions polaires, commence à peine à éclore. C’est en effet grâce aux mesures in situ acquises lors du Grand Finale, lorsque la sonde a traversé les régions où accélération des particules et rayonnement radio se produisent, que ces questions peuvent pour la première fois être abordées pour Saturne et comparées au cas terrestre. Le hasard des calendriers des agences spatiales faisant parfois bien les choses, la sonde américaine Juno mène en ce moment même, et depuis son arrivée en orbite polaire autour de Jupiter mi-2016, des mesures similaires permettant de faire de la planétologie comparée in situ en même temps pour les deux géantes ! Cette coïncidence forme un véritable âge d’or pour la physique aurorale planétaire, même s’il faudra certainement plusieurs décennies pour analyser pleinement les données de ces deux sondes. Les premiers résultats in situ du Grand Finale confirment une chose importante : le rayonnement radio auroral de Saturne est produit par le même mécanisme que celui de la Terre, même si c’est dans un environnement très différent [6]. Cela suggère un mécanisme de rayonnement universel, capable de révéler des exoplanètes en orbite autour d’étoiles plus lointaines que le Soleil. De quoi attendre leur détection avec plus d’impatience encore.

par Laurent Lamy | LESIA – Observatoire de Paris

Publié dans le magazine L’Astronomie Mars 2019

 

 

 

 

 

 

 

Remerciements : L’auteur de ces lignes remercie Renée Prangé pour une relecture minutieuse, dans l’esprit et la lettre, ainsi que le comité éditorial de l’Astronomie pour ses commentaires constructifs et pertinents.

Références

[1] F. Mottez, Aurores polaires – La Terre sous le vent du Soleil, Belin, 2017, ISBN 978-2-7011-9605-3.

[2] P. Zarka, « L’environnement magnétique des planètes », l’Astronomie, mars-avril 2007, p. 151-157.

[3] Un rapide bilan scientifique de la mission Cassini est dressé dans cette animation du JPL : www.jpl.nasa.gov/video/details.php?id=1464

[4] Cette animation d’images UV de Saturne prise en 2017 avec Hubble montre clairement la dynamique des aurores à l’échelle de plusieurs semaines : www.youtube.com/watch?v=v3pp7DhxPtk

[5] Le service CNRS/INSU APIS (Auroral Planetary Imaging and Spectroscopy) permet de compulser des observations aurorales planétaires en ligne : http://apis.obspm.fr [6] Cette animation des aurores visibles de Saturne mesurée en 2009 avec Cassini montre des rideaux d’émission tournant avec la planète variable à l’échelle de quelques dizaines de minutes : www.youtube.com/watch?v=yWOjfznja6o

[7] Cette animation grand public résume fidèlement la problématique de la modulation rotationnelle radio : www.sciencemag.org/news/2018/10/how-long-saturn-s-day-search-reveals-even-deeper-mystery

[8] Les premières traversées des sources du rayonnement radio auroral kronien ont livré leurs résultats : https://www.obspm.fr/cassini-grand-finale-une.html

 

Notes

  1. Les émissions de faisceau sont produites directement par les faisceaux de particules. Par opposition les émissions par impact sont produites par les molécules de l’atmosphère. – 2. Du grec Kronos, assimilé par les Romains à Saturne. – 3. Pour maintenir un courant électrique, il faut conserver le produit de la vitesse par la densité des porteurs de charge électrique (ici les électrons). Si la densité diminue, il faut augmenter la vitesse, donc accélérer les électrons. – 4. Le kiloélectronvolt (ou keV) est une unité d’énergie correspondant à celle d’un électron accéléré par un potentiel électrique de 1 000 volts. – 5. Saturne effectue une révolution autour du Soleil en 29 ans.
Aurores polaires et champs magnétiques – La grande diversité des magnétosphères planétaires

Aurores polaires et champs magnétiques – La grande diversité des magnétosphères planétaires

Draperies lumineuses vertes ou grandes étendues rouges dans le ciel, les aurores sont faciles à contempler dans les régions polaires de la Terre. On sait qu’elles résultent essentiellement de l’interaction du vent solaire avec l’atmosphère terrestre. Mais existent-elles sur chaque planète du Système solaire ? Les ingrédients indispensables pour les produire sont-ils réunis ailleurs que sur Terre ?

 

 

C’est dans la gamme des ultraviolets (UV) que les aurores sont les plus lumineuses. Les UV sont filtrés par l’atmosphère, donc on ne les voit pas depuis le sol. Depuis l’espace, les caméras UV sont les meilleurs instruments pour détecter les rayonnements à ces longueurs d’onde. En scrutant les autres planètes dans la gamme des UV, par exemple avec le télescope spatial Hubble, des aurores ont été observées sur Jupiter, Saturne et même Uranus !

 

LES ÉLECTRONS, LES PINCEAUX POUR PEINDRE LES AURORES

Les aurores sont engendrées par des particules chargées, principalement des électrons, venant de l’espace et dirigées vers la haute atmosphère de la planète. Lorsqu’un électron rencontre des atomes atmosphériques (un seul électron pouvant subir des dizaines de collisions), les atomes bousculés absorbent une partie de son énergie et la restituent sous forme de lumière, d’où la luminosité des aurores.

La question a longtemps été de savoir quelle était l’origine de ces électrons. Une source possible est le Soleil : notre étoile émet en permanence un vent peu dense mais très rapide (400 à 800 km/s, tant au niveau de la Terre qu’à des distances plus grandes) composé d’électrons et d’ions d’hydrogène H+ (c’est-à-dire des protons) et d’hélium He+. Pour la Terre, le vent solaire est effectivement la source des particules chargées aurorales. Pour Jupiter, dont les aurores sont très puissantes, le vent solaire, déjà peu dense au niveau de la Terre (5 électrons par centimètre cube), l’est encore moins près de Jupiter. Le flux de particules solaires ne peut permettre à lui seul d’expliquer les aurores de Jupiter, et encore moins celles de Saturne et d’Uranus.

Ce schéma de la magnétosphère de Saturne
présente les principaux ingrédients qui participent à sa structure globale. Ces ingrédients, comme le champ magnétique planétaire, les gaz ionisés, les anneaux et les poussières, sont communs aux quatre planètes géantes, mais pourtant chaque magnétosphère est unique au sein du Système solaire.

 

DES SOURCES D’ÉLECTRONS VARIÉES

L’exploration spatiale de Jupiter, commencée avec le passage des sondes Voyager à la fin des années 1970, a montré que le plus proche satellite de Jupiter, Io, possède des volcans extrêmement actifs (l’Astronomie no 151). Comme cela a été confirmé avec la sonde Galileo, une partie des panaches volcaniques de Io s’échappe et se satellise autour de Jupiter, formant une région riche en gaz ionisés par le rayonnement solaire, c’est-à-dire en ions moléculaires et en électrons. C’est une des sources principales d’électrons capables de produire les aurores de Jupiter.

De même pour Saturne, les observations de la sonde Cassini ont révélé que le satellite Encelade émet de grands panaches d’eau qui viennent alimenter un tore (un anneau assez épais) de gaz ionisé en orbite autour de Saturne. Mais l’approvisionnement en particules chargées ne suffit pas à tout expliquer. Il faut que celles-ci tombent sur la planète pour rencontrer le gaz atmosphérique, et qu’elles aient une énergie suffisante pour expliquer la luminosité des aurores observées.

Ces deux schémas présentent les ordres de grandeur de la longueur caractéristique de chaque magnétosphère planétaire, dans deux unités de mesure différentes. Cette longueur caractéristique est la distance de la frontière du champ magnétique planétaire côté jour, avant la région dominée par le vent solaire. En haut, la taille est donnée en fonction du rayon de la planète à l’origine de la magnétosphère, en bas cette distance est rapportée en kilomètres.

 

LA MAGNÉTOSPHÈRE, CHEVALET DU PEINTRE DES AURORES

Dans le cas de la Terre, seule une très petite partie du vent solaire qui rencontre la Terre est utilisée pour produire les aurores. En revanche, les électrons causant les aurores sont typiquement dix fois plus énergétiques que ceux arrivant directement du vent solaire. Donc, la Terre n’est pas un simple collecteur de vent solaire, c’est aussi un accélérateur de particules. Dans le cas de Jupiter et de Saturne, il existe aussi « quelque chose » qui permet aux particules des tores de Io et d’Encelade, piégés dans le plan équatorial de la planète, de s’en échapper pour finalement tomber avec de grandes énergies très près des pôles. Ce « quelque chose » est la magnétosphère.

La magnétosphère est la région dominée par le champ magnétique planétaire, qui forme une cavité dans le vent solaire ambiant. La Terre, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune et même la petite Mercure ont en commun d’avoir un champ magnétique structuré à l’échelle planétaire qui est à l’origine d’une magnétosphère. Notons ici que Mercure a un champ magnétique suffisant pour avoir une magnétosphère planétaire miniature, mais pas d’atmosphère, donc pas d’aurore.

Le champ magnétique est en tout cas le troisième ingrédient fondamental des aurores (en plus d’une atmosphère et des électrons). La magnétosphère permet en effet d’accélérer les particules issues du vent solaire, d’organiser la circulation des particules chargées en provenance des lunes et de les précipiter vers les pieds des lignes de champ magnétique de la planète.

La dynamique des magnétosphères
dépend beaucoup de la géométrie relative de l’axe magnétique de la planète par rapport à la direction du vent solaire.

 

DES MAGNÉTOSPHÈRES PLANÉTAIRES TRÈS DIVERSES

Les planètes « magnétisées », Mercure, la Terre et les planètes géantes, ont des champs magnétiques d’intensités très différentes. La pression magnétique fournie par la planète varie donc d’une planète à l’autre. Comme le vent solaire est de moins en moins dense en se propageant loin du Soleil, sa pression dynamique sur les planètes décroît quand on s’éloigne du Soleil. La taille caractéristique d’une magnétosphère résulte d’un équilibre de ces deux pressions. On a donc dans le Système solaire des magnétosphères de tailles extrêmement variées !

En plus de cette question de taille, la géométrie relative de la magnétosphère d’une planète par rapport à la direction de propagation du vent solaire peut varier au cours d’une journée (Uranus et Neptune), au cours des saisons (Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune) ou ne pas varier du tout (Mercure). C’est la conséquence de la rotation plus ou moins rapide des planètes, autour d’un axe de rotation plus ou moins aligné avec l’axe du champ magnétique.

La championne des changements de géométrie est sans aucun doute la magnétosphère d’Uranus, la plus exotique des magnétosphères planétaires et la moins explorée à ce jour : aucune mission n’a pour l’instant pu se mettre en orbite pour la mesurer en détail. Les simulations numériques permettent de comprendre comment la dynamique de la magnétosphère d’Uranus diffère de celle des autres planètes.

Ajoutons à cela la présence éventuelle de ceintures de radiation, d’interactions avec la surface ou l’atmosphère de la planète, de lunes sources de gaz ionisés, d’anneaux et de poussière, et l’on obtient toute une zoologie de phénomènes magnétosphériques qui font de chaque magnétosphère un laboratoire unique de physique des gaz ionisés !

Les magnétosphères d’Uranus et Neptune bouleversent notre compréhension des magnétosphères planétaires.

 

LES PLANÈTES SANS AURORES

Mars et Vénus ont une atmosphère, mais il leur manque, pour offir de belles aurores polaires, l’effet structurant et accélérateur d’une magnétosphère, car Mars et Vénus n’ont pas de champ magnétique développé à l’échelle de la planète. Neptune dispose d’une atmosphère, d’un champ magnétique, mais le vent solaire y est extrêmement ténu et, jusqu’à présent, aucune aurore n’y a été observée. Outre les planètes, la Lune n’a pas d’aurores, car elle n’a ni champ magnétique ni atmosphère.

En résumé, pour exhiber des aurores brillantes, il faut une atmosphère, une source de particules électriquement chargées qui peut être le vent solaire, ou une source interne liée à des satellites, et aussi une source d’énergie capable d’accélérer ces particules. Seules la Terre, Jupiter, Saturne et Uranus remplissent ces conditions dans l’état actuel des observations. Mais au-delà des aurores, la physique magnétosphérique permet d’étudier de nombreux phénomènes d’échanges d’énergie entre notre étoile et ses planètes. Cette interaction « magnétique » entre une étoile et ses planètes commence par ailleurs a être détectée au-delà de notre Système solaire. Les aurores ne permettant pas de tout comprendre, il est insuffisant de se contenter des observations depuis la Terre pour étudier l’environnement ionisé des planètes. Les magnétosphères planétaires sont donc des thèmes scientifiques fondamentaux des futures missions d’exploration du Système solaire.

 

 

Fabrice MOTTEZ – CNRS/Observatoire de Paris-PSL

Léa GRITON – Sorbonne Université, Lesia, Observatoire de Paris

 

Publié dans le magazine L’Astronomie Septembre 2021

Le vent solaire : quand le Soleil danse avec les planètes

Le vent solaire : quand le Soleil danse avec les planètes

Le vent solaire est invisible, et pourtant il est partout dans le Système solaire. Au cœur des objectifs de deux missions spatiales actuellement au plus près de notre étoile, il garde encore de nombreux mystères. Pourtant, comprendre son interaction avec les planètes, et en particulier la Terre, est un défi majeur pour la communauté scientifique.

Les astronomes ont, comme les botanistes, la manie de classer les objets de leurs découvertes en catégories, en familles, en classes, en sous-classes, aboutissant ainsi à de multiples zoologies célestes utiles à l’analyse des données d’observation et à la compréhension de l’Univers. Cette classification est, plus qu’utile, parfaitement nécessaire pour ordonner la pensée scientifique. Cependant, elle efface parfois un aspect fascinant du fonctionnement de l’Univers que sont les interactions.

1. Kristian Birkeland (à gauche), vers 1900, dans son laboratoire de l’université de Christiania (l’ancien nom de la ville d’Oslo), avec son expérience, la « terrela », qui tente de simuler le phénomène à l’origine des aurores polaires.

 

Interactions étoiles-planètes

Le Soleil est une étoile. C’est donc, par définition, un objet différent d’une planète. Et pourtant, le Soleil interagit avec la Terre. Cette interaction passe évidemment par la lumière, qui rayonne de l’étoile et baigne tous les objets alentour, mais pas seulement. L’atmosphère du Soleil est très vaste et se propage vers les planètes sous la forme d’un gaz qu’on appelle le vent solaire. Ce vent solaire interagit avec tout ce qui l’entoure, petits corps, planètes magnétisées et non magnétisées, poussières, lunes de planètes : rien autour du Soleil ne lui échappe. Les objets célestes ne peuvent donc pas éternellement être étudiés séparément, dans des boîtes bien délimitées et étanches, symbolisées par des départements d’agences spatiales différents ou des lignes de crédit séparées (l’on pense en particulier aux divisions habituelles d’« héliophysique » et de « planétologie »). L’étude des interactions étoile-planète commence, et c’est heureux, à se développer au-delà de notre Système solaire, alors même qu’elles sont encore mal comprises dans l’environnement proche de notre étoile. L’interaction étoile-planète peut couvrir de nombreux aspects, et je ne pourrai pas traiter ici des différentes facettes de cette interaction de manière exhaustive. Je me contenterai donc d’explorer ici un élément en particulier : le vent solaire et son interaction avec les planètes du Système solaire.

Un peu d’histoire

Il y a soixante-deux ans, un Américain de l’université de Chicago, Eugene Parker, construit pour la première fois une théorie du vent solaire. Il surnomme ainsi un phénomène que l’on soupçonne depuis les années 1850 de « peindre » les aurores polaires ou de perturber le télégraphe en attaquant le champ magnétique terrestre. À l’époque, on imagine des paquets de particules chargées émis de temps à autre par le Soleil et qui se propagent dans le vide. Au début du xxe siècle, le physicien norvégien Kristian Birkeland étudie sous toutes les coutures les aurores, concluant à l’existence de particules chargées émises par le Soleil en permanence, et non de manière sporadique. Un demi-siècle plus tard, ce ne sont pas les aurores mais les comètes qui amènent l’Allemand Ludwig Biermann à postuler qu’un flot continu de particules chargées venant de notre étoile pourrait expliquer la direction de la queue ionique des comètes et, peu de temps après, l’Anglais Sydney Chapman avance que l’atmosphère du Soleil pourrait s’étendre bien au-delà de l’orbite terrestre et que notre planète baignerait dedans.

Quand Eugene Parker publie en 1958 que tous ces Européens doivent parler d’une seule et même chose, un « gaz interplanétaire » qu’il appelle à l’oral « vent solaire », le débat scientifique s’enflamme et des campagnes d’observation voient le jour. Dès 1959, les premiers satellites confirment les résultats de Parker [1].

2. Cette magnifique image de la couronne solaire, prise lors de l’éclipse totale de 2017, révèle la structure du champ magnétique de notre étoile. on distingue très bien les lignes « ouvertes », s’échappant des trous coronaux aux pôles nord et sud, des lignes fermées, ou « boucles », plus nombreuses autour de l’équateur solaire. Ce sont les électrons qui émettent la lumière blanche photographiée ici : on voit tout de suite que le plasma est beaucoup plus dense autour des boucles fermées que le long des lignes ouvertes.
(© Miloslav Druckmüller/Peter Aniol/Vojtech Rušin/ubomír Klocok/Karel Martišek/Martin Dietzel)

 

Un vent solaire au coeur de plusieurs missions spatiales en cours

L’héliophysique connaît en ce moment un âge d’or, avec deux missions spatiales en train de sonder l’héliosphère interne au même moment. Lancée en août 2018,  Parker Solar Probe (Nasa) est en train de s’approcher au plus près du Soleil. En octobre 2020, puis en janvier 2021, la sonde a frôlé le Soleil à seulement 20 rayons solaires de notre étoile ! Aussi près de l’étoile, la comparaison entre les structures observées dans le vent solaire et les phénomènes à la surface du Soleil devient à la fois plus facile (les phénomènes d’altération liés à la propagation du vent ont un impact minimal) et plus complexe : le niveau de détail des structures à étudier donne le tournis ! Un peu plus loin, mais équipée d’instruments complémentaires, la sonde Solar Orbiter est toujours en phase de croisière, depuis son lancement en février 2020. Elle ne commencera ses mesures scientifiques optimisées qu’en fin d’année. En attendant, certains instruments sont allumés lors de campagnes dédiées et les premières données, d’une résolution inédite, sont en cours d’analyse. Le 26 septembre dernier, les deux sondes étaient alignées radialement par rapport au Soleil, et Parker Solar Probe était pratiquement arrivé au périhélie : cette configuration plutôt rare (c’est la seule de l’année 2020)  permet d’étudier plus en détail la propagation du vent, d’abord du Soleil à Parker Solar Probe, et ensuite de Parker Solar Probe à Solar Orbiter. Outre ces deux sondes, il y a bien sûr encore les observatoires spatiaux, comme SoHo, ou les télescopes solaires au sol, qui organisent des campagnes coordonnées pour mieux replacer les données collectées in situ dans leur contexte tridimensionnel.

 

Le vent solaire aujourd’hui

Le vent solaire est un plasma. C’est-à-dire que le vent solaire est un gaz qui, au niveau de l’orbite terrestre, est dix milliards de milliards de fois moins dense que l’air au niveau de la mer sur Terre. Sa température dépasse les cent mille degrés et sa vitesse moyenne est de plus d’un million de kilomètres par heure.

Le vent solaire, qui emporte avec lui 10–14 fois la masse du Soleil chaque année, résulte des réactions nucléaires qui ont lieu au sein de notre étoile. Il s’échappe en permanence de la couronne solaire, l’atmosphère principalement composée d’hydrogène chaud ionisé qui entoure le Soleil. La couronne solaire est particulièrement visible lors des éclipses par la Lune, d’où le nom de « couronne » (comme on peut le voir sur la fig. 2).

De nos jours, le vent solaire suscite toujours de nombreuses interrogations. En effet, l’héritage des observations passées a conduit à une séparation entre l’étude de l’atmosphère du Soleil, comprise entre la surface de l’étoile et une trentaine de rayons solaires de distance, et le vent solaire lui-même. L’étude de la couronne solaire est assurée par des instruments au sol [2] et les observatoires spatiaux, tandis que les mesures du vent solaire in situ sont prises bien au-delà du champ de vue des observatoires solaires, beaucoup plus loin de l’étoile, la plupart du temps au niveau de l’orbite terrestre.

Ainsi, Ulysses, la sonde de l’Agence spatiale européenne qui a permis d’explorer le vent solaire à la fois dans le plan de l’écliptique mais aussi au-dessus des pôles Nord et Sud solaires dans les années 1990, a prouvé que le vent solaire s’organise en fait en deux composantes principales : aux hautes latitudes, on observe essentiellement le vent solaire rapide, tandis que dans le plan de l’écliptique, où se trouvent les planètes, on mesure un mélange de vent solaire lent et de vent solaire rapide en proportions variables selon l’activité solaire. La sonde a révélé que la structuration du vent solaire dans l’héliosphère dépend de l’activité solaire, qui varie selon un cycle de onze ans environ (voir l’article « Le Nouveau cycle solaire est arrivé », l’Astronomie 143). Le vent rapide, qui se propage autour de 800 km/s, émane principalement des trous coronaux (des régions faiblement émissives en rayons X), qui se situent essentiellement aux pôles pendant la phase calme d’un cycle solaire. Le vent lent (se propageant à environ 400 km/s) doit provenir de régions à proximité de lignes de champ magnétique fermées. On devine ces lignes de champ fermées sur l’image d’éclipse de la figure 2, puisque les électrons qui suivent les lignes de champ magnétique réfléchissent de la lumière blanche issue du disque solaire. Ces lignes de champ fermées, ou « boucles »,  sont schématisées sur la figure 3.

 

3. sur ce schéma des lignes de champ magnétique du soleil sont représentées. Les lignes
« ouvertes », dont un seul des deux pieds est planté à la surface du soleil, sont dessinées en différentes couleurs en fonction de leur écartement à la direction radiale à leur base, à la surface du soleil : les lignes violettes sont alignées avec la direction radiale dès leur sortie du soleil, tandis que les lignes rouges s’alignent plus haut, du fait qu’elles contournent d’abord des lignes de champ magnétique fermées (en noir sur le schéma). Les lignes ouvertes sortent principalement des trous coronaux. Au-dessus d’un ensemble de boucles fermé se forme ce qu’on appelle un «helmet streamer», à cause de la forme en «casque» des lignes fermées. La polarité du champ magnétique s’inverse au-dessus de ces
streamers. Par contre, quand il y a deux boucles fermées côte à côte, on assiste à la formation d’un pseudo-streamer, et là la polarité du champ magnétique reste inchangée de part et d’autre des boucles fermées. toutes ces différentes géométries jouent un rôle crucial dans la formation de différents types de vent solaire. (Extrait de l’article de revue de Cranmer, en 2017)

 

Sachant cela, il reste de nombreuses questions sans réponse, qui constituent autant de défis théoriques, mathématiques, numériques, expérimentaux : la chercheuse américaine Nicoleen Viall et son collègue Joseph E. Borovsky ont publié début 2020 un article intitulé « Nine Outstanding Questions of Solar Wind Physics » (Neuf questions remarquables de la physique du vent solaire) qui les résume. Tout d’abord, les mécanismes physiques permettant d’expliquer l’origine du vent solaire, et en particulier de la composante lente du vent (se propageant à environ 400 km/s), restent aujourd’hui mal compris. Pour l’anecdote, quand j’expliquais que mon équipe, à l’Irap, travaille sur les origines du vent solaire lent [3], un petit malin en stage de 3e a haussé les épaules : « Ça vient du Soleil ! » Eh oui, jusque-là, on était au courant… Mais expliquer dans le détail comment ces particules chargées s’échappent à des vitesses différentes en fonction de leur source à la surface du Soleil, c’est déjà un peu plus compliqué ! En effet, le vent solaire lent n’est pas simplement plus lent, il a aussi une composition différente de celle du vent rapide. Les ions n’ont pas exactement les mêmes états d’ionisation dans les deux types de vent. Comme la composition peut difficilement être altérée au cours de la propagation du vent dans l’héliosphère, ces différences de composition sont sans doute liées à des mécanismes de formation différents à la surface du Soleil. Ce que l’on sait, c’est que la formation du vent solaire est étroitement liée à la structure du champ magnétique solaire, qui est lui-même issu de la zone de convection de notre étoile (lire le zoom de l’Astronomie no 145). La convection des gaz dans cette zone apporte de l’énergie, qui s’ajoute à l’énergie découlant des flux de champ magnétique, et cette énergie apporte de la chaleur à l’atmosphère solaire et commence à accélérer le vent. Les trois grandes questions liées à la formation du vent solaire sont donc : D’où vient le vent solaire sur la surface du Soleil ? Comment est-il éjecté ? Comment est-il accéléré ?

Mais ensuite, comment faire le lien entre les propriétés du vent solaire au niveau du Soleil et les propriétés mesurées au niveau de l’orbite terrestre ? Les processus de transport du vent solaire font l’objet de nombreuses études. En particulier, à partir d’une certaine distance, le vent solaire devient turbulent : la turbulence, décrite pour la première fois par Léonard de Vinci dans les écoulements d’eau, explique comment l’énergie peut être distribuée par les structures de grandes échelles vers les petites échelles, et ainsi expliquer l’organisation et le comportement des différentes populations de particules qui constituent le vent, et leur évolution liée à la propagation du vent. J’ai expliqué plus haut que le plasma interagit avec le champ magnétique. Un paramètre, qu’on appelle l’alfvénicité (du nom d’Hannes Alfvén, le physicien qui a découvert les ondes basse fréquence qui affectent à la fois le champ magnétique et le mouvement des ions), permet de décrire à quel point la vitesse du plasma est corrélée à la direction locale du champ magnétique. L’alfvénicité change avec la distance au Soleil, mais aussi d’une catégorie de vent à l’autre, en fonction de la source. Les ondes jouent aussi un rôle essentiel : ondes d’Alfvén, ondes magnéto-acoustiques, mais aussi ondes résultant d’effets cinétiques, c’est-à-dire intervenant aux petites échelles. Toutes ces ondes transmettent des informations souvent bien plus rapidement que le vent lui-même. Cela peut expliquer comment les flots de vents différents à la source vont ensuite se rencontrer, se mélanger et changer de propriétés au cours de leur voyage vers les planètes.

Les deux sondes actuellement en mission dans l’héliosphère interne, Parker Solar Probe (Nasa) et Solar Orbiter (Esa), vont permettre de résoudre nombre de ces questions en prenant des mesures au plus près de notre étoile (voir encadré 1). En particulier, Parker Solar Probe a effectué cet automne un passage à vingt rayons solaires du Soleil, une distance comprise dans le champ de vue des grands observatoires solaires. Le lien entre Soleil, origine du vent et propagation jusqu’à la Terre n’a jamais été aussi établi que maintenant.

 

Le vent solaire, un plasma

En 1928, Irving Langmuir (1881-1957) avait introduit le mot « plasma » pour désigner un gaz partiellement ou totalement ionisé. En 1963, David A. Frank-Kamenezki désignait pour la première fois le plasma comme le « quatrième état de la matière ». En ce sens, on ne peut considérer les lois régissant un plasma comme différentes de celles d’un gaz neutre. Malheureusement, elles sont plus complexes, car elles mêlent la mécanique des écoulements d’un fluide aux lois de l’électromagnétisme. Un plasma est donc un ensemble de particules chargées, des ions et des électrons, globalement neutre du point de vue électrique et qui présente néanmoins un comportement collectif. Ce dernier point signifie que lorsqu’on applique au plasma une perturbation, un grand nombre de particules de celui-ci sont impliquées dans la réponse macroscopique à la perturbation. On compare généralement l’effet des collisions binaires entre deux particules passant à proximité l’une de l’autre (effet dominant dans les gaz neutres) et l’effet des interactions collectives. Dans le vent solaire, l’effet des interactions collectives l’emporte très largement, et l’on dit que ce plasma est non collisionnel. Le plasma conduit l’électricité et interagit avec le champ magnétique. Le champ magnétique guide le plasma, mais celui-ci peut à son tour modifier le champ magnétique. De par sa nature de plasma, le vent solaire est étudié à des échelles diverses par différentes théories. Une particule chargée soumise à un champ magnétique dirigé dans une certaine direction effectue un mouvement circulaire autour d’une droite alignée avec la direction du champ magnétique (voir figure ci-contre), mouvement circulaire dont le rayon dépend de la masse de la particule, de l’intensité locale du champ magnétique et de la vitesse de la particule. Ce mouvement circulaire est appelé giration et le rayon de la giration est aussi connu sous le nom de rayon de Larmor. Ce mouvement de giration est aussi associé à une période de giration. Dans un champ magnétique intense et qui varie lentement à la fois dans l’espace et dans le temps (par rapport à la giration), on utilise la théorie du centre-guide pour décrire le mouvement d’une particule par rapport au tube de flux magnétique. Cette théorie permet de comprendre la manière dont une particule chargée évolue par rapport au champ magnétique. Cependant, pour des raisons de calcul évidentes, les équations du mouvement sont impossibles à résoudre pour chacune des millions ou des milliards de particules en jeu dans les phénomènes qui nous intéressent à l’échelle des objets célestes. Il faut donc, pour comprendre les comportements des particules qui composent le plasma, se reposer sur les calculs statistiques, et notamment la probabilité qu’il y ait une particule dotée de telle vitesse à tel endroit. Cette fonction de probabilité est appelée fonction de distribution. Dans le cas général d’un plasma peu collisionnel, une description détaillée de la fonction de distribution des particules est nécessaire, notamment lorsque l’on s’intéresse aux petites échelles, en dessous du rayon de giration des particules. C’est le domaine des théories cinétiques des plasmas, le plus souvent basées sur des équations du type de l’équation de Boltzmann pour le gaz [5], mais avec des termes de forces d’interactions plus complexes. Leur utilisation pour simuler un plasma aux grandes échelles (une magnétosphère planétaire par exemple) est malheureusement très difficile à cause de leur lourdeur en matière de ressources de calcul numérique. Enfin, lorsqu’on s’intéresse prioritairement aux grandes échelles, on peut négliger (sous certaines conditions) les phénomènes microscopiques et considérer le plasma comme un fluide d’ions et un fluide d’électrons, voire comme un fluide unique de particules chargées. La théorie basée sur cette dernière hypothèse est appelée la magnétohydrodynamique (MHD). Les plasmas n’existent pas à l’état naturel sur Terre, mais constituent plus de 99 % de la matière connue de l’Univers, et le plasma du Système solaire est le seul accessible pour les mesures in situ. Sur Terre, les plasmas « artificiels » sont étudiés pour essayer de produire de l’énergie nucléaire par fusion, comme dans le Soleil (et non par fission comme dans les centrales nucléaires actuelles), afin, entre autres problèmes, de réduire l’abondance des déchets liés actuellement à la production d’énergie nucléaire. Ainsi, confronter les théories de la physique des plasmas aux observations effectuées dans le vent solaire est un excellent moyen de faire progresser la physique des plasmas en soi, avec de futures retombées essentielles pour l’humanité

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La magnétosphère  de la Terre et son interaction  avec le vent solaire

Le vent solaire, s’il est fascinant, est surtout extrêmement dangereux pour les êtres vivants et les objets fonctionnant avec de l’électricité. Heureusement pour nous, et pour nos satellites artificiels, la Terre possède elle-même un champ magnétique complexe et puissant, qui permet de détourner le vent solaire à son arrivée à proximité de la Terre. La présence du champ magnétique terrestre bloque en effet le vent solaire dans sa course, formant ce qu’on appelle un choc (sur le même principe que le choc en forme de cône formé dans l’air par les avions quand ils passent le mur du son). Au niveau du choc, la vitesse du vent solaire dans la direction Soleil-planète passe de 400 km/s à une vitesse très faible, c’est très violent. Le vent est ensuite dévié de part et d’autre de la magnétopause, la frontière de la région dominée par le champ magnétique terrestre. Le vent est ensuite transporté vers le côté nuit, en exerçant de fait une pression sur le champ magnétique terrestre qui s’allonge autour d’une longue queue magnétosphérique. Au niveau de l’équateur, les lignes de champ sortantes se retrouvent collées au lignes de champ entrantes : c’est ainsi que se forme une région de fort courant électrique, qui parfois casse les lignes de champ magnétique (ce qu’on appelle un « orage magnétique »), permettant momentanément aux particules de vent solaire d’entrer dans la magnétosphère terrestre et de remonter le long des boucles fermées, côté nuit. Mais qu’il y ait un orage magnétique ou non, les particules de vent solaire qui remontent vers le pic des lignes fermées, à proximité du cercle polaire, peuvent provoquer les fameuses aurores boréales (dans l’hémisphère Nord) ou australes (dans l’hémisphère Sud, au-dessus de l’océan et du continent antarctique, donc plus rarement observées).

Lorsque le vent solaire est suffisamment puissant, il peut écraser le champ magnétique de la Terre côté jour. Les boucles fermées au niveau de l’équateur peinent alors à résister, et les satellites artificiels peuvent se retrouver sans protection. Pire, le vent solaire peut directement atteindre la surface de la Terre, comme lors de la très grosse tempête de vent solaire de 1859, qui avait provoqué de grosses perturbations du réseau de télégraphie. Si une telle tempête avait lieu aujourd’hui, les dégâts causés sur les infrastructures électriques se chiffreraient en centaines de milliards de dollars et la pagaille provoquée par ces destructions simultanées d’infrastructures à l’échelle d’un continent serait fort grande. Pour anticiper un tel désordre, les agences spatiales, mais aussi les grands groupes industriels privés de l’aérospatiale ont mis en place des programmes de surveillance du Soleil et de modélisation de la propagation du vent, en essayant de prédire ainsi l’arrivée de tempêtes solaires. C’est ce qu’on appelle la météorologie de l’espace.

4. Vue d’artiste de la magnétosphère de la terre avec les principales frontières représentées (les échelles de distance ne sont pas respectées) : le choc en amont (bow shock), la magnétopause et, entre les deux, la région appelée magnétogaine (magnetosheath). on y voit aussi deux satellites, Cluster et XMM-Newton, dont la mission consiste à prendre des mesures de la magnétosphère de la terre. (ESA/ATG medialab)

 

Les magnétosphères planétaires interagissent différemment avec le vent solaire

Chaque magnétosphère planétaire est unique ! Les ingrédients de base sont pourtant les mêmes : un champ magnétique planétaire, du vent solaire, mais comme les propriétés de ces deux éléments changent d’une planète à l’autre, cela résulte en six cas très distincts. Si l’on place à part la magnétosphère de Mercure, qui est vraiment toute petite, on peut comparer les tailles caractéristiques des quatre magnétosphères géantes à celle de la Terre de plusieurs manières.

La taille caractéristique est définie par l’équilibre entre la pression dynamique du vent solaire au niveau de l’orbite de la planète et la pression magnétique exercée par le champ magnétique de la planète. On voit bien, sur les schémas A et B, que Jupiter a une magnétosphère gigantesque : le champ magnétique interplanétaire, transporté par le vent solaire, met une dizaine de jours à se connecter puis à se déconnecter de la planète ! Sur Mercure, cette durée de connexion magnétique est de l’ordre de la minute ! L’autre horloge de la physique magnétosphérique est dictée par la rotation planétaire. Dans le cas de Mercure, celle-ci est négligeable. Elle commence à jouer un rôle dans la magnétosphère terrestre. Mais c’est surtout pour les magnétosphères des planètes géantes que la rotation planétaire dicte le bal. Avec des périodes de rotation de 10 à 17 heures, et des inclinaisons d’axe magnétique pouvant aller jusqu’à 60° (pour Uranus), la dynamique globale des magnétosphères géantes est absolument fascinante [6].

 

Que peuvent nous apprendre les autres planètes magnétisées ?

La magnétosphère de la Terre permet aussi de faire de la planétologie comparée : l’étude de l’interaction du vent solaire avec les autres planètes du Système solaire est essentielle à la compréhension de notre situation terrestre. De la génération du champ magnétique à la dynamique globale de la magnétosphère, en passant par des phénomènes étudiés aux toutes petites échelles, l’observation et l’exploration des autres planètes nous apportent des éléments de réponse indispensables à la construction de notre puzzle scientifique.

Le premier constat que l’on peut faire, c’est que toutes les planètes n’ont pas un champ magnétique global, à l’échelle de la planète. Vénus et Mars n’ont en effet pas (ou plus) de champ magnétique. Cela pose de grandes questions, notamment sur le rôle du champ magnétique planétaire dans la protection du développement de la vie. Et bien sûr, dans le cas de Mars, la question de l’envoi d’astronautes et des effets du vent solaire sur les organismes et les installations artificielles est délicate. En revanche, étrangement, Mercure a gardé un champ magnétique certes peu intense, mais suffisant pour soutenir une petite magnétosphère. C’est la seule magnétosphère du Système solaire dont l’échelle de distance caractéristique (mesurée par la position de la magnétopause côté jour) est du même ordre de grandeur que le rayon de la planète elle-même. Pour les autres magnétosphères planétaires (lire encadré 3), la planète est bien plus petite, et peut-être quasiment considérée comme un point par rapport à la totalité de la magnétosphère. Les planètes géantes ont en effet des champs magnétiques très intenses. La reine des magnétosphères planétaires est celle de Jupiter : la queue de la magnétosphère de Jupiter s’étend jusqu’à l’orbite de Saturne !

 

Les magnétosphères des planètes géantes sont plus ou moins bien connues, en fonction du nombre de missions spatiales qui ont été dédiées à chacune d’entre elles. Mais en combinant mesures in situ et observations au télescope (notamment les radiotélescopes ou les observatoires spatiaux comme Hubble), on arrive à trouver moult indices qui permettent de reconstituer d’incroyables raisonnements scientifiques : par exemple, on étudie l’interaction de la magnétosphère de Saturne avec ses anneaux, l’impact de la lune magnétisée Io sur les aurores polaires de Jupiter, ou encore on retrouve l’orientation du champ magnétique d’Uranus grâce aux quelques pixels lumineux qui correspondent aux aurores sur la planète [4] !

Toutes ces découvertes sont bien sûr à mettre en parallèle avec l’observation des exoplanètes ! Les interactions étoiles-exoplanètes magnétisées commencent à être détectées, ouvrant tout un nouveau domaine de recherche passionnant sur l’interaction des étoiles avec leurs planètes. Le vent solaire est donc, sous bien des aspects, une composante essentielle de l’astrophysique actuelle.

 

Léa Griton | Institut de recherche en astrophysique et planétologie, Toulouse

Publié dans le magazine L’Astronomie Février 2021

 

 

 

 

 

Notes

1. Pour en savoir plus sur l’histoire de la découverte du vent solaire, on conseille l’ouvrage de référence (en anglais) de Nicole Meyer-Vernet et celui de Fabrice Mottez, Aurores polaires – La Terre sous le vent du Soleil, Éditions Belin (en français), 2017. 2. Notamment grâce aux coronographes, voir l’article sur l’histoire des observations solaires dans l’Astronomie, no 143. Ce projet est financé par l’European Research Council sous la direction d’Alexis Rouillard, chargé de recherches au CNRS. 4. Lire l’article de Laurent Lamy sur la magnétosphère de Saturne paru dans l’Astronomie no 125, mars 2019. 5. Voir entre autres Goedbloed and Poedts (2004) ou Russell et al. (2016). 6. Je reviendrai dessus plus en détail dans un prochain article, mais pour les curieux, mon manuscrit de thèse est téléchargeable en ligne : [http://www.theses.fr/2018PSLEO006].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les couleurs de Betelgeuse

Les couleurs de Betelgeuse

L’intérêt des observations prétélescopiques pour l’astrophysique moderne

 

Dagmar et Ralph Neuhäuser ont étudié les observations de couleur des étoiles consignées dans des textes anciens, notamment ceux décrivant les observations de ce que nous appelons maintenant des supernovae. Ils ont ainsi montré que l’étoile Bételgeuse a changé de couleur au cours des derniers siècles. Cette observation permet de mieux contraindre sa masse, son état évolutif, et de permettre une prédiction quant à l’époque où elle deviendra elle aussi une supernova. Ce texte, traduit en français par Fabrice Mottez pour l’Astronomie, a été publié très récemment en anglais dans la revue Astronomy & Geophysics [1].

 

« Voici que, directement au-dessus de ma tête, j’aperçus soudain une étoile étrange, dont la lumière brillait d’un éclat radieux et frappa mes yeux. Étonné, stupéfait, je suis resté immobile, les yeux fixés sur elle pendant un certain temps et j’ai remarqué qu’elle était placée près des étoiles que l’Antiquité attribuait à Cassiopée [2]. »

C’est ainsi que le jeune astronome danois Tycho Brahe (1546-1601) décrivit sa première observation de la nova stella le soir du 11 novembre 1572, après que le temps couvert eut empêché les jours précédents sa surveillance habituelle du ciel. Il y a 450 ans, la nouvelle étoile est apparue, à quelques degrés seulement du W céleste, dans la constellation de Cassiopée. Elle avait déjà été observée, le 6 novembre, par Maurolyco (Sicile, Italie), Schuler (Wittenberg, Allemagne) et en Corée. Si Brahe, qui devint plus tard astronome à la cour de l’empereur Rodolphe II à Prague, ne fut pas le premier à observer ce que nous appelons aujourd’hui la supernova 1572, il en avait bel et bien effectué les mesures les plus détaillées et les plus précises, publiées intégralement dans son ouvrage posthume Astronomiae instauratae progymnasmata : « Je commençai à mesurer sa position et sa distance par rapport aux étoiles voisines de Cassiopée et à noter avec un soin extrême ce qui était visible à l’œil concernant sa taille apparente, sa forme, sa couleur et d’autres aspects [3]. »

On pourrait regretter que les deux plus brillantes supernovae visibles à l’œil nu, celle de 1572 et celle de 1604 (cette dernière a été intensivement suivie, peu après la mort de Brahe, par son ancien assistant, Johannes Kepler), se soient produites quelques années seulement avant l’invention du télescope. Aucune supernova galactique n’a été aussi brillante depuis lors. Cependant, les observations de Tycho Brahe sur la position de la supernova et ses variations de luminosité et de couleur sont l’exemple même de la manière dont les observations non télescopiques devraient être utilisées pour acquérir de nouvelles connaissances scientifiques, autrefois comme aujourd’hui.

 

 « Elle n’était pas aussi rouge que celui de l’épaule mais plutôt de la couleur d’Aldébaran »

 

En tant qu’astronome de la cour danoise et disposant d’un budget important, Brahe pourra par la suite développer et construire des instruments toujours plus grands dans son propre atelier, afin d’améliorer continuellement la précision astrométrique de ses mesures. Cependant, en 1572 et en 1573, il dut se contenter d’un petit sextant à main pour mesurer la position de la nova. Pourtant, dans sa première publication (en 1573) sur la nouvelle étoile, il concluait avec minutie : « Il est maintenant évident […] puisque après plusieurs mois, elle n’a pas avancé d’une minute par son propre mouvement depuis l’endroit où je l’ai vue pour la première fois […] que cette nouvelle étoile ne se trouve donc ni dans la région sublunaire ni dans les orbites des sept étoiles errantes, mais dans la huitième sphère, parmi les autres étoiles fixes [4]. »

Tycho fondait ses considérations sur le système géocentrique classique, aristotélicien et ptolémaïque, même s’il était également réceptif aux théories coperniciennes (qu’il avait présentées et améliorées). Il avait bien compris qu’il n’y avait pas encore de preuve du mouvement de la Terre autour du Soleil ni de la rotation de la Terre autour de son propre axe, lesquels ne seraient démontrés que bien plus tard. Au lieu de cela, il développa un système intermédiaire, appelé aujourd’hui le système tychonique, dans lequel le Soleil et la Lune gravitent autour de la Terre, mais où les autres planètes gravitent directement autour du Soleil.

Tycho Brahe suivit méticuleusement non seulement la position de la nouvelle étoile (qui se révéla fixe – sic !), mais aussi les variations de sa luminosité : « Lorsqu’elle fut vue pour la première fois, la brillance de la nova surpassait celle de toutes les étoiles fixes, Véga et Sirius comprises. Elle était même un peu plus brillante que Jupiter, qui se levait alors au coucher du Soleil, de sorte qu’elle égalait Vénus lorsque cette planète brillait au maximum de son éclat […]. La nova est restée à peu près aussi brillante pendant presque tout le mois de novembre. Par temps clair, de nombreux observateurs la virent en plein jour, même à midi […]. La nova était aussi brillante que Vénus en novembre. En décembre, elle était à peu près égale à Jupiter [5]. »

Les mesures de positionnement par Tycho ont été utilisées au xxe siècle [6] pour déterminer les coordonnées précises de la supernova, c’est-à-dire de la grande sphère gazeuse, toujours en expansion et presque symétrique. Cela a conduit en 1952 à l’identification du reste de la supernova grâce à ses émissions en radio. En outre, les données de Brahe sur la luminosité ont pu être utilisées par Baade, en 1945, pour construire la courbe de lumière de la nova stella et la classer comme une supernova de type I (aujourd’hui Ia). Il est particulièrement profitable que Brahe ait toujours cité des objets pour les comparer à ses observations, de sorte que nous pouvons aujourd’hui les convertir en valeurs de magnitude précises.

Brahe a utilisé une technique similaire pour la variation de couleur : « En ce qui concerne la couleur de cette étoile, elle n’est pas toujours restée la même, au début on la voyait blanchâtre, et elle se rapprochait d’une lueur semblable à celle de Jupiter, mais, au fil du temps, en se réduisant, son éclat dégénéra en une rougeoyante lueur de Mars : elle était comme Aldébaran, ou celle qui est rouge dans l’épaule droite d’Orion [c’est-à-dire Bételgeuse]. Mais elle n’était pas aussi rouge que celle de l’épaule, mais plutôt de la couleur d’Aldébaran [7] » (fig. 1).

Des déterminations et des spécifications plus précises des couleurs et de leurs petites différences sont difficilement imaginables s’agissant d’observations à l’œil nu !

 

1. Les principales étoiles d’Orion pendant le grand assombrissement (tournant 2019-2020) de Bételgeuse en 2019 et 2020. Bételgeuse, alpha Orionis, « la main de la géante » en haut à gauche, est restée rouge pendant sa phase d’assombrissement. L’étoile bleue Bellatrix (gamma Orionis, « la guerrière ») est en haut à droite ; la blanc bleuâtre Rigel (bêta Orionis) est en bas à droite, et la bleue Saiph (kappa Orionis) en bas à gauche. Au milieu, on peut voir les trois étoiles bien alignées du baudrier, d’où pend l’épée d’Orion avec la fameuse nébuleuse M 42. (ESO)

 

En décembre 2019, Bételgeuse qui est la plus célèbre des étoiles supergéantes rouges apparaît moins lumineuse que d’habitude. (ESO)

Les indices de couleur et un test pratique

Aujourd’hui, nous utilisons ce que l’on appelle l’indice de couleur pour quantifier la couleur d’une étoile ou d’une planète ; il s’agit de la différence de luminosité de deux gammes de longueurs d’onde, par exemple B-V dans le bleu et le visuel, l’unité étant la magnitude (mag). De tels indices de couleur sont à nouveau qualifiés par des termes de couleur : « rouge » pour B-V ≥ 1,4 mag ; « orange » pour B-V dans l’intervalle 0,8-1,4 mag ; « jaune » pour B-V = 0,6-0,8 mag ; « blanc » pour B-V = 0,0-0,3 mag [8] ; « bleu » pour B-V ≤ 0,0 mag. Le « vert » (B-V = 0,3-0,6 mag) n’est pas discernable comme couleur d’étoile par l’œil humain, mais apparaît comme jaunâtre ou blanchâtre.

Bien que la délimitation exacte des frontières entre les gammes de couleur soit un problème quelque peu secondaire, les indices de couleur ainsi définis coïncident dans l’ensemble avec notre perception quotidienne des couleurs des étoiles, ainsi qu’avec celle des observateurs chevronnés avant l’utilisation des télescopes. Il n’est pas justifié de considérer la perception des couleurs des étoiles comme purement subjective, ni individuellement ni pour une culture entière : notre vaste compilation de toutes les études prétélescopiques connues sur la couleur des étoiles montre que, lorsque les observateurs prétélescopiques spécifiaient la couleur d’une étoile, même en utilisant un simple terme (par exemple « rouge »), cela reflétait approximativement l’indice de couleur B-V correspondant (Neuhäuser et al., en préparation).

L’astronome espagnole Pilar Ruiz-Lapuente [9] a utilisé les données de couleur de Tycho et d’autres pour en déduire les indices de couleur correspondants et classer à nouveau SN 1572 dans le type Ia (explosion thermonucléaire d’une ou deux naines blanches). En 2022, lors de la réunion annuelle de la Société européenne d’astronomie, à Valence, en Espagne, au cours de sessions spéciales célébrant le 450e anniversaire des observations de supernova par Tycho Brahe, nous avons pu montrer que des questions subtiles concernant la datation, la sursaturation à la luminosité excessive autour du pic et la conversion des termes du texte en indices numériques – en tenant également compte d’autres observations provenant d’Europe, d’Arabie et d’Asie de l’Est – peuvent conduire à des détails supplémentaires concernant le sous-type, qui permettront de déterminer si SN 1572 est une supernova de type Ia « normale » ou ayant une phase d’intensification lumineuse rapide.

En effet, un observateur expérimenté peut discerner de petites variations ou différences d’indice de couleur, même sans télescope ni autre instrument. Cela peut être facilement vérifié par exemple en comparant Bételgeuse elle-même (l’épaule orientale d’Orion) à Aldébaran (l’œil du Taureau), ainsi qu’à Pollux dans les Gémeaux et à Capella dans le Cocher ; tandis que cette dernière apparaît clairement jaunâtre à la plupart des observateurs (B-V = 0,8 mag), Pollux présente une teinte rose (B-V = 0,97 mag), Aldébaran apparaît encore plus rose (B-V = 1,48 mag) et Bételgeuse, bien sûr, est maintenant la plus rouge d’entre toutes ces étoiles (B-V = 1,78 ±0,05 mag). (La gamme d’indices de couleur donnée pour Bételgeuse provient de divers phénomènes de variabilité qui se combinent.) D’autres étoiles rougeâtres, visibles en hiver, période de l’année ou apparut la nova stella, sont observées dans Andromède (Mirach avec B-V = 1,59 mag), dans le Bélier (Hamal avec B-V = 1,16 mag), ainsi que dans la zone circumpolaire (Kochab, bêta UMi, avec B-V = 1,48 mag) ou Dubhé (alpha UMa avec seulement 1,06 mag). Antarès, dans le Scorpion, est l’étoile brillante la plus rouge (Antarès A, sa primaire, a pour indice B-V = 1,88 mag), mais elle est à peine visible pendant l’hiver boréal.

 

Diagramme de Hertzsprung-Russell

Lorsque la nouvelle étoile montra son rougeoiement maximal, Tycho Brahe nota : « Elle était comme Aldébaran, ou celle qui est rouge dans l’épaule droite d’Orion [c’est-à-dire Bételgeuse]. Mais elle n’était pas aussi rouge que celle de l’épaule, mais plutôt de la couleur d’Aldébaran. »

Ce texte n’illustre pas seulement la technique, à savoir donner des objets de comparaison, mais indique clairement que Bételgeuse était plus rouge, même légèrement, qu’Aldébaran. Aujourd’hui, Aldébaran et Bételgeuse ont des indices de couleur qui diffèrent de 0,3 mag, et cette différence est facilement perceptible à l’œil nu. Était-elle plus faible à l’époque de Tycho ? La couleur des étoiles change-t-elle donc avec le temps ?

La couleur d’une étoile dépend principalement de sa masse et de son âge. Les étoiles les plus massives sont soit bleu-blanc, soit rouges ; seules quelques-unes, en phase de transition, apparaissent jaunes ou orange. Et comme on voit peu d’étoiles dans cette phase de transition, celle-ci doit être brève. Les étoiles dont la masse est de 8 à 18 fois celle du Soleil peuvent franchir ce que nous appelons le trou des géantes jaunes [10] en une dizaine de milliers d’années, un laps de temps très court pour les astronomes, de sorte que certains changements de couleur pourraient même s’être produits au cours des derniers millénaires. Lors de cette phase particulière d’évolution, la combustion de l’hydrogène dans le noyau cesse, la fusion de l’hélium dans le noyau et la combustion de l’hydrogène dans l’enveloppe s’activent, de sorte que l’étoile quitte ce que nous appelons la séquence principale dans le diagramme de Hertzsprung-Russell (diagramme H-R), une étoile naine bleu-blanc devenant une géante rouge (fig. 2).

 

2. Le diagramme couleur-magnitude (similaire au diagramme de Hertzsprung-Russell) montre la magnitude absolue des étoiles ou leur luminosité en fonction de leur indice de couleur (ou type spectral ou température). La plupart des étoiles se trouvent sur la séquence principale (bleue, blanche, jaune, orange, rouge) correspondant à la longue phase de fusion de l’hydrogène en leur cœur, la plupart des autres sont des géantes rouges (comme Aldébaran, Arcturus et Pollux) ou des supergéantes rouges (comme Bételgeuse et Antarès). Seules quelques étoiles se situent entre la séquence principale et celle des géantes, dans cette région appelée « trou des géantes jaunes [10] ». En effet, si toutes les étoiles massives la traversent, elles le font rapidement, elles sont donc peu à le faire à un instant donné. (M. Mugrauer, AIU Jena)

 

Dans Neuhäuser R. et coll. (2022), nous avons placé sur le diagramme couleur-magnitude les 236 étoiles de magnitude apparente inférieure à 3,3 mag, c’est-à-dire jusqu’à la limite de détection des couleurs à l’œil nu (l’une des étoiles les plus faibles étant iota Draconis). Seule une douzaine d’étoiles parmi les plus massives occupent actuellement cet espace du diagramme entre le bleu-blanc et le rouge, dont Sadr (gamma Cygni) et Wezen (delta Canis Majoris). Canopus (alpha Carinae) vient d’entrer dans cette phase instable de sa vie. Bételgeuse vient de dépasser cette phase, Antarès est devenue une supergéante rouge depuis un certain temps. Aldébaran est déjà une géante rouge, mais sa masse n’est que d’une masse solaire environ, de sorte que son évolution est lente ; il en va de même pour Pollux, étoile de deux masses solaires.

D’après la position de Bételgeuse dans le diagramme couleur-magnitude, non seulement on pourrait imaginer rétrospectivement un changement de couleur rapide au cours des derniers millénaires, mais cela pourrait être confirmé et quantifié avec précision grâce à des sources historiques remontant à l’Antiquité.

La couleur des étoiles vue par Ptolémée et dans le monde méditerranéen

On trouve des relevés d’observations célestes dans de nombreuses cultures ; elles constituent des archives précieuses pour l’astronomie moderne. Toutefois, leur utilisation pour la science exige un soin particulier, qui n’était pas toujours appliqué dans le passé. Un exemple malheureux est la discussion sur le présumé changement de la couleur de Sirius, laquelle serait passée du rougeâtre dans l’Antiquité au blanc aujourd’hui (B-V = 0,01 mag). Cela n’est pas possible d’un point de vue physique (la compagne naine blanche de l’étoile binaire Sirius est bien trop froide pour s’être formée à partir d’une géante rouge au cours de l’histoire) ; une application stricte des méthodes de critique historique aurait montré que d’autres documents de l’Antiquité avaient correctement indiqué que Sirius était bleue ou blanche, ou encore panachée, c’est-à-dire qu’elle montrait des rayons de différentes couleurs (y compris rouges) en quelques secondes, et ce en raison de la forte scintillation qui la caractérise (ne pas oublier que c’est l’étoile la plus brillante dans le ciel, excepté le Soleil) [11]. Étant donné le profond fossé culturel qui nous sépare du passé lointain, la bonne compréhension des données recueillies ne va pas de soi ; un examen critique des sources nécessite un travail transdisciplinaire avec des chercheurs spécialisés en histoire, en philologie (langues) et en philosophie naturelle.

Ainsi, dans l’Almageste de Ptolémée, où toutes ces étoiles sont qualifiées, dans le grec d’origine, de hypokirros, Sirius semble être donnée comme quelque peu rougeâtre, de même que Pollux, Bételgeuse, Arcturus, Aldébaran et Antarès. Or, dans l’autre ouvrage essentiel de Ptolémée, le Tetrabiblos, seules les trois dernières étaient décrites en ces termes. Dans l’Almageste, hypokirros indique manifestement une gamme d’indices de couleur : la jaunâtre mais brillante Capella (alpha Aurigae avec B-V = 0,8 mag) n’y est pas incluse, tandis qu’y est mentionnée la légèrement plus rougeâtre Pollux (B-V = 0,97 mag), et hypokirros comprend toutes les teintes jusqu’à Antarès A (B-V = 1,88 mag). Ici, il est pertinent de noter que, selon l’interprétation physique moderne de leur emplacement dans le diagramme H-R, les autres étoiles listées (Pollux, Arcturus, Aldébaran, Antarès) n’ont pas changé significativement de couleur au cours des deux derniers millénaires. Dans le Tetrabiblos, la sélection d’étoiles semble montrer un consensus sur celles étiquetées hypokirros dans l’Antiquité, à savoir Arcturus, Aldébaran et Antarès, mais pas Bételgeuse, même si elle est maintenant à peu près aussi rouge (et même plus brillante) qu’Antarès. D’autres savants de l’Antiquité méditerranéenne donnent également des spécifications cohérentes des couleurs des étoiles : Germanicus, Manilius et Cleomedes citent quelques étoiles brillantes comme étant rouges, en particulier Antarès, ainsi qu’Aldébaran et Mirach, mais pas Bételgeuse.

 

La couleur de Bételgeuse décrite par Hygin

Pour Bételgeuse, l’Antiquité nous offre deux sources principales et indépendantes qui répondent au critère « tychonique », mentionné ci-dessus, consistant à comparer les couleurs des astres observés à celles des étoiles standard : une source latine, avec Hygin, et une source chinoise.

Dans son De Astronomia, Hygin (Caius Julius Hyginus, 67 av. J.-C.-17 apr. J.-C.) a écrit [12] dans le livre IV :

« 17. L’astre de Jupiter […] est de grosseur importante ; son apparence est semblable à celle de la Lyre.

18. L’astre du Soleil […] est de grosseur importante et couleur de feu ; il ressemble à l’étoile située sur l’épaule droite d’Orion [Bételgeuse]. […] Pour quelques-uns, c’est l’astre de Saturne ;

19. Il nous reste à parler de l’astre de Mars, que l’on appelle encore Pyroïs [c’est-à-dire le fougueux]. Il n’est bien sûr pas de taille importante, mais son apparence ressemble à une flamme. »

Jupiter, Saturne et Mars, toutes bien visibles en ce début d’année 2023, sont données et comparées tant en luminosité qu’en couleur. Mars a été décrite dans toutes les cultures comme étant rouge feu, ce que confirme son indice de couleur B-V = 1,30-1,56 mag. Le fait que la couleur de Jupiter soit comparée par Hygin à celle d’alpha Lyrae, l’étoile blanche prototypique (et également donnée comme blanchâtre dans la plupart des autres sources de l’Antiquité) est acceptable ; en effet, les étoiles et les planètes très brillantes (telle Vénus) présentent l’apparence visuelle du blanc (bien qu’en fait Jupiter ait pour indice B-V = 0,87 ±0,01 mag).

Que la couleur de la planète Saturne, avec B-V = 0,93-1,25 mag, étant jaune-orange et différenciée de celle de Mars dans toutes les relations anciennes, soit comparée par Hygin à celle de l’étoile dans l’épaule droite d’Orion, c’est-à-dire à Bételgeuse, peut donc être surprenant étant donné la couleur actuelle de cette dernière (dans la tradition gréco-babylonienne, Orion nous fait face, de sorte que l’épaule droite est clairement celle de l’est) (fig. 1).

Les planètes sont très utiles comme objets de comparaison en ce qui concerne la couleur (et la luminosité), car la composition de leur atmosphère et, par conséquent, leur couleur sont pratiquement constantes depuis longtemps. La gamme de leurs indices de couleur reflète la faible amplitude de leur variabilité ou leurs différents angles de phase par rapport au Soleil.

 

La couleur de Bételgeuse : Sima Qian, Sima Tan

Les documents de la Chine ancienne sont complètement indépendants des sources méditerranéennes. Le Tianguan Shu, qui date d’environ 100 av. J.-C., définit comme couleur des étoiles le « jaune » pour Bételgeuse, tandis que le « rouge » est lié à Antarès et le « blanc » à Sirius ; en outre, Saturne est donné comme « jaune » et Mars comme « rouge ». Le texte a été rédigé par les deux astronomes les plus éminents de la dynastie Han, Sima Qian et son père Sima Tan, qui ont formulé les bases de l’astronomie classique chinoise dans leur ouvrage principal, où l’on peut lire : « Pour [Vénus] blanche, comparer Lang [Sirius] ; pour rouge, comparer Xin [alpha Sco] ; pour jaune, comparer l’épaule gauche de Shen [alpha Ori] ; pour bleu, comparer l’épaule droite de Shen [gamma Ori] ; et pour noir ou foncé, comparer la grande étoile de Kui [bêta And]. »

À noter, s’agissant de l’orientation, que l’astérisme chinois Shen se compose essentiellement des mêmes étoiles principales que celles de l’Orion occidental, mais avec « droite » pour l’ouest et « gauche » pour l’est. Bellatrix, l’épaule « droite » de Shen, a en effet pour indice B-V = –0,14 mag, ce qui en fait un bon exemple d’étoile bleutée (fig. 2). La « grande étoile de Kui » est clairement Mirach (bêta And), donnée ici comme étoile « sombre » ou même « noire », ce qui peut sembler énigmatique ; cependant, Mirach est plutôt pâle pour passer pour une étoile rouge foncé (B-V = 1,59 mag avec V = 2,08 mag), de sorte que cette qualification est une manière de compromis afin d’inclure les cinq couleurs wuxing – selon le contexte, le terme hei peut signifier rouge foncé [13].

 

La couleur changeante de Bételgeuse

La comparaison des indications contenues dans les textes de l’Antiquité permet, comme dans ceux de Brahe, d’obtenir des résultats quantitatifs concernant les indices de couleur des étoiles à l’époque considérée. Les observations faites dans d’autres cultures au cours des siècles suivants, notamment en Arabie (le nom de Bételgeuse est dérivé de l’arabe Yad al-Jauza, pour « main de la géante »), rapprochées des données de référence de Tycho Brahe de 1573, autorisent alors à avancer une hypothèse solide : Bételgeuse a évolué du jaune-orange, il y a deux millénaires (B-V ≈ 1,0 mag), au rouge profond d’aujourd’hui (B-V = 1,78 ±0,05 mag) (fig. 3).

Alexander von Humboldt a peut-être été l’un des premiers à utiliser les textes anciens pour étudier, au milieu du xixe siècle, les éventuels changements de couleur des étoiles. Plus tard, il est devenu évident que les étoiles évoluent, par exemple les étoiles massives, qui, de naines bleu-blanc de la séquence principale, deviennent des supergéantes rouges. Cependant, un changement de couleur, dû à l’évolution séculaire, des étoiles visibles à l’œil nu n’a jamais été explicitement remarqué. En plus de Bételgeuse, une autre bonne candidate est Wezen (delta Canis Majoris, B-V = 0,70 mag), dont la position sur le diagramme H-R suggère un changement de couleur dans l’histoire ; il n’existe qu’un seul texte ancien qui le mentionne, à savoir celui de Bédouins du ixe siècle, mais ceux-ci sont connus pour être de très bons observateurs du ciel.

 

3. L’indice de couleur B-V (mag) de plusieurs étoiles en fonction du temps. Alors que la
plupart des étoiles représentées (sur la base de l’Almageste ou des Simas) montrent une couleur constante au cours des derniers millénaires, Bételgeuse (en noir) et peut-être aussi Antarès (en rouge) ont changé de couleur. Les lignes continues sont obtenues à partir du modèle théorique d’évolution des étoiles MESA MIST. Elles tiennent compte de l’extinction. Pour Bételgeuse, on a considéré une masse de 14 masses solaires. Les trois lignes pour Bételgeuse correspondent à l’indice de couleur nominal et aux barres d’erreur ; les points en noir (également avec des barres d’erreur) et les limites supérieures et inférieures correspondent aux observations historiques de Bételgeuse pendant les laps de temps indiqués. Compte tenu de l’état actuel de l’évolution d’Antarès (en haut), trois possibilités sont représentées, dont une où la couleur a évolué lentement jusqu’à il y a quelques millénaires. (figure produite par les auteurs, similaire à celle de Neuhäuser et al., 2022, MNRAS, voir doi.org/10.1093/mnras/stac1969)

Les observations historiques comme clé épistémique

Nos deux approches, la localisation astrophysique sur le diagramme H-R et la prise en compte des sources historiques, mènent à la même conclusion essentielle, à savoir la réalité du changement de couleur au cours des derniers millénaires. Cette double méthode permet d’obtenir de nouvelles informations astrophysiques.

La distance exacte de Bételgeuse n’est pas bien mesurée (s’agissant d’une supergéante, cette étoile est plus grande que sa parallaxe) ; aussi son âge, sa masse et son stade évolutif ne sont-ils pas non plus rigoureusement déterminés. Calculées théoriquement, les trajectoires évolutives sont calibrées au moyen de nombreuses observations, en particulier d’étoiles binaires. Elles montrent la variation de tous les paramètres stellaires détectables de l’extérieur (couleur, température, type spectral, luminosité, rayon, etc.) avec une fusion en cours au centre.

Notre clé épistémique présente l’avantage décisif de contraindre fortement les différents paramètres (comme la distance, la masse et l’âge): Tous ces calculs théoriques doivent être concordants avec le changement de couleur survenu en quelques millénaires. La masse de Bételgeuse, précédemment considérée comme comprise entre 13 et 20 masses solaires, est ainsi estimée à environ 14 masses solaires.

Selon le schéma évolutif retenu pour des étoiles de 14 masses solaires, Bételgeuse n’était effectivement guère plus rouge qu’Aldébaran vers 1573, lorsque Brahe a choisi ces deux étoiles pour préciser la couleur de sa supernova (B-V ≈ 1,6 mag). D’autres travaux, ainsi que les conclusions de la récente atténuation d’éclat de Bételgeuse pendant quelques mois au tournant de 2019 à 2020 [14], permettront d’améliorer encore notre compréhension de l’évolution tardive des supergéantes avant qu’elles n’explosent en supernova.

 

La recherche astronomique fondée sur les vestiges du passé

Ce nouveau champ de recherche méthodologique, exploré par des chercheurs de différents domaines à travers le monde, utilise les observations célestes passées comme clé épistémique pour des problèmes astrophysiques pouvant difficilement être résolus par ailleurs. Le laboratoire Terra-Astronomy [15] travaille sur des sources historiques, mais aussi sur des archives naturelles, tels les radio-isotopes de divers échantillons, pour étudier les phénomènes astrophysiques qui peuvent avoir affecté la Terre ou la concerner dans le futur.

Lorsqu’elle se produira, l’explostion de la supernova de Bételgeuse offrira un magnifique spectacle céleste aux habitants de notre belle planète. Elle était considérée comme imminente par certains, après le « grand assombrissement » de 2019, mais, d’après nos travaux, avec la prise en compte de la masse de l’étoile, de sa phase d’évolution actuelle et du changement de couleur survenu au cours des derniers siècles, il faudra attendre environ 1,5 million d’années pour observer cette explosion.

Les relations anciennes des phénomènes célestes sont utilisées dans d’autres domaines de l’astrophysique, notamment l’étude de l’activité solaire passée, grâce aux récits des aurores polaires et celle des novae ou supernovae galactiques (par exemple SN 1572), ainsi que le calcul des anciennes orbites de comètes [16]. Plusieurs domaines de la géophysique bénéficient également des observations anciennes ; les changements de la période de rotation de la Terre au cours des trois derniers millénaires sont déterminés grâce aux relations des éclipses solaires, également utilisées pour étudier les tremblements de terre et les éruptions volcaniques. Le passé nous en apprend beaucoup aussi sur la variabilité du climat.

 

Par  Dagmar L. Neuhäuser, Chercheuse indépendante, Merano, Italie & Ralph Neuhäuser, Institut d’astrophysique, université de Jena, Allemagne

 

Publié dans le magazine L’Astronomie Avril 2023

 

 

 

 

 

 

 

Notes :

  1. Neuhäuser D.L., Neuhäuser R. (2023): « The shifting hues of Betelgeuse », Astronomy & Geophysics 64, p. 1.38-1.42.
  2. Tycho Brahe 1602, Astronomiae instauratae progymnasmata, in : I. L. E. Dreyer 1913, Brahe’s Opera omnia, t. II, p. 308.
  3. Voir note 2.
  4. Tycho Brahe 1573, De nova stella, trad. par J. H. Walden, in Shapley & Howarth, 1929, A Source Book in Astronomy.
  5. Brahe 1602, trad. par Baade 1945, The Astrophysical Journal 102, 309.
  6. Par exemple, Böhme 1937, Astronomische Nachrichten 262, 479.
  7. De nova stella, 1573, in : Dreyer 1913, t. III, p. 106.
  8. Notons que Véga dans la constellation de la Lyre (alpha Lyr), étoile de référence des magnitudes, a par définition un indice nul : B-V = 0,0 mag.
  9. 2004, The Astrophysical Journal 612, 357.
  10. Le « trou des géantes jaunes », tant dans le diagramme couleur-magnitude que dans le diagramme de Hertzsprung-Russell est une région pauvre en étoiles en raison d’une évolution rapide de celles-ci. Elle se situe approximativement à la magnitude absolue Mv = -6 à -8 mag et à l’indice de couleur B-V = 0,5 à 1,8 mag.
  11. Cela est détaillé dans Ceragioli 1995, Journal for the History of Astronomy 26, 187.
  12. Voir Le Boeuffle éd.et trad., 1983, Hygin, l’Astronomie (latin et français), Paris, Les Belles Lettres.
  13. Pour un historique de l’astronomie chinoise ancienne, lire par exemple Bonnet-Bidaud 2017, 4 000 ans d’astronomie chinoise, Paris, Éd. Belin, « Bibliothèque scientifique », p. 58 : « La théorie des cinq éléments ».
  14. Montargès, M., Cannon, E., Lagadec, A., et al., 2021, Nature 594, 365.
  15. Pour en savoir plus sur Terra-Astronomie, consulter www.astro.uni-jena.de, rubrique Terra-Astronomy.
  16. Par exemple, 1P/Halley AD 760, Neuhäuser, D.L. et al., 2021, Icarus 364, 114278.
Rotation et magnétisme:  passé, present & futur des étoiles de type solaire

Rotation et magnétisme: passé, present & futur des étoiles de type solaire

Le Soleil est une étoile magnétique, dont l’activité intense a un impact direct sur notre société moderne et technologique. Elle est actuellement modulée par un cycle d’activité de 11 ans. En a-t-il toujours été ainsi ? Cet état cyclique du magnétisme solaire perdurera-t-il au cours de son évolution ? Afin de répondre à ces questions clés concernant notre étoile, une équipe internationale, dont des chercheurs français, a mené à bien trois études sur l’origine du magnétisme et de la rotation du Soleil et des étoiles de type solaire (via le mécanisme physique dit de dynamo fluide) dans une approche « Soleil au cours du temps ».

 

Les grandes étapes de l’existence du Soleil

Le Soleil est passé par plusieurs phases au cours de sa vie. Tout a commencé au sein du milieu interstellaire (espace entre les étoiles au sein d’une galaxie) par l’effondrement gravitationnel (contraction sous sa propre masse à la suite d’une déstabilisation) d’un nuage de poussière et de gaz neutre (principalement du dihydrogène), appelé nuage moléculaire. Les mouvements présents au sein du nuage ont alors été amplifiés durant cette contraction originelle par conservation du moment cinétique : l’ensemble a acquis et amplifié sa rotation de la même façon qu’un patineur effectuant une pirouette accélère sa vitesse de rotation en rapprochant les bras de son corps [1] (fig. 2). Une fois que la densité a suffisamment augmenté, les forces de pression se sont opposées à l’effondrement, formant ce que l’on appelle une protoétoile (du grec protos signifiant « premier », « au début de ») et dont nous proposons de suivre l’évolution rotationnelle simplifiée sur la figure 1 :

Couplage au disque : la rotation de la protoétoile est passée tout d’abord dans sa phase jeune par un plateau, c’est-à-dire un intervalle de temps où elle n’a pas varié. La rotation est demeurée constante sur plusieurs millions d’années tant que l’étoile ne se découplait pas de son disque de matière primordiale (ou disque d’accrétion). Ce dernier se forma autour d’elle par combinaison de la force gravitationnelle et de la force centrifuge durant la contraction du nuage.

Fin de la contraction : une fois le disque d’accrétion dissipé (par exemple par sublimation ou par formation de planètes), la rotation de l’étoile a de nouveau accéléré par effet de la contraction toujours en cours (phase de pré-séquence principale ou PMS) pour atteindre les vitesses de rotation les plus élevées [2]. Une fois que les conditions de température et pression en son cœur furent suffisantes pour déclencher la fusion de l’hydrogène par réactions nucléaires, l’effondrement s’est arrêté et la protoétoile est devenue ce que l’on appelle communément une étoile. Ce point critique dans l’évolution stellaire s’appelle la ZAMS (zero age main sequence).

Vers un lent ralentissement : l’étoile est alors entrée dans une phase, toujours actuelle, nommée séquence principale, où elle transforme son hydrogène en hélium. Cette phase durera 10 milliards d’années dans le cas du Soleil. Sa rotation ralentit maintenant, cette fois-ci par perte de moment cinétique via son vent de particules magnétisé. Ce scénario de l’histoire rotationnelle de notre étoile est confirmé par l’observation d’amas d’étoiles de différents âges, que nous représentons sur la figure 1 par les petits disques de couleurs avec barres d’erreur. En particulier, il a été proposé par Skumanich en 1972, puis Barnes en 2003, que le ralentissement des étoiles de type solaire suit une loi du type Ω(t) ~ t–1/2, laquelle implique qu’elles convergent toutes vers une même rotation à partir de l’âge des Hyades (soit environ 650 à 800 millions d’années). Cette relation directe entre âge et taux de rotation des étoiles de type solaire a été dénommée gyrochronologie (des mots grecs gyros, « rotation », chronos, « âge » et logos, « étude »).

 

Simulation 3D de la convection et de la dynamo d’une étoile semblable au Soleil pour comprendre l’évolution de la rotation interne et du magnétisme. En jaune/marron : vitesse radiale de la convection (montée/descente) ; en blanc : lignes de champ magnétique obtenues par extrapolation des valeurs en surface de la simulation. (A. Strugarek, Q. Noraz, A. S. Brun)

 

Figure 1. Évolution rotationnelle d’une étoile de 1 masse solaire sur les temps séculaires. Trois rotations initiales représentatives de la distribution observée dans les amas ouverts d’étoiles sont utilisées (rotateurs lents en orange, médians en bleu clair et rapides en bleu foncé). Les lignes solides représentent la rotation de l’enveloppe convective et celles pointillées de leur intérieur radiatif. Les petits cercles pleins avec barres d’erreur représentent les observations d’amas d’étoiles. Plusieurs phases rotationnelles sont identifiables : constante par ancrage à un disque de matière, en accélération par effet de contraction de l’étoile, puis décélération par freinage par vent magnétisé stellaire. La phase où toutes les courbes (quelle que soit leur vitesse initiale) convergent est la période évolutive où la gyrochronologie (la datation des étoiles par leur taux de rotation) est a priori possible, sauf si celle-ci s’arrête pour les étoiles âgées ayant un nombre de Rossby plus grand que 1 comme proposée récemment par certains auteurs. (Adapté de Ahuir et al., 2021)

 

La rotation non uniforme du Soleil

Cependant, la rotation globale d’une étoile de type solaire ne suffit pas à caractériser entièrement comment celle-ci tourne. En effet, le Soleil est constitué de plasma, qui est un état fluide de la matière [3]. Différentes parties de l’étoile peuvent alors avoir des mouvements indépendants les unes des autres, via une subtile redistribution de moment cinétique (nécessitant des simulations 3D pour leur étude et caractérisation), qui implique que tout ne tourne pas d’un bloc du centre à la surface. Ainsi, l’étoile présente un profil de rotation dite différentielle. Ces différentes vitesses s’organisent en fonction de la structure thermique de l’étoile, qui se décompose en deux grandes régions dans le cas du Soleil :

L’intérieur radiatif : après que l’énergie thermique a été créée au centre par les réactions de fusion nucléaire, elle est évacuée vers la surface de l’étoile. Dans cet intérieur profond, la température et la densité sont très élevées et cela rend la matière transparente à la lumière : l’énergie thermique est alors principalement transportée par le rayonnement (c’est-à-dire par les photons)[4]. Cette zone est dite stable et possède une rotation dite « solide »  : le taux de rotation est majoritairement constant, faisant tourner la zone interne radiative d’un seul bloc en 28 jours.

L’enveloppe convective : à mesure que l’on s’éloigne du centre de l’étoile, l’opacité de la matière au rayonnement augmente, diminuant le libre parcours moyen [5] des photons, jusqu’à atteindre une localisation où les photons ne transportent plus l’intégralité de l’énergie thermique en direction de la surface. L’interaction des photons avec la matière dépose alors assez d’énergie pour modifier localement le gradient de température au point de déclencher l’instabilité convective. Le processus de convection transporte l’énergie thermique par mouvements macroscopiques de matière dans l’enveloppe externe du Soleil. À la manière d’une casserole d’eau frémissante lorsqu’elle est suffisamment chauffée par-dessous, la matière chaude monte jusqu’à la surface, tandis que la matière froide plus dense redescend. La zone convective du Soleil s’étend depuis la surface sur 30 % du rayon de l’étoile, mais cette profondeur change en considérant des étoiles de masses différentes. Cette enveloppe s’étend plus profondément pour les étoiles moins massives, tandis qu’elle est plus fine pour des étoiles plus massives, et disparaît totalement pour les étoiles dont la masse dépasse deux fois celle du Soleil. La convection redistribue le moment cinétique, et donc modifie les vitesses de rotation au sein de cette zone. Dans le cas du Soleil, on observe par exemple que la zone équatoriale tourne en 25 jours, tandis que les régions polaires tournent en 35 jours.

L’interface entre la zone radiative en rotation solide et la zone convective externe en rotation différentielle est ainsi une région où les vitesses de rotation changent fortement. Elle est nommée en ce sens tachocline (du grec táchos et klínô, signifiant « vitesse » et « inclinaison/pente ») et est visible sur le profil de rotation solaire illustré en figure 3.

 

Figure 2. En considérant la conservation du moment cinétique L du système (humain + haltères), l’augmentation (la diminution) du moment d’inertie I, en écartant (regroupant) les bras, diminuera (augmentera) la vitesse angulaire de rotation w. (Source : fr.differbetween.com)

 

La production de champ magnétique grâce à la rotation différentielle

Cette rotation différentielle des étoiles favorise notamment la création d’un champ magnétique, grâce au processus de dynamo fluide. De manière similaire à une lampe alimentée par la dynamo d’un vélo, cette dernière permet de transformer l’énergie mécanique en énergie électromagnétique. Dans une étoile, ce processus dynamo fluide est la propriété que possède un plasma de générer par ses mouvements et par auto-induction un champ magnétique et de le maintenir. En effet, s’il n’est pas entretenu, le champ magnétique décroît : les courants électriques de la dynamo, intimement liés au champ magnétique, se dissipent en produisant de la chaleur, comme dans n’importe quel conducteur électrique résistif. On parle de dissipation du champ magnétique par diffusion ohmique. Seuls certains écoulements peuvent amplifier et maintenir un champ magnétique contre sa diffusion naturelle, ce qui est le cas des écoulements turbulents au sein du Soleil. En effet, l’association de la convection turbulente et de la rotation différentielle confère au plasma des propriétés d’étirement, de cisaillement et d’enroulement nécessaires à la mise en place de la dynamo fluide.

 

Figure 3. Rotation différentielle du Soleil. Coupe méridienne du profil de rotation de l’hémisphère Nord solaire. On y remarque la rotation solide de l’intérieur radiatif en jaune (28 jours), séparé par la tachocline (en pointillé) de l’enveloppe convective en rotation différentielle. La partie équatoriale de cette dernière (en rouge) est plus rapide (~25 jours) que celle de la région polaire (en violet/noir), pouvant ralentir jusqu’à 38 jours. Source : Thompson et al. (2003).

 

Profils radiaux de cette même rotation pour des latitudes particulières (0, 30, 45, 60 et 75°). On remarque le regroupement des différentes courbes, représentant le passage de la rotation différentielle à la rotation solide, et définissant la « tachocline ». (Garcia et al., 2007)

 

Pour décrire le champ magnétique d’une étoile, les chercheurs ont l’habitude de l’illustrer par l’intermédiaire de lignes de champ magnétique : lignes imaginaires illustrées en figures 4 et 5, indiquant le sens et l’intensité du champ magnétique et le long desquelles se déplacent en s’enroulant (mouvement dit « giratoire ») les particules chargées. On voit en figure 4 le champ magnétique représenté en deux composantes, usuellement utilisées pour le décomposer mathématiquement et l’étudier. La première est la composante dite poloïdale, contenue dans le plan de l’étoile passant par les deux pôles (plan méridien) et comparable à la géométrie des aimants que nous utilisons au quotidien (voir figure 5). La seconde est nommée composante toroïdale, en référence à la forme de « tore/donut » que prend cette dernière, et qui est contenue dans le plan perpendiculaire à l’axe de rotation. La géométrie globale du champ magnétique peut varier selon les étoiles. En particulier, elle structure et guide la couronne solaire, et par conséquent l’éjection de particules chargées, à l’origine du « vent » stellaire magnétisé visible sur la figure 4.

Figure 4. Composantes usuellement utilisées pour décrire le champ magnétique stellaire à grande échelle. À gauche : composante dite
« poloïdale », contenue dans le plan méridien de l’étoile. Le côté droit de l’étoile représente la composante dipolaire (une boucle à grande échelle), tandis que le côté gauche représente une composante multi- polaire (ici la composante hexadécapolaire avec les 4 boucles).
À droite : composante dite « toroïdale », contenue dans le plan perpendiculaire à l’axe de rotation.

 

Encadré 1. Induction et Dynamo : L’auto-induction magnétique est un phénomène d’induction où la source du champ magnétique, à l’origine d’une force électromotrice dans un circuit, est le courant électrique parcourant ce même circuit. La dynamo est un phénomène physique qui convertit de l’énergie mécanique en énergie magnétique. Dans les corps célestes, elle met en œuvre le phénomène d’induction électromagnétique par le mouvement de régions fluides conductrices qui génère un champ magnétique. Cet effet apparaît lorsque l’écoulement est assez vigoureux pour que le champ magnétique induit soit maintenu malgré la dissipation ohmique du milieu dans lequel il baigne.

 

Le vent solaire et le ralentissement de la rotation

Au travers de ce vent, l’étoile perd de la masse et donc du moment cinétique. En effet, de façon similaire au patineur écartant ses bras pour ralentir la rotation de sa pirouette, ce vent magnétisé génère un effet de bras de levier. L’amplitude de ce couple dépend notamment de l’intensité et de la géométrie du champ magnétique créé, et abaisse progressivement le taux de rotation de l’étoile, comme nous le voyons en figure 1. Une rotation plus rapide a tendance à générer un champ magnétique plus intense, et donc un freinage par vent magnétisé d’autant plus important (courbe bleu foncé). À l’inverse, une rotation plus faible est à l’origine d’un champ généralement moins intense, il est donc impacté par un freinage plus faible (courbe orange). Cette boucle de rétroaction « rotation -> dynamo -> magnétisme -> vent -> freinage -> rotation » est à l’origine de la convergence des étoiles de même masse (ici une masse solaire) vers la loi de Skumanich Ω(t) ~ t–1/2, et permet ainsi la gyrochronologie.

 

Figure 5. Illustration du champ magnétique d’un aimant usuel en utilisant de la limaille de fer. Cette limaille est alors orientée par le magnétisme, en traçant les « lignes de champ ». (Newton Henry Black, Practical Physics, 1913)

Les cycles d’activité du Soleil ont-ils toujours existé ?

Ainsi, pendant que la rotation de l’étoile diminuait sur des durées de l’ordre du milliard d’années, l’intensité globale du champ magnétique en faisait généralement de même. Cependant, la dynamo fluide a pu parfois conduire à des variabilités cycliques de l’intensité et l’orientation de ce champ sur des temps bien plus courts ! De tels changements de polarité et d’intensité ont tout d’abord pu être mis en évidence pour la dynamo terrestre, avec des traces d’inversions passées des pôles magnétiques, observées dans l’aimantation de certaines roches volcaniques et illustrées en figure 6 (lire l’encadré 2 et la note [6]).

Figure 6. Polarité géomagnétique pendant la fin de l’ère cénozoïque (de –5 millions d’années à nos jours). Les zones sombres indiquent les périodes de polarité dite « normale », tandis que les zones claires indiquent une polarité « inverse ». Les transitions noir/blanc correspondent donc au renversement global de la composante poloïdale (voir figure 4) du champ magnétique terrestre. On remarque que le dernier renversement remonte à 780 000 ans. (U.S. Geological Survey Open-File Report 03-187)

 

Sur le Soleil, des inversions similaires de l’orientation magnétique globale (dite « polarité ») sont observées de manière cyclique tous les 11 ans, et sont illustrées en figure 7 (sur la figure 4, leur effet revient à inverser le sens des flèches). On observe aussi durant ces cycles un changement de la fréquence d’apparition des structures magnétiques à sa surface, les tâches solaires, dont le nombre atteint son maximum tous les 11 ans. On parle de « maximums d’activité », et ceux-ci sont séparés par des « minimums d’activité » pendant lesquels ces structures sont absentes de la surface. Le dernier minimum solaire est survenu en décembre 2019, date depuis laquelle l’activité repart à la hausse, et atteindra un prochain pic, attendu autour de 2025. Des traces de cycles magnétiques ont également été détectées pour d’autres étoiles de type solaire, allant de quelques années à quelques dizaines d’années. Il est alors important de comprendre comment ces cycles sont contrôlés dans leur ensemble, afin de mieux comprendre l’activité du Soleil et l’impact qu’elle pourrait avoir sur nos sociétés technologiques. En effet, rappelons que la Terre baigne dans la lointaine atmosphère du Soleil, laquelle est turbulente et magnétique.

Figure 7. « Diagrammes papillon » du Soleil de 1976 à 2022. Il s’agit d’une représentation temps-latitude du champ magnétique de surface. La couleur blanc/bleu représente un champ pointant vers l’extérieur/l’intérieur du Soleil (une polarité positive/négative), mesuré ici en gauss (10 000 gauss = 1 tesla). Nous voyons différents maximums d’activité en 1981, 1991, 2000 et 2012, dessinant des formes d’ailes, et séparés par les minimums d’activité de 1976, 1986, 1996, 2008 et 2019. (Construit à partir des données KPNO, GONG, SOLIS & MDI)

 

Ainsi, allant de pair avec le changement du taux de rotation de l’étoile, le niveau d’activité magnétique de l’étoile est lui aussi modifié au cours de sa vie. On observe en effet que les étoiles jeunes tournent rapidement et sont très actives, tandis que les plus vieilles semblent moins actives et plus lentes. Cependant, la gyrochronologie a possiblement été remise en cause par les données du satellite Kepler (van Saders et al. 2016). Comme illustré en figure 1, le freinage des étoiles de type solaire s’arrêterait vers l’âge du Soleil (environ 4,5 milliards d’années), ce qui signifie que le vent ne serait plus aussi efficace pour extraire le moment cinétique des étoiles âgées. Cela pourrait s’expliquer par exemple par un changement de géométrie globale du champ magnétique solaire/stellaire, ou une modification de leur perte de masse. Il faut donc mieux caractériser la boucle complexe de rétroaction « dynamo -> magnétisme -> vent -> freinage -> rotation -> dynamo » pour comprendre l’évolution séculaire du magnétisme des étoiles de type solaire, et la possible existence d’un changement de régime magnéto-rotationnel.

 

Encadré 2. Des inversions magnétiques reproduites en laboratoire : Des scientifiques ont déjà pu reproduire en laboratoire des inversions du champ magnétique similaires à celle produite sur Terre. L’expérience Von-Karman Sodium (VKS, Monchaux et al., 2009), menée au centre CEA-Cadarache, consiste en une cuve remplie de sodium liquide (fluide conducteur), mis en mouvement entre et par deux hélices. Tout ce système était par la suite mis en rotation suivant un autre axe (précession), ce qui a permis de mettre en évidence différents états de dynamo. Suivant les vitesses mises en jeu, le processus dynamo (1) n’a pas lieu, (2) se produit en générant un champ magnétique à grande échelle et statique, (3) générant un champ magnétique variable à petite échelle et irrégulier, (4) mais pouvant aussi générer un champ magnétique dont la structure globale oscille de façon similaire à celui de la Terre. Néanmoins, la géométrie cylindrique de cette expérience reste différente de celle des étoiles que nous schématisons sur la figure 3. The Madison Experiment (Cooper et al., 2014, en cours de construction) nous permettra de continuer ces explorations en laboratoire avec la géométrie sphérique.

 

Un nombre clé pour caractériser l’évolution de la rotation et du magnétisme solaires

En ce sens, il a récemment été montré que ces changements de régimes peuvent être délimités via une quantité appelée nombre de Rossby « Ro » (lire l’encadré 3). Ce nombre permet de caractériser comment la rotation globale d’une étoile influence sa dynamique convective interne. À masse équivalente, les étoiles jeunes en rotation rapide auront un nombre de Rossby plus faible, tandis que les étoiles plus âgées tournant lentement auront un nombre de Rossby plus élevé. Si l’on regarde maintenant des étoiles de masses différentes, une étoile aura un nombre de Rossby d’autant plus élevé qu’elle est massive.

Grâce à des simulations numériques menées sur les supercalculateurs situés dans les centres français, une équipe de chercheurs français accompagnés de collègues internationaux a développé des simulations de la dynamo des étoiles de type solaire avec ce but précis (résultats publiés dans Brun et al., 2022). En changeant la masse et la rotation, et donc le nombre de Rossby des étoiles simulées (au nombre de 15), ils ont pu explorer différents états de rotation interne de l’étoile, et par conséquent de son magnétisme.

Figure 8. Profils de rotation dans une coupe méridienne de trois simulations dynamos convectives 3D d’une étoile de type solaire à différents taux de rotation globale (nombres de Rossby Ro : Ro < 0,2 (gauche), Ro ~0,2-0,7, Ro > 1 (droite)). Les régions rouges représentent un taux de rotation plus grand que la rotation globale (jaune pâle), tandis que les régions bleues représentent des taux de rotation plus faibles. (Adapté de Noraz et al., 2022b)

 

Pour illustrer cela, nous montrons sur la figure 8 trois états de rotation caractéristiques de l’étude :

– Un état de rotation quasi solide pour les rotateurs rapides : Ro faible – étoile jeunes.

– Un état de rotation dit solaire, avec un équateur rapide et des pôles lents : Ro et âges intermédiaires. Il est caractéristique du Soleil, mais aussi d’étoiles comme Ɛ Eridani ou 61 Cygni A.

– Un état de rotation dit antisolaire, avec des pôles rapides et un équateur lent : Ro élevé – étoiles potentiellement âgées. De tels profils ont déjà été détectés pour des étoiles géantes rouges, mais restent à confirmer pour des étoiles de type solaire.

 

Encadré 3. le nombre de Rossby: Le nombre de Rossby est un nombre clé pour comprendre la dynamique des systèmes en rotation. Du nom du célèbre physicien suédois, il compare l’influence du transport par la convection à celle de la force de Coriolis. Cette force est caractéristique des systèmes tournants au même titre que la force centrifuge, et a pour effet de dévier un objet en mouvement vers sa droite dans l’hémisphère Nord et vers sa gauche dans l’hémisphère Sud. Bien connue des météorologues, elle est la cause des mouvements cycloniques et anticycloniques sur Terre. Dans le Soleil, elle influence la convection de façon similaire, rendant alors ses mouvements « hélicoïdaux » (en forme de spirale ascendante ou descendante). Le nombre de Rossby sera d’autant plus faible que cette influence de la rotation est grande. Cependant, cette influence ne s’applique qu’aux plus grands mouvements, au-delà d’une extension spatiale appelée « rayon de déformation de Rossby ». Cela explique par exemple que sur Terre, les cyclones ont toujours un rayon supérieur à 100 km. Dans l’enveloppe convective solaire, ce rayon se situe entre 10 000 et 100 000 km en fonction de la profondeur, ce qui permet de délimiter les échelles de la turbulence convective ressentant, ou non, les effets de la rotation.

 

Certains profils de rotation favorisent les cycles d’activité magnétique, d’autres pas

Ce changement de profil de rotation interne affecte alors directement le comportement de la dynamo, certaines dynamos présentant alors des cycles et d’autres non. Sur la figure 9, nous montrons un diagramme de synthèse de l’état magnétique des étoiles selon leur nombre de Rossby, obtenu grâce à l’étude paramétrique publiée en 2022. On peut remarquer trois grandes classes :

– des dynamos cycliques à période courte (< 2 ans) pour les petits nombres de Rossby (en haut) ;

– des cycles longs pour les nombres de Rossby intermédiaires similaires au Soleil (au milieu) ;

– et enfin des dynamos sans cycle (« stationnaires ») pour les nombres de Rossby supérieurs à 1 (en bas).

 

Figure 9. « Diagrammes papillon » simulés pour les 3 types de dynamos. Il s’agit d’une représentation temps- latitude des polarités du champ magnétique poloïdal (en haut) et toroïdal (au milieu et en bas). La couleur rouge/bleu représente une polarité positive/négative. Trois cas de dynamos sont ainsi illustrés, soit avec un cycle magnétique court pour les plus faibles Ro (en haut), un cycle long de type solaire (au milieu) et sans cycle (en bas) pour les Ro les plus élevés. (Adapté de Brun et al., 2022)

 

« Antisolaire » : les étoiles dont le pôle tourne plus vite que l’équateur

Il semblerait donc que pour les rotateurs lents, un état de rotation antisolaire amène bien à la perte du cycle de la dynamo, qui devient alors stationnaire. Afin de confirmer cet état stationnaire dans le cas d‘une rotation antisolaire, l’équipe de chercheurs a entrepris une étude spécifique des dynamos antisolaires (publiée dans Noraz et al. 2022a), à partir d’un modèle à 2 dimensions réduit, mais plus rapide en temps de calcul, afin d’étendre l’espace des paramètres couverts.

Une partie de cette étude est résumée dans la figure 10, où sont illustrés différents chemins pour la boucle dynamo. Les conclusions confirment, comme dans le cas des simulations 3D, que les profils de rotation antisolaire donnent en majorité des dynamos sans cycle. Dans le cas solaire (ligne du bas #3), la boucle dynamo annule et renverse le champ aux pôles. On voit que les flèches du champ poloïdal se sont renversées entre la première et la dernière image de la rangée (dirigées vers le haut initialement, puis vers le bas finalement). Dans le cas antisolaire (ligne du haut #1), la boucle dynamo renforce au contraire, dans la plupart des cas, le champ aux pôles, et les flèches du champ poloïdal ne se renversent alors pas (elles restent orientées vers le haut). Néanmoins, des cycles magnétiques restent possibles avec rotations antisolaires, pour des modèles de dynamo spécifiques (ligne du milieu #2). Une détection de cycles magnétiques pour de telles étoiles (ou l’absence de cycles) serait donc une contrainte énorme pour différencier quel type de dynamo agit réellement au sein du Soleil, et prédire comment celui-ci évoluera. En attendant, il semble donc que les rotateurs lents aient une réelle probabilité d’avoir un magnétisme non cyclique.

Figure 10. Différents chemins possibles pour une dynamo stellaire. L’effet dit Ω à gauche, transforme les lignes de champ magnétique poloïdales (voir figure 4) en champ toroïdal par la rotation différentielle (cisaillement grande échelle). Son sens dépend du type de profil de rotation (solaire ou antisolaire). L’effet-α, à droite, permet de représenter l’impact de la convection hélicoïdale, transformant à l’inverse les lignes de champ toroïdales en composante poloïdale. En bas #3 : cas de référence solaire où la polarité magnétique globale est inversée à la fin de la boucle (dynamo AC). En haut #1 : cas de référence antisolaire où le cisaillement Ω est inversé, tout en considérant une paramétrisation α similaire. Cela conduit à une dynamo stationnaire sans cycle (dynamo DC). Au milieu #2 : cas antisolaire où le sens de l’effet-α est inversé, considérant alors le changement de nature de la convection à la base de l’enveloppe convective (passage d’un mouvement cyclonique à anticyclonique dans l’hémisphère Nord, et inversement pour l’hémisphère Sud). Ce cas très particulier conduit à une solution cyclique, comme dans le cas solaire. (Adapté de Noraz et al., 2022a).

 

Cela veut-il dire pour autant que la géométrie magnétique globale principale de la simulation a changé ? Par exemple, passant de la domination d’un dipôle grande échelle (structures poloïdales de droite, schématisées en haut à gauche de la figure 4) à une structure de champ magnétique petites échelles, dite multipolaire (structures poloïdales de gauche schématisées en figure 4) ? Si tel était le cas, l’efficacité du freinage de la rotation par le vent en serait fortement réduite, car la taille du bras de levier appliqué par le champ magnétique le serait tout autant. Quand l’équipe de chercheurs étudie la géométrie magnétique globale des dynamos antisolaires et la compare aux rotateurs rapides, elle ne remarque cependant pas de changement flagrant de l’amplitude du dipôle (ou des autres composantes grandes échelles du champ magnétique). En effet, la figure 11 représente l’amplitude du dipôle dans les 15 simulations en fonction du nombre de Rossby, et la compare aux observations astronomiques. On remarque bien que, pour les Ro < 1, l’accord entre simulations et observations (courbes violette et noire) est très bon, confortant les auteurs que les simulations sont robustes et réalistes.

 

Figure 11. Amplitude du champ magnétique à grande échelle en fonction du nombre de Rossby dans les 15 simulations de dynamo convective stellaire. Les différentes couleurs/formes représentent les différentes masses/taux de rotation des étoiles simulées (exprimées en unité solaire ☉). Les barres reliées aux points représentent l’amplitude de variation de ce champ à grande échelle, qui peut être forte pour les cas à dynamo cycliques. Enfin, les courbes violette et noire représentent la tendance des simulations/observations pour Ro < 1. Le carré jaune pâle représente un possible minimum magnétique où certaines étoiles pourraient être piégées un certain temps, s’écartant ainsi de la relation classique rotation-âge (ou gyrochronologie). (Adapté de Brun et al., 2022)

 

A contrario, quand on considère les cas à Ro > 1, on remarque que l’amplitude de ceux-ci ne suit pas la même tendance, ni même une baisse encore plus abrupte de l’amplitude du dipôle. Bien au contraire, on voit une possible remontée du champ magnétique dipolaire. Le dipôle magnétique de la dynamo stationnaire au sein des rotateurs lents n’est donc pas négligeable ; au contraire, il semble même dominant. Dès lors, il semble peu probable que ce soit la disparition du dipôle magnétique qui mette en pause le ralentissement des étoiles suggéré par l’étude Kepler citée plus haut. Il est cependant intéressant de noter sur la figure 11 l’existence possible d’un minimum local du champ magnétique grande échelle vers l’âge du Soleil, indiqué par la petite boîte jaune. On peut donc se poser la question de savoir si des étoiles pourraient y rester « coincées », expliquant ainsi leur inefficacité à ralentir selon la loi de Skumanich en Ω(t) ~ t–1/2 (c.-à-d. la rotation de l’étoile ralentit comme l’inverse de la racine carrée du temps : plus l’étoile est âgée, moins elle tourne vite sur elle-même). Mais une fois ce minimum passé, les étoiles retrouvent a priori un freinage plus intense. La durée de cette phase de « calage/décrochage  » (stalling en anglais) dépend de la forme du minimum, soit pour faire simple en forme de U ou de V. Cela peut avoir des conséquences sur l’âge des étoiles vieilles auquel on devrait ajouter cette période de stalling, pour corriger la gyrochronologie.

 

Figure 12. Représentation des étoiles candidates au profil antisolaire dans les observations Kepler, après filtrage et diagnostic en nombre de Rossby. On y retrouve notamment KIC 7189915, une étoile très similaire au Soleil, ainsi que KIC 12117868, une cible intéressante pour l’astéro-sismologie. (Adapté de Noraz et al., 2022b)

 

Dans ce contexte, l’équipe de chercheurs a entrepris l’identification d’étoiles candidates dans les données du satellite Kepler, dont le profil de rotation pourrait être antisolaire, afin de confirmer dans cette première étape l’existence de ce profil dans les vieilles étoiles de type solaire (Noraz et al., 2022b). La figure 12 représente ainsi un diagramme de la température de surface (effective) en fonction de la période de rotation en jour. Les étoiles de l’échantillon Kepler ayant un grand nombre de Rossby observationnel, et donc susceptibles de posséder une rotation antisolaire, sont marqués d’un symbole vert. Il s’agira maintenant de dédier un programme d’observations pour vérifier leur possible profil de rotation inversé, mais aussi pour caractériser leur champ magnétique. Cela nous apportera alors des informations sur la forme exacte du minimum de la figure 11, et donc sur le potentiel écart à la gyrochronologie illustré en figure 1. Cela permettra enfin de suivre leur activité magnétique sur le long terme, afin de savoir si elle est stationnaire ou cyclique.

Ce scénario magnéto-rotationnel des étoiles guidera en partie la mission spatiale de l’ESA PLATO pour lequel la France est fortement impliquée. En effet, la compréhension du magnétisme et de ses variabilités améliore la détection d’exoplanètes, souvent perturbée par l’activité magnétique de l’étoile hôte. L’étude sur le magnétisme des étoiles permet non seulement de reconstruire leur histoire magnéto-rotationnelle, mais peut également aider à mieux caractériser les nombreuses exoplanètes présentes dans notre environnement proche, et ainsi mieux contraindre nos connaissances sur les possibilités de vie au sein de notre Galaxie.

 

Par Quentin NORAZ, Allan Sacha BRUN & Antoine STRUGAREK, DAp-AIM/OSUPS

Publié dans le magazine L’Astronomie Juin 2023

 

 

 

 

 

 

Notes :

  1. Le moment cinétique est une grandeur utilisée pour décrire l’état général de rotation d’un système physique. Ainsi, comme la quantité de mouvement (« l’élan ») d’un système en translation uniforme ne sera pas modifiée si aucune force nette ne lui est appliquée (3e loi de Newton : principe d’inertie), le moment cinétique d’un système en rotation n’est pas modifié si aucun couple ne lui est appliqué. En considérant une conservation de cette grandeur, la vitesse de rotation peut être modifiée de façon caractéristique si la répartition des masses autour de l’axe de rotation l’est aussi (voir l’exemple de la pirouette du patineur et illustration en figure 2).
  2. La sublimation est le changement d’état d’un corps depuis l’état solide vers l’état gazeux, sans passer par l’état liquide.
  3. Le plasma est considéré comme le quatrième état de la matière, en plus de solide, liquide et gazeux. Il s’agit plus exactement d’un gaz ionisé, c’est-à-dire au sein duquel les électrons ont assez d’énergie pour se séparer des atomes. Au sein du Soleil, cet état est atteint grâce aux conditions extrêmes de température en son sein, allant de quelques milliers de degrés à sa surface, jusqu’à plusieurs millions en son centre.
  4. Le transport de l’énergie thermique par conduction (contact direct entre un corps chaud et un corps froid) est négligeable au sein des étoiles de type solaire.
  5. Le libre parcours moyen est la distance moyenne parcourue par une particule ou un photon, entre deux impacts successifs.
  6. Lorsque la croûte terrestre se forme au niveau d’une dorsale océanique par remontée de magma, certaines roches de ce dernier enregistrent l’aimantation globale présente lors de leur solidification. Les mouvements tectoniques engendrés vont alors éloigner progressivement ces roches de la dorsale par formation de nouvelles roches plus récentes, et permettent ainsi de remonter l’histoire du champ magnétique terrestre à mesure que l’on regarde des roches de plus en plus éloignées de la dorsale.

 

Références :

■ Noraz Q., Breton S. N., Brun A. S., García R. A., Strugarek A., Santos A. R. G., Mathur S., Amard L., 2022, Astronomy & Astrophysics, 667, A50, 2022.

■ Brun A. S., Strugarek A., Noraz Q., Perri B., Varela J., Augustson K., Charbonneau P., Toomre J., 2022, Astrophysical Journal, 926, 21, 2022.

■ Noraz Q., Brun A. S., Strugarek A., Depambour G., Astronomy & Astrophysics, 658, A144, 2022.

■ Ahuir J., Strugarek A., Brun A.-S., Mathis S., Astronomy & Astrophysics, 650, A126, 2021.

■ Strugarek A. et al., Science, 357, 185, 2017.

■ Van Saders J. L. et al., Nature , 529, 2016.

■ Thompson M. J. et al., « The Internal Rotation of the Sun », Annual Review of Astronomy and Astrophysics, 41, 2003, 599.

■ Garcia R. A. et al., « Tracking Solar Gravity Modes: The Dynamics of the Solar Core », Science, 316, 2007, 1591.

■ Monchaux R. et al., Physics of Fluids 21, 035108, 2009.

■ C. M. Cooper et al., Physics of Plasmas 21, 013505, 2014.

■ Newton Henry Black, Practical Physics, 1913.

 

 

 

 

 

La physique des étoiles à neutrons révélée par les pulsars

La physique des étoiles à neutrons révélée par les pulsars

Samedi 25 mars, Jocelyn Bell Burnell a reçu à Paris le prix Jules-Janssen 2022 de la Société astronomique de France. En 1967, Jocelyn Bell préparait une thèse en radioastronomie sous la direction d’Antony Hewish. Sans l’avoir cherché, elle découvrit un signal d’un genre encore jamais observé, et qu’elle analysa. C’était le premier pulsar ; il fut baptisé CP 1919. Sa découverte allait prouver l’existence des étoiles à neutrons, objets de spéculations rigoureuses remontant aux années 1930, mais à l’observation desquelles tous les astronomes avaient renoncé. Nous allons montrer ici le lien entre les étoiles à neutrons et les pulsars.

 

 

Dans les livres d’initiation à l’astronomie, il est très courant de décrire les étapes de l’existence d’une étoile comme celles d’une vie : elles commenceraient par naître, subir une sorte d’enfance, puis une vie d’adulte plus routinière mais active, et finissant par mourir. Dans les cours d’astronomie, les auteurs emploient plutôt les mots formation, évolution, catastrophes, et phase de dégénérescence. Mais parfois, dans le résumé d’un chapitre, le parallèle biologique peut revenir soudain avec une phrase comme : « Les étoiles de grande masse initiale finissent leur vie en supernovas [1]. » Pourquoi pas ? Mais de quoi parle-t-on en évoquant la mort ? Pour un animal, un humain, c’est une cessation totale d’activité, suivie, sauf dans de rares cas, d’un recyclage complet de la matière l’ayant composé, au bénéfice d’autres êtres vivants. D’un mort il ne reste rien sur Terre, sinon des souvenirs, et éventuellement une descendance.

Alors, si l’on fait ce parallèle, quand une étoile meurt-elle ?

 

Représentation de l’évolution d’une étoile en la comparant à celle d’un être vivant avec les phases de naissance (birth), vieillesse (old age) et mort (death). Selon cette terminologie, pour les étoiles de masse initiale supérieure à 8 masses solaires (massive stars), les étoiles à neutrons sont les restes (remnant) d’une étoile morte. Pourtant, ces restes présentent une activité observable parfois plus longtemps que celle de l’étoile lorsqu’elle était dans la séquence principale. (R.N. Bailey – CC BY 4.0, Wikimedia)

 

La mort nucléaire d’une étoile

Les étoiles dont la masse dépasse huit fois celle du Soleil brillent à peine plus de 20 ou 30 millions d’années. C’est peu en comparaison des dix milliards d’années attendues pour une étoile comme le Soleil. En effet, plus les étoiles sont massives, plus leur matière est comprimée sous leur propre poids, et moins leurs épaisses couches de matière empêchent le cœur de refroidir. Leurs régions internes sont donc très denses et chaudes, et cela favorise l’accomplissement rapide d’une succession de réactions nucléaires.

Les premières réactions qui font passer l’étoile de l’obscurité à la lumière transforment l’hydrogène en hélium. Ce faisant, elles libèrent de l’énergie sous forme de rayonnement gamma. Comme l’étoile est opaque, cette lumière de très haute énergie s’échappe difficilement des régions internes, ce qui fait monter la température. D’autres réactions nucléaires deviennent alors possibles. L’hélium se transforme en carbone, en azote, en oxygène. Ces réactions exigent des températures plus élevées, mais elles produisent aussi plus d’énergie par nouvel atome produit. à chaque fois, l’énergie libérée chauffe de plus en plus l’étoile. La pression est de plus en plus forte et pousse la matière vers l’extérieur. Si l’étoile a une masse de plus de huit fois celle du Soleil, le poids de l’étoile suffit à équilibrer les forces de pression. Bien que l’étoile passe par des phases de gigantisme où la pression l’emporte un peu sur la gravité, le cœur continue de chauffer, toujours écrasé sous la même masse de matière. Alors, l’hélium se transforme par fusion nucléaire en carbone, lui-même transformé en oxygène ; enfin, d’autres réactions nucléaires plus exigeantes en énergie permettent la fabrication d’éléments plus lourds, comme du silicium, de l’aluminium, et d’autres métaux.

La dernière étape est la formation de noyaux d’atomes de fer qui est un élément thermonucléairement inerte. Aucune libération d’énergie ne va plus dès lors s’opposer au processus de contraction du noyau. Les réactions nucléaires qui pourraient permettre de produire des atomes plus massifs que le fer libèrent moins d’énergie qu’elles n’en demandent. Alors, sous leur effet, la matière refroidit. En conséquence, les conditions de température exigées pour la poursuite des réactions nucléaires ne sont plus remplies et les réactions nucléaires cessent. Il n’y a donc plus de production de chaleur, ce qui diminue la pression. Sous l’effet de son propre poids qui n’est plus compensé par une pression suffisante, l’étoile commence à s’effondrer.

Il s’ensuit une explosion que l’on nomme « supernova ». Et comme cette explosion commence par l’effondrement de l’étoile sous son poids, ce sont les forces de gravitation qui initient le processus. On désigne donc cet événement comme une « supernova gravitationnelle ».

C’est à ce stade que le noyau de l’étoile massive se transforme en étoile à neutrons.

C’est aussi là que dans la métaphore avec le vivant, on fait mourir l’étoile. Pourtant, comme nous le verrons, ce qui reste après une supernova gravitationnelle n’est pas seulement la fin d’une histoire, ni un simple souvenir.

Mais pour comprendre d’où vient cette idée d’étoile à neutrons, faisons un saut de cent ans en arrière.

 

La découverte du neutron

James Chadwick (1891-1974), physicien atomiste anglais, travaillait à Cambridge sous la direction d’Ernest Rutherford. Rutherford avait découvert le proton en 1919, dont la masse était correctement estimée à environ 1 836 fois celle de l’électron.

On savait aussi qu’un atome est composé d’un noyau contenant des protons, entouré, bien plus loin, d’un cortège d’électrons ; or, la masse du noyau excède de beaucoup celle de ses protons. Par exemple, un noyau d’hélium a une masse proche de 4 (en masses de protons) mais seulement 2 protons. Il manque en masse l’équivalent de deux protons.

Fallait-il renoncer à la conservation de la charge, en considérant un noyau d’hélium formé de 4 protons, soit 2 protons « normaux » et 2 protons en plus annihilant leur charge ? Une autre solution moins révolutionnaire, proposée entre autres par Rutherford, supposait la présence de particules neutres dans le noyau. Chadwick les appela les neutrons. Il restait à les découvrir, et à les caractériser. Chadwick reprit une expérience menée par d’autres physiciens quelques années auparavant, et réalisa ce programme. Il publia en 1932 un article sobrement intitulé : « Possible Existence of Neutron ». En 1935, cette découverte lui valut le prix Nobel (lire l’encadré 1).

Mais bien avant 1935, seulement quelques mois après la publication de l’article de Chadwick, des astronomes se demandèrent si l’existence d’une étoile entièrement constituée de neutrons serait possible.

La découverte du neutron

Chadwick s’intéressa à une expérience initialement menée en 1930 par Walter Bothe* et Herbert Becker, où du béryllium est bombardé par des noyaux d’hélium issus du rayonnement cosmique. On avait constaté que les rayons cosmiques arrivant sur des éléments légers émettent des rayonnements « ultra-pénétrants », c’est-à-dire dont les effets se font sentir même à travers plusieurs centimètres de matière solide. Chadwick allait caractériser ces rayonnements. Ces derniers activent des réactions nucléaires. Quelle était leur nature ? Irène et Frédéric Joliot-Curie (1931)** développèrent une théorie supposant des rayons gamma de 50 MeV. En 1932, Chadwick reprit l’expérience. Avec l’hélium et le béryllium, les collisions produisent un noyau de carbone, et ce fameux rayonnement inconnu. Chadwick conclut de son étude que ces « rayonnements » étaient en fait des particules neutres (les neutrons), et la réaction observée était la suivante : 4He + 9Be → 12C + 1 neutron. Cette formule a le mérite de conserver le nombre de protons, le nombre de neutrons, de conserver la charge électrique. Son bilan énergétique permit à Chadwick de conclure que la masse des neutrons est 1,001 masse du proton, donc à peine supérieure à celle du proton. Il montra aussi que le neutron n’est pas la réunion d’un proton et d’un électron (comme le serait une sorte d’atome d’hydrogène ultra-compact), mais bien une particule en soi***.

* Lauréat du prix Nobel de physique en 1954. – ** Tous deux lauréats du prix Nobel de chimie en 1935. – *** Si un proton était la somme d’un électron et d’un proton, sa masse serait inférieure à la somme des deux masses – une partie de celle-ci étant prise par l’interaction entre les deux particules. Mais en fait, la masse du neutron est supérieure à celle des deux particules isolées. Après l’expérience de Chadwick, on a découvert que la fusion d’un proton et d’un électron produit un neutron plus un neutrino. Le neutrino de cette réaction est une autre manière de se convaincre que le neutron n’est pas la simple somme d’un proton et d’un électron.

 

Le cœur dégénéré des étoiles froides

Les années où l’on découvrit l’existence du neutron furent aussi celles où l’on posa les fondements de la physique quantique. La physique quantique permit de mettre en évidence deux grandes familles de particules, les bosons dont font partie les photons, et les fermions dont font partie les électrons, les protons et les neutrons ainsi que les neutrinos. Or, les fermions sont des particules qui doivent toutes être dans un état différent ; autrement dit, il n’y a pas deux neutrinos dans tout l’Univers qui soient dans le même état. Un état étant caractérisé par leur énergie, leur position et leur spin, il est impossible d’empiler un nombre quelconque de fermions (d’énergie finie) dans un petit espace (lire l’encadré 2).

Notons une propriété plutôt contre-intuitive : les fermions les plus légers sont ceux qui réclament le plus d’espace. Ainsi, l’espace qui permettra d’empiler N électrons devra être plus grand que l’espace permettant d’empiler N neutrons. Dans une étoile, lorsqu’elle refroidit quand il n’y a pas de réactions nucléaires pour la chauffer, cela prend une grande importance. En effet l’étoile ne s’effondre pas totalement puisque les fermions qui la constituent s’opposent à ce que toute la matière soit rassemblée dans un minuscule volume.

En raison de cette impossibilité, les assemblées de fermions (solides, liquides ou gazeuses) réagissent comme si elles étaient soumises à une force de pression pouvant devenir très forte quand on atteint de hautes densités. Cet effet est une pression, mais elle n’est plus contrôlée par la température. Elle dépend principalement de la densité des fermions les plus légers. On l’appelle la pression de Fermi, et la matière contrôlée par la pression de Fermi est dite « dégénérée ».

Considérons par exemple une étoile de masse semblable au Soleil, qui aurait cessé son activité nucléaire. La matière tombe vers le centre, augmentant sa densité, jusqu’à ce que la pression de Fermi devienne importante. Ce sont les électrons, les plus exigeants en espace, qui contrôlent cette pression. Donc, pour une étoile dégénérée comme le deviendra le Soleil, on atteint sous l’effet de la pression de Fermi des électrons une densité d’environ une tonne par centimètre cube. Les étoiles régies par la pression de Fermi des électrons sont bien connues des astronomes : ce sont les naines blanches, que les astronomes ont découvertes dans les années 1910. L’explication de leur extrême densité et du rôle de la pression de Fermi des électrons fut donnée par l’astronome britannique Ralph Fowler en 1927.

Mais voilà qu’au début des années 1930, un étudiant indien de Fowler, Subrahmanyan Chandrasekhar, décida d’appliquer les lois de la relativité restreinte aux naines blanches. Il découvrit qu’au-delà de 1,4 masse solaire, la pression de Fermi ne peut contrer les forces de gravité. Le physicien soviétique Lev Landau [2] découvrait indépendamment la même limite en 1932. Au-delà de cette masse, l’étoile doit s’effondrer. Mais en quoi ?

L’astronome (génial) qui régnait alors sur l’astronomie britannique, Sir Arthur Eddington, n’était pas convaincu de l’effondrement des naines blanches au-delà de 1,4 masse solaire. Il fit cette remarque demeurée célèbre, lors d’un congrès en 1935 : « Je pense qu’il doit exister une loi de la nature qui empêche une étoile de se comporter de façon aussi absurde. »

Cependant, d’autres physiciens s’étaient convaincus, suite à la découverte de Chadwick, qu’en éliminant les électrons, la nature pourrait former des gaz comportant uniquement des neutrons. Ce serait un gaz neutre, donc dépourvu de forces électriques, mais contrôlé par la pression de Fermi. Et comme celle-ci permet de mettre plus de neutrons dans un même volume, un gaz de neutrons serait beaucoup plus dense. Ainsi, l’on pourrait former des étoiles extrêmement denses composées uniquement, ou presque, de neutrons.

En 1932, Lev Landau s’était demandé si le cœur des étoiles, même les plus normales, pourrait être constitué d’un tel gaz de neutrons. La découverte quelques années plus tard des réactions nucléaires opérant au sein des étoiles lui donna tort. Mais si les bonnes idées meurent quelque part, elles renaissent souvent ailleurs. En 1934, deux astronomes travaillant aux États-Unis, Walter Baade et Fritz Zwicky, écrivirent un article très court, sans démonstration, où ils proposaient qu’il existerait des étoiles uniquement composées de neutrons, qu’elles seraient la phase ultime de l’évolution stellaire, que les supernovas seraient la transition entre les étoiles normales et les étoiles à neutrons, et (cerise sur le gâteau) que les supernovas seraient à l’origine des rayons cosmiques. Géniale intuition : bien que rien ne fût prouvé dans cet article, l’histoire allait montrer que les auteurs « avaient tout bon ».

Les particules qui se laissent empiler, et celles qui résistent

Les fondations de la mécanique quantique ont mis en évidence deux familles de particules, les bosons et les fermions. Elles se distinguent en pratique par leur capacité à « se laisser empiler ». Plus précisément, on considère les caractéristiques possibles des particules : leur vitesse ou leur énergie, leur position, et une grandeur qui ne se manifeste qu’en mécanique quantique : l’orientation de leur spin. Le spin, c’est comme si les particules étaient de minuscules toupies, et l’orientation du spin caractériserait leur axe de rotation. Par ailleurs, le spin de chaque particule a une valeur bien déterminée. Par exemple, 0 pour les photons, et 1/2 pour les électrons, les protons… et les neutrons. Cette valeur de spin est très importante, et les physiciens ont donné le nom de « bosons » aux particules ayant un spin entier, comme le photon, et le nom de « fermion » aux particules à spin demi-entier. La théorie de la mécanique quantique et les expériences montrent qu’il peut exister plusieurs bosons ayant exactement les mêmes caractéristiques. Donc, on peut en mettre beaucoup, avec la même énergie au même endroit. Par exemple, on peut (avec des lasers) avoir de grandes concentrations de photons ayant à peu près tous la même énergie. En revanche, il ne peut y avoir deux fermions ayant exactement les mêmes caractéristiques. C’est la propriété importante qui les distingue des bosons. On nomme souvent cette propriété « le principe d’exclusion de Pauli ». Il ne peut y avoir deux fermions au même endroit avec la même énergie, avec la même orientation de spin. Comme l’orientation de spin peut prendre deux valeurs, en considérant des neutrons de faible énergie, on ne peut pas en empiler un nombre infini dans un petit espace.

 

Comment une étoile peut-elle être formée majoritairement de neutrons ?

Une étoile normale est formée d’atomes. Ceux-ci contiennent des protons, des neutrons et des électrons. Comment cela peut-il donner à la fin une étoile formée seulement de neutrons ?

Sous l’effet des pressions formidables que subissent les étoiles dont le cœur dépasse la masse fatidique de Chandrasekhar de 1,4 masse solaire, il se produit une réaction au cours de laquelle un proton et un électron fusionnent, pour produire un neutron et un neutrino. Le neutrino est une particule extrêmement légère, électriquement neutre, soumise seulement à l’interaction faible.

Les supernovas gravitationnelles, comme mentionné au début du présent article, caractérisent le moment où ces réactions ont lieu. La majorité des neutrons soumis à l’effet de leur masse, à l’écrasement par la matière de l’étoile qui continue à leur tomber dessus et à des interactions de type nucléaire avec d’autres neutrons, restent dans l’étoile. En revanche, les neutrinos s’échappent. Il reste donc à la fin une étoile majoritairement formée de neutrons. On l’appelle donc simplement « une étoile à neutrons ».

Bien entendu, une étoile massive et dense comme une étoile à neutrons est soumise à des effets de gravitation extrêmement forts. Or, depuis 1916, on savait que dans le régime de gravitation forte, il faut renoncer à la théorie classique de Newton, mais appliquer la relativité générale d’Einstein. Alors, trois physiciens, Richard Tolmann, Robert Oppenheimer (le futur directeur du programme de la bombe atomique américaine) et George Volkoff, posaient les équations de l’équilibre d’une étoile sphérique uniquement composée de neutrons, dans le régime de la relativité générale. Ils les publièrent en 1939, ainsi que les solutions qu’ils obtenaient. On les considère toujours comme valides, et on les nomme les équations TOV, initiales des noms des trois auteurs. Les solutions qu’ils trouvaient donnaient une densité en effet assez proche de la densité du noyau atomique. D’un point de vue astronomique, c’était cependant assez décevant : une étoile à neutrons ne pouvait excéder 0,7 masse solaire (limite révisée depuis), et une telle étoile tiendrait dans une sphère d’une dizaine de kilomètres de rayon. Or, la luminosité d’une étoile, si elle dépend de la puissance 4 de sa température, est aussi proportionnelle à sa surface. Une si petite étoile a une surface minuscule. Même chauffées à quelques millions de degrés, les étoiles à neutrons s’avéraient inobservables avec les télescopes de l’époque.

Les étoiles à neutrons entrèrent donc dans le placard des idées théoriques un peu folles et invérifiables expérimentalement. On les plaçait même, vu leurs propriétés incroyables et excessives, sur l’étagère des monstres. Puis la Seconde Guerre mondiale donna aux physiciens des occupations plus urgentes (et monstrueuses également). Quelques années plus tard, même avec la fin de cette guerre, les étoiles à neutrons demeuraient hors du champ des préoccupations des astronomes « normaux[3] ».

Le sujet survivait cependant, avec des chercheurs comme John Archibald Wheeler, Fritz Zwicky qui ne renonçait pas à son idée, et Andrew Cameron.

Ils s’intéressaient par exemple au problème de la masse limite de 0,7 masse solaire. Si une supernova causait l’effondrement d’un cœur plus massif, qu’adviendrait-il des neutrons correspondant à la masse excédentaire ? Seraient-ils expulsés lors de l’explosion ? évaporés ? ou bien l’étoile continuerait-elle de s’effondrer… en trou noir ? un concept encore plus spéculatif à cette époque.

Ces auteurs comprirent que si l’étoile à neutrons atteint la densité du noyau atomique, alors les effets de l’interaction nucléaire devaient s’ajouter à la pression de Fermi des neutrons. Le problème était la relative ignorance que l’on avait (et que l’on a encore en partie) de l’interaction forte. Cependant, on fit des calculs en se fondant sur ce qu’on avait appris dans les accélérateurs de particules avec des interactions à trois neutrons… en les extrapolant avec astuce à un très grand nombre de neutrons. La masse limite des étoiles à neutrons fut repoussée à 2 ou 3 masses solaires. Cela ne les rendait toujours pas observables, mais au moins cela leur donnait une plus grande étendue de masses possibles, donc de plus grandes chances d’exister.

De nos jours, plusieurs modèles possibles d’intérieurs d’étoiles à neutrons ont été développés. Des observations ont déjà permis d’en éliminer certains, mais il en reste un très grand nombre, et tous ne supposent pas que le cœur d’une étoile à neutrons soit uniquement formé de neutrons. Il pourrait y avoir d’autres particules, considérées comme instables dans des conditions de pression moindres. Parmi tous ces modèles, il est possible que plus d’un soit correct, et qu’il existe en fait plusieurs types d’étoiles à neutrons. Notons que les neutrons sont formés de l’association de trois particules élémentaires, appelées des quarks up et down. Sous des densités encore plus élevées que dans les étoiles à neutrons, les neutrons se seraient eux-mêmes effondrés, laissant place à leurs composants élémentaires et formant un vaste mélange de quarks, que l’on appellerait une étoile à quarks, qui aurait une masse proche de celle des étoiles à neutrons et un rayon légèrement plus petit.

 

Plusieurs modèles existent sur la composition interne d’une étoile à neutrons.
Coupe d’une étoile à neutrons, du centre vers la surface, pour plusieurs modèles d’étoiles à neutrons, dont le nom associé aux particules « exotiques » qu’on y trouve est signalé en rouge : étoile à nucléons, avec condensat de pions, modèle « traditionnel », avec un noyau de quarks, avec des hypérons, et étoile étrange presque entièrement composée de quarks. Selon les connaissances actuelles sur les interactions régissant les particules de la famille des neutrons (les hadrons), encore incomplètes, plusieurs modèles font intervenir d’autres particules que les neutrons. Ces particules sont très instables dans des milieux de plus faible densité, et on ne les observe que brièvement dans les collisionneurs dédiés à l’étude de la physique des particules élémentaires. Il se pourrait même que les neutrons s’effondrent eux-mêmes en des particules plus élémentaires, les quarks, et forment un mélange de quarks, contenant notamment des quarks dits « étranges » (une des 6 catégories de quarks connues), qui donneraient leur nom d’étoiles à quarks ou étoiles étranges à ces astres assez semblables (du dehors) à des étoiles à neutrons.

 

La surface des étoiles à neutrons

Notons que si les neutrons constituent la composante essentielle de ces étoiles, c’est seulement dans les parties internes, où les électrons sont maintenus sous l’effet énorme de leur poids. Mais dans les parties externes, on s’attendait à un mélange d’atomes de fer (noyaux très enrichis en neutrons), mêlés à des protons et à des électrons circulant librement, et peut-être à d’autres noyaux atomiques. Puis il fut établi que sous l’effet d’écrasement du fer par la gravité extrême de l’étoile, malgré des températures élevées (estimées aujourd’hui à des centaines de milliers de degrés), le fer serait sous forme solide, cristalline. Donc, cette étoile serait recouverte d’une croûte métallique extrêmement dense et chaude.

 

La découverte des pulsars et le questionnement sur leur nature

Andrew Cameron émit l’idée, vers 1966, que la petite étoile atypique découverte au cœur de la nébuleuse du Crabe, vestige d’une explosion de supernova, pouvait effectivement être une étoile à neutrons. Mais il ne proposa pas d’en chercher les émissions radio.

Dans les années 1930 et 1940, du temps des premières théories des étoiles à neutrons, la radioastronomie était une science balbutiante, et l’on ne se doutait pas que c’est grâce aux ondes radio que l’on prouverait leur existence. De plus, jusqu’au milieu des années 1960, les spécialistes des étoiles à neutrons s’intéressaient surtout à ce qu’il y avait dedans. Or, la cause de leur rayonnement puissant est liée à ce qu’il y a autour.

En 1967, une étudiante en thèse sous la direction d’Antony Hewish, Jocelyn Bell, découvrait, en cherchant tout autre chose, un signal radio se répétant périodiquement, avec une période de 1,33 seconde. Intriguée, elle fit les tests habituels : cette source, si elle était cosmique, devait réapparaître au même endroit apparent du ciel avec une périodicité d’un jour sidéral, 23 h 56 min, comme les étoiles. Ce fut le cas. Cette source fut nommée CP 1919, car elle se trouvait à une ascension droite de 19 heures et 19 minutes.

Pendant quelques mois, l’équipe ne publia pas cette découverte. Il fallait d’abord proposer des explications.

Un peu par dérision, on appela ce signal « petits hommes verts », comme si c’était les manifestations d’une civilisation extraterrestre. Mais on envisagea plus sérieusement la possibilité de rayonnement associé à une étoile variable pulsante à très courte période (1,33 seconde) : une « pulsating star ». Seul succès de ce modèle, le mot composé « pulsating star » est resté, mais agrégé en un seul mot : « pulsar ». Pour qu’une étoile oscille aussi rapidement, elle devait probablement être très petite.

Il y avait d’autres idées : on pensa (à raison) que ces impulsions pouvaient provenir d’une étoile en rotation rapide qui émettrait continûment des ondes radio dans un faisceau de directions assez restreint, à la manière d’un phare. À chaque tour, lorsque nous passerions dans le faisceau, nous capterions ces ondes radio, et cela donnerait une impulsion. Pour qu’une étoile tourne sur elle-même en 1,33 seconde sans être détruite par les forces centripètes, il fallait qu’elle soit petite. Ce pouvait être une naine blanche… ou une de ces fameuses étoiles à neutrons.

L’article fut publié avec l’énonciation de ces hypothèses [4].

Ce fut un véritable succès. Très rapidement, des astronomes pointèrent leurs radiotélescopes à la recherche d’autres sources. Et bien entendu, ils voulurent vérifier l’hypothèse de Cameron à propos de la nébuleuse du Crabe. Et dans cette région, ils découvrirent une émission pulsée avec une période de seulement 33 millisecondes. En admettant qu’il s’agissait d’un objet tournant, il ne pouvait avoir les dimensions d’une naine blanche (quelques milliers de kilomètres) trop grande pour résister à l’effet centrifuge. Ce devait être un astre plus petit : une étoile à neutrons.

Les radioastronomes, dans la foulée de CP 1919 et du Crabe, détectèrent un pulsar associé à la nébuleuse des Voiles (Vela), qui est également un reste de supernova. Et l’on en découvrit une dizaine d’autres. Aujourd’hui, on en connaît plus de 2 000, et on estime leur nombre dans notre Galaxie à plus de 100 000.

Le Crabe a une période de 33 millisecondes, ce qui correspond à une fréquence d’environ 30 Hz. Vela a une période de 89 ms, soit une fréquence de 11 Hz, et CP 1919 a une période de 1,33 s, soit une fréquence de 0,75 Hz. Il y eut encore des travaux sur des émissions pulsées non liées à la rotation d’une étoile, de plus en plus souvent pour en contester la validité. La grande régularité des pulsations était facilement explicable pour un objet tournant et très massif, mais moins pour des oscillations, dont le spectre de fréquences n’a quasiment jamais une seule fréquence, comme c’était observé, ni la même stabilité.

Le profil d’émission radio du pulsar PSR 1919+21, pour une bande de fréquences centrée sur 196 MHz, résulte de la moyenne d’observations sur un ensemble de 1 300 périodes du pulsar. Faire des moyennes de ce type est généralement le seul moyen pour mettre en évidence le profil d’émission d’un pulsar. Cela suppose de connaître à l’avance sa période. C’est pour cela que la découverte de nouveaux pulsars (donc de période inconnue) ne va pas de soi, surtout s’ils nous envoient un signal de faible intensité. Cela demande l’application de méthodes spécifiques d’analyse du signal et des traitements numériques significatifs. (L. J. Cordes, The Astrophysical Journal 195:193-202, 1975)

Observation du pulsar PSR 1919+21, découvert par Jocelyn Bell. Le temps est en abscisses, et l’intensité du signal est en ordonnées. Dans cette séquence, les observations à 20 instants différents sont présentées, toutes recalées sur la périodicité de 1,33 seconde du pulsar. Ces observations ont été centrées sur la fréquence de 111,5 MHz. Il est difficile de remarquer la périodicité du signal au premier coup d’œil, d’abord parce que le pulsar, s’il a la régularité d’une horloge, n’émet pas forcément avec la même intensité à chaque période, et d’autre part à cause d’effets de propagation du signal à travers le milieu interstellaire, notamment des effets de scintillation. C’est donc en effectuant une moyenne sur plusieurs périodes que l’on peut faire clairement apparaître la forme du signal d’un pulsar (cf. la figure suivante). (L. J. Cordes, The Astrophysical Journal 195:193-202, 1975)

Profil radio moyen du pulsar B1737+13, à différentes fréquences du domaine radio. L’axe horizontal indique le temps divisé par la période du pulsar, et centré au maximum de l’émission. La période est de 0,803 seconde. Seulement 50 % de la période est montrée, car il n’y a pas de signal le reste du temps. L’axe vertical indique l’intensité du rayonnement radio, dans une bande de fréquence centrée sur la valeur indiquée. Ces observations ont été faites avec trois radiotélescopes (chacun d’entre eux ne couvrant pas toutes les fréquences), en Europe, en Australie et en Chine. Ce pulsar est un des rares dont le profil d’émission possède pas moins de 5 maxima d’émission.
(Q. J. Zhi et al., The Astrophysical Journal 926:73, 2022)

 

Les étoiles à neutrons sortent de l’oubli incrédule

Les radioastronomes étaient frappés par le caractère extrêmement régulier des pulsations. Alors, afin d’en éprouver les limites, ils en firent un chronométrage sur le long terme à l’aide d’horloges atomiques. Et l’on découvrit une variation continue de la période qui consistait en un accroissement  très lent et régulier. Par exemple, chaque seconde, la période du pulsar du Crabe s’accroît de 10-12 seconde. L’accroissement est analogue pour le pulsar Vela. Mais pour la plupart des autres pulsars alors découverts, dont la période était de l’ordre d’une seconde, la dérive est comprise entre 10-14 et 10-16 seconde par seconde. C’est très peu, mais en quelques mois d’observation avec de bonnes horloges, c’était mesurable.

Le physicien italien Pacini, alors aux États-Unis, s’intéressait beaucoup à l’hypothèse des étoiles à neutrons pour expliquer les pulsars. Il remarqua en 1968 que si une étoile géante avec un champ magnétique en surface typique de ce genre d’étoiles s’effondre, alors le champ magnétique est entraîné avec la matière [5]. Plus précisément, le flux magnétique est conservé, c’est-à-dire que le champ magnétique multiplié par la surface de l’étoile est constant. Comme la surface de l’étoile devenait minuscule, le champ magnétique devait être énorme. Pour une étoile à neutrons, il estima un champ de l’ordre de 10-8 teslas [6]. Quelques mois plus tard, il publiait un autre article reprenant les travaux conduits vers 1950 par un autre astronome, Armin Deutsch, où il était expliqué (calculs à l’appui) qu’une étoile en rotation avec un champ magnétique non aligné (c’est-à-dire que l’axe de symétrie du champ magnétique ne coïncide pas avec l’axe de rotation) se comporte comme une antenne électrique rayonnant à la fréquence correspondant à la rotation de l’étoile. Avec les pulsars, Pacini montrait qu’on avait donc des antennes avec un champ très puissant émettant des ondes à des fréquences de l’ordre de 1 à 100 Hz (par exemple 30 Hz pour le pulsar du Crabe). Il calcula une puissance émise par ces antennes, et il montra qu’elle était compatible avec la puissance perdue avec le ralentissement de la rotation des étoiles, pourvu qu’elles aient les caractéristiques d’une étoile à neutrons. Autrement dit, le rayonnement électromagnétique associé à la rotation des étoiles à neutrons expliquait leur ralentissement progressif.

A ce stade, il était quasiment prouvé que les pulsars observés en ondes radio étaient une manifestation des étoiles à neutrons.

La même année, deux astronomes américains, Peter Goldreich et William Julian, publiaient un article où l’hypothèse de Pacini d’une étoile à neutrons entourée de vide était contestée, sans revenir pour autant sur la validité de ses conclusions. Lorsque de la matière conductrice comme la surface d’une étoile à neutrons ou son éventuelle atmosphère tourne dans un champ magnétique, des champs électriques se développent. C’est un résultat bien connu des spécialistes d’électromagnétisme. Goldreich et Julian calculaient pour les pulsars des champs électriques si forts, que forcément des particules électriquement chargées (comme des électrons ou des ions) doivent être arrachées de l’étoile, formant ainsi un plasma. Ils prouvaient même qu’en l’absence d’atmosphère, les forces électriques auraient été un million de fois plus fortes que la gravitation énorme de l’étoile. Donc, il devait y avoir une atmosphère, et vu la température de l’étoile, elle ne pouvait contenir que de la matière ionisée : électrons, ions et autres particules électriquement chargées. Un gaz composé de matière ionisée est appelé un « plasma ». Ainsi, l’étoile à neutrons était dotée d’un champ magnétique très intense, dans lequel circule un plasma. Un tel environnement a un nom : c’est une « magnétosphère ». Des magnétosphères existent au voisinage de nombreuses planètes, dont la Terre, et d’étoiles [7]. Cependant, la magnétosphère des pulsars a une importante différence avec celle des planètes et des étoiles standard : le plasma qui la constitue n’est pas neutre. Autrement dit, dans un petit volume autour d’une étoile à neutrons, le nombre de charges électriques négatives et le nombre de charges électriques positives sont inégaux. Un calcul simple montrait même quelle devait être la densité de charges électriques résultante près de l’étoile au voisinage des pôles : on atteignait l’équivalent de 1012 fois la charge d’un électron par centimètre cube. Cela était en cohérence avec l’existence des champs électriques très forts.

Ces travaux et des centaines d’autres qui allaient suivre durant les décennies à venir montraient que l’environnement des étoiles à neutrons est un milieu extrêmement énergétique où des particules, en particulier des électrons, arrachées de l’étoile sont accélérées par des champs électriques de l’ordre de 1014 volts par mètre, atteignant en quelques centimètres des vitesses comparables à la vitesse de la lumière. On étudia les processus de rayonnement de ces particules, et l’on définit un nouveau concept : le « rayonnement de synchro-courbure » que l’on ne rencontre que là (et peut-être au voisinage de trous noirs). Ce rayonnement est causé par des particules de très haute énergie se propageant le long des lignes de champ magnétique. Ce rayonnement est essentiellement dans la gamme d’énergie des rayons gamma. On chercha donc à détecter les pulsars avec des télescopes gamma. Mais avant même les observations en rayonnement gamma (qui viendront dans les années 2000), l’astrophysicien anglais Peter Sturrock montra en 1971 que chaque photon gamma émis par ces particules, en interagissant avec le champ magnétique très puissant de l’étoile, ou avec d’autres photons, devait se transformer en un électron et un anti-électron, aussi appelé « positon ». La conclusion décevante de son article était donc que les rayonnements gamma des étoiles à neutrons seraient en grande partie absorbés par ces créations de paires d’électrons et de positons, donc pas si faciles à observer. Mais la chose formidable était de constater que quelques électrons arrachés très brutalement à l’étoile par des champs électriques extrêmes émettent des rayonnements gamma qui ensuite se transforment en matière (des électrons et des positons). Ces nouveaux électrons et positons sont à leur tour accélérés, ils rayonnent d’autres rayons gamma, ce qui produit encore d’autres paires d’électrons et de positons.

 

Une étoile à neutrons est un émetteur d’ondes radio. Ces ondes sont émises principalement au voisinage des pôles magnétiques de l’étoile, et dans des directions formant des faisceaux assez étroits. Quand l’étoile tourne, ces faisceaux balayent l’espace, comme le ferait le faisceau d’un phare. Quand nous passons dans le faisceau, nous voyons le signal du pulsar apparaître, et s’éteindre autrement, et cela cause l’aspect pulsé des émissions. Les émissions à d’autres longueurs d’onde (visible, X, gamma) sont également émises dans des faisceaux plus ou moins étroits, et ils montrent également un aspect pulsé périodique.

 

Des astres morts ?

On estime aujourd’hui qu’un électron (dit « primaire ») arraché à la surface de l’étoile à neutrons produit ainsi environ 100 000 autres électrons et positons (dits « secondaires »).

Normalement, lorsqu’un électron et un positon se rencontrent, ils peuvent s’annihiler et se transformer à nouveau en rayon gamma. C’est ce qu’on appelle la recombinaison. Mais pour que celle-ci ait lieu, il faut que les particules aient le temps d’interagir, car cette opération n’est pas instantanée. Or, dans la magnétosphère des pulsars, les champs électriques très forts accélèrent les électrons et les positons à des vitesses opposées très grandes : tout d’abord, deux particules d’une même paire s’écartent, donc elles ne se recombinent pas. Et d’une manière générale, les positons croisant des électrons allant à des vitesses très différentes, ils se « voient » très brièvement, ils n’ont pas le temps d’interagir, ils ne se recombinent pas.

Ainsi, la magnétosphère d’un pulsar est une véritable source de matière. Une partie retombe sur l’étoile à neutrons (et là, la recombinaison peut se produire), mais une autre partie du plasma est envoyée dans l’espace, constituant un vent formé d’électrons et de positons. Ce vent se propage quasiment à la vitesse de la lumière [8].

De plus, si les rayons gamma produits près de l’étoile sont effectivement absorbés par ce processus, comme prévu par Sturrock, d’autres rayons gamma et X sont produits plus loin, notamment dans ce vent ultra-rapide… Et aujourd’hui, on peut les observer, notamment avec des instruments comme le télescope X Nicer à bord de la Station spatiale internationale, le télescope gamma du satellite Fermi, et les télescopes à effet Tcherenkov.

Si un astre est « vivant » tant qu’il rayonne, il est clair que la « vie » d’une étoile très massive ne cesse pas au moment de la supernova. S’il reste une étoile à neutrons, la « vie » continue. Mais combien de temps ?

Pour répondre à cette question, il faut faire un bilan des puissances rayonnées. Le rayonnement vient principalement de la magnétosphère, et pas de l’étoile. La magnétosphère fonctionne grâce à un champ magnétique très fort et à une rotation rapide de l’étoile. Mais dans l’étoile à neutrons, le champ magnétique n’est pas produit dynamiquement, comme avec une dynamo. C’est un champ magnétique rémanent, comme celui d’un aimant en acier, même si les processus de rémanence, liés à des phénomènes de supraconductivité, sont différents. Donc, petit à petit, ce champ magnétique diminue.

En outre, comme nous l’avons vu, la magnétosphère, en tournant, se comporte comme une antenne émettant une onde à très basse fréquence qui rayonne, c’est-à-dire qu’elle envoie de l’énergie vers l’extérieur, et cela cause le ralentissement progressif de la rotation. Toute la dynamique de la magnétosphère (le rayonnement X et gamma, la création de matière et l’accélération du vent de pulsar) est alimentée en énergie par la rotation de l’étoile.

Ainsi, en quelques millions d’années, le pulsar s’épuise. La champ magnétique devenant trop faible (104 à 106 T), la rotation devenant trop lente (une période de quelques secondes), la machinerie s’éteint. L’étoile à neutrons existe toujours, mais elle n’alimente plus une magnétosphère assez dynamique pour produire un pulsar. Alors, les spécialistes des étoiles à neutrons reprennent à leur compte la notion de « vie d’une étoile » et déclarent la « mort » du pulsar. Pour désigner le domaine de paramètres caractérisant les étoiles à neutrons trop lentes et trop peu magnétisées pour former un pulsar, les astronomes parlent même de « cimetière ».

Cependant, il arrive que cette mort ne soit pas définitive… ce qui est tout de même atypique ! Pourvu qu’un pulsar fasse partie d’un système d’étoiles doubles, il se peut que la compagne, en perdant de la matière qui tombe sur l’étoile à neutrons, ravive l’activité de ce pulsar qu’on croyait mort. On parle alors de pulsars recyclés. On les distingue des pulsars standard, car ils ont un champ magnétique faible (de l’ordre de 104 à 106 T tout de même), mais ils tournent très vite, avec une période typique de 10 millisecondes. Ceux-là peuvent alors être actifs durant des centaines de millions d’années, excédant largement la durée durant laquelle leur étoile progénitrice a brillé dans sa phase d’étoile de la séquence principale puis de géante.

 

Simulation numérique de l’environnement d’une étoile à neutrons. L’étoile, d’un rayon de l’ordre de 12 km, est représentée par la sphère bleutée. Son environnement comprend un grand nombre d’électrons et de positons qui ont été créés lors d’interactions entre le rayonnement gamma émis par les particules préexistantes de haute énergie et le champ magnétique, ou entre le rayonnement des particules de haute énergie et le rayonnement thermique de l’étoile (rayonnement de corps noir, ici principalement des rayons X). Sur l’image, un pôle magnétique est représenté en bleu vif sur la sphère. Les lignes représentent des trajectoires d’électrons de faible énergie (en bleu) et de positons de faible énergie (en rouge) ainsi que des électrons et positons de haute énergie (en blanc). Ce sont les particules de haute énergie qui émettent des rayons gamma, eux-mêmes capables de créer de nouvelles paires électron-positon. (Gabrielle Brambilla, université de Milan, Italie, et NASA’s Scientific Visualization Studio)

 

50 ans de physique des pulsars

Voilà plus de cinquante ans, avec la découverte des pulsars à l’aide de radiotélescopes, s’ouvrait un nouveau chapitre de l’astrophysique. Les pulsars sont des objets fantastiques à étudier. Les étoiles à neutrons sont les astres les plus compacts qu’il soit possible d’observer directement. Au-delà, ce sont des trous noirs, dont les observations (ondes gravitationnelles mises à part) sont indirectes. Les conditions physiques régnant dans les pulsars sont extrêmes. En ce sens, ce sont de passionnants laboratoires de physique que l’on ne pourra jamais recréer sur Terre. Mais, en plus d’être intéressants en eux-mêmes, les pulsars sont d’excellents outils pour d’autres études en physique et en cosmologie. En contraignant la relation entre leur masse et leur rayon, on peut en apprendre beaucoup sur les propriétés de la matière subatomique et sur l’interaction forte. De par la régularité des impulsions qu’ils nous envoient, les pulsars sont de merveilleuses horloges disséminées dans notre Galaxie et dans les galaxies voisines. Ce sont ainsi des instruments de mesure extrêmement précieux, dont on peut se servir pour vérifier (ou remettre en cause) les théories de la relativité, pour laquelle la mesure du temps est essentielle, ou pour révéler des systèmes d’astres multiples dont certains sont invisibles, ou encore pour la mesure d’ondes gravitationnelles de très basses fréquences, liées par exemple à la fusion de trous noirs centraux de galaxies.

 

Bien que leur luminosité dans le domaine des ondes visibles soit faible, une poignée d’étoiles à neutrons sont observables avec des télescopes optiques. C’est le cas du pulsar du Crabe, formé par la récente explosion de son étoile génitrice en 1054, et dont le reste est l’étoile à neutrons située au centre des images à droite. Une série de courtes poses (moins de 1 milliseconde) avec le Kitt Peak Photon Counting Array (KPCA) à l’observatoire de Kitt Peak, accumulées pendant deux heures et mises en phase avec une période de 33,367 ms montrent que l’émission optique (à travers un filtre pour la bande B) de l’étoile à neutrons de la nébuleuse du Crabe varie avec la même période que ses émissions radio, ainsi qu’avec ses émissions en rayons X et gamma.

 

par Fabrice MOTTEZ | CNRS / Observatoire de Paris-PSL

Publié dans le magazine L’Astronomie Mai 2023

 

 

 

 

 

 

 

Notes :

  1. Cours d’Agnès Acker, Éd. Masson.
  2. Prix Nobel de physique 1922.
  3. En admettant qu’il existe des astronomes normaux !
  4. Cet article valut à Antony Hewish l’obtention du prix Nobel de physique 1974. Malheureusement, sa jeune étudiante, qui avait su saisir l’opportunité de cette découverte inattendue, allant bien au-delà des ambitions de son sujet de thèse initial, et qui avait mené une analyse pertinente de ses observations, n’obtint pas l’honneur de partager cette prestigieuse récompense. La non-attribution du prix à Jocelyn Bell a fréquemment été reprochée au comité Nobel, à juste titre.
  5. Sous réserve que sa matière soit un très bon conducteur électrique, ce qui est le cas.
  6. C’est 10^12 fois celui de la Terre !
  7.  La Terre, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune. Pour les étoiles, on utilise plutôt le terme de couronne.
  8. 8. Le facteur de Lorentz, qui est le rapport entre l’énergie totale de la particule et son énergie de masse mc2, atteint ici des sommets de l’ordre de 10^6. C’est énorme.

 

 

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