LE MAGAZINE DES SCIENCES DE L’UNIVERS EN AFRIQUE
Zélandia  le continent perdu

Zélandia le continent perdu

Depuis une vingtaine d’années, les géologues ont mis en évidence un continent immergé d’environ 5 millions de kilomètres carrés de superficie situé à l’est de l’Australie. Les campagnes océanographiques, qui viennent de s’achever, ont permis de mieux comprendre son évolution.

 

Dans l’imaginaire collectif, le terme de continent perdu est souvent associé à l’Atlantide, île mythique évoquée par Platon, et qui aurait la dimension d’un continent. Si Platon situe cette île au-delà des Colonnes d’Hercule (le détroit de Gibraltar), c’est-à-dire quelque part dans l’océan Atlantique, la légende pourrait avoir pour origine l’explosion du volcan Santorin, en mer Égée, vers 1600 avant J.-C. Celle-ci aurait provoqué un tsunami géant, lui-même responsable de la disparition de la civilisation minoenne qui fleurissait en Crète à cette époque. À défaut d’Atlantide, les scientifiques ont, depuis une vingtaine d’années, identifié et étudié un continent presque entièrement immergé situé à l’est de l’Australie. La cartographie de ce huitième continent, baptisé Zélandia (ou Zealandia), en référence à la Nouvelle-Zélande qui constitue sa principale partie émergée, vient de s’achever [1]. Plusieurs campagnes océanographiques ont été nécessaires pour établir cette cartographie. Ces campagnes ont également effectué de nombreux prélèvements de roches par dragage, lesquelles ont permis de mieux cerner la géologie et l’évolution de ce continent perdu (et, désormais, retrouvé).

Un nouveau continent

Les résultats de ces campagnes ont d’abord permis de classer Zélandia parmi les continents. Rappelons qu’à la surface de la Terre, les géologues distinguent deux types de croûte. D’une part la croûte océanique, qui forme les planchers océaniques, à des profondeurs de 4 000 à 5 000 mètres sous le niveau de la mer, et qui est composée de basaltes. Relativement dense, elle replonge assez rapidement (en moins de 180 millions d’années, Ma) dans le manteau, suivant un phénomène de subduction. Et d’autre part, la croûte continentale, formée de roches moins denses, qui compose les masses continentales. Plus légers, les continents peuvent se maintenir en surface très longtemps (les plus anciennes roches continentales sont datées autour de 3,8 milliards d’années). Aujourd’hui, l’élévation de ces masses continentales se situe majoritairement au-dessus du niveau de la mer. Cependant, les continents possèdent aussi sur leur pourtour des parties immergées, les marges continentales, plus ou moins étroites et peu profondes (quelques centaines de mètres). Le fait d’être émergé ou immergé ne constitue donc pas un critère pour définir la croûte continentale. La classification de Zélandia parmi les continents repose sur deux principaux arguments. D’abord la composition des roches la constituant qui est typique de la croûte continentale. Ensuite son élévation moyenne (environ 1 100 m en dessous du niveau de la mer), qui la situe nettement au-dessus des planchers océaniques. En revanche, Zélandia se singularise par sa configuration presque entièrement sous-marine, conséquence du fait que la croûte continentale y est beaucoup moins épaisse (environ 20 km) que dans les autres continents (40 km en moyenne).

1. Les principales plaques tectoniques à la surface de la Terre. Zélandia est traversée par une frontière de plaque (ici, une zone de subduction) entre les plaques Australie et Pacifique. À noter également les marges continentales (en couleurs atténuées) plus ou moins larges sur le pourtour des continents. (© American Geophysical Union.)

 

Un peu de géographie et de géologie

Zélandia couvre une superficie de 5 millions de kilomètres carrés et est immergée à 95 %. Ses principales terres émergées sont la Nouvelle-Zélande, comme nous l’avons vu et, plus au nord, la Nouvelle-Calédonie. Elle comprend aussi de nombreuses petites îles volcaniques, comme les îles Lord Howe et Norfolk au nord, et les îles Campbell et Auckland au sud, ainsi que des récifs coralliens, comme celui de Fairway, tout au nord. Deux reliefs sous-marins, presque parallèles, parcourent Zélandia du nord-ouest vers le sud-est, jusqu’à la Nouvelle-Zélande. Ces deux rides sont séparées par le bassin de Nouvelle-Calédonie, qui est en fait un rift avorté [2]. Au sud de la Nouvelle-Zélande, Zélandia est dominée par deux plateaux sous-marins, Chatham et Campbell. Du point de vue de la tectonique des plaques [3], Zélandia est située à cheval sur les plaques Australie et Pacifique. Elle est donc traversée par une frontière de plaques, plus précisément, dans ce cas, une zone de subduction, localisée le long de la Nouvelle-Zélande. Cette frontière est utilisée par certains géologues pour séparer Zélandia en deux parties, la Zélandia du Nord et la Zélandia du Sud, qui incluent respectivement les îles nord et sud de la Nouvelle-Zélande.

Il y a près de 200 Ma, Zélandia faisait partie du supercontinent Gondwana, qui comprenait l’Amérique du Sud, l’Afrique, l’Inde, l’Australie et l’Antarctique, et qui commença à se fragmenter vers la fin du Jurassique moyen (160 Ma). Dans le cadre de cette fragmentation, la Zélandia du Sud s’est détachée de l’Antarctique à partir de 85 Ma, tandis qu’un peu plus tard, vers 60 Ma, la Zélandia du Nord s’est, elle, séparée de l’Australie. Plusieurs évènements ont ensuite affecté ces deux micro-continents, notamment des processus d’extensions, qui ont conduit à l’amincissement de la croûte et, vers 25 Ma, une migration vers le nord de la Zélandia du Sud, qui s’est traduite par la formation d’une chaîne de montagnes, les Alpes du Sud, sur l’île sud de la Nouvelle-Zélande. Combiné avec son amincissement, le refroidissement de la croûte, qui la rend plus dense et favorise son affaissement, a lentement conduit à la submersion de Zélandia. Il y a environ 25 Ma, ce continent a finalement disparu sous les eaux de l’océan Pacifique. Bien plus tard, au xviie siècle, les navigateurs européens, James Cook en tête, sillonnèrent cette région à la recherche d’un grand continent austral. Pouvaient-ils se douter qu’un continent, il est vrai plus petit et moins gorgé de richesses que les géographes de l’époque ne l’imaginaient, se trouvait précisément sous leurs frégates ?

Le Gondwana il y a 200millions d’années. (© American Geophysical Union.)

 

par Frédéric Deschamps, IESAS, Taipei, Taïwan

 

Publié dans le numéro de Janvier 2024

 

 

 

Notes :

  1. Mortimer N. et al., « Reconnaissance basement geology and tectonics of North Zealandia », Tectonics, 42, 2023, e2023TC007961, doi: 10.1029/2023TC007961.
  2. Un rift est une dépression causée par l’étirement et l’amincissement de la croûte continentale sous l’effet de forces tectoniques. Il peut conduire à un phénomène d’océanisation, c’est-à-dire de fracturation complète de la croûte avec formation d’une dorsale océanique et de croûte océanique de part et d’autre de cette dorsale. C’est ce qui s’est produit en mer Rouge et qui semble se produire le long du rift est-africain. Dans de nombreux cas, cependant, le processus d’étirement s’arrête avant que ne se forme un océan. On parle de rift avorté. Le fossé rhénan et la plaine de la Limagne en sont deux exemples.
  3. Lire à ce sujet l’article de Maelis Arnould dans l’Astronomie no 169 de mars 2023.
JWST : un trou noir très gros très tôt

JWST : un trou noir très gros très tôt

L’origine des trous noirs supermassifs est vivement débattue depuis des décennies. La découverte de l’un d’eux ayant vécu moins de 500 millions d’années après le Big Bang relance le débat.

Les quasars sont des galaxies possédant, caché dans leur cœur, un trou noir de quelques dizaines à quelques centaines de millions de masses solaires. La matière que le trou noir accrète depuis sa galaxie, et qui rayonne intensément juste avant de s’engouffrer dans le trou noir, rend les quasars extrêmement lumineux.

1. Détection de la source X UHZ1: comme précisé sur la figure, la région est centrée sur UHZ1. Le panneau de droite est une image X de 155 x 155’’ entourant UHZ1. Le cercle blanc en trait continu a un rayon de 1’’, et correspond à la galaxie candidate à z = 10,32, tandis que les cercles blancs en tirets correspondent à une région comprise entre 3’’ et 6’’ où le spectre a été mesuré. L’échelle en bas donne le comptage des photons X. Le Nord est en haut, l’Est est à gauche. (© Akos Bogdan et al., arXiv:2305.15458v2.)

 

Avec le premier relevé du programme scientifique du JWST, il a été possible de regarder derrière l’amas Abell 2744, situé à un redshift égal à 0,308 (donc ayant vécu 2 milliards d’années après le Big Bang, d’après le modèle standard de la cosmologie). Dans le même champ, on a découvert plusieurs galaxies situées derrière l’amas, dont les redshifts donnés par la méthode photométrique sont compris entre 9 et 15. Par ailleurs, des observations profondes effectuées avec le télescope spatial X Chandra ont permis de découvrir dans la même région du ciel des sources de rayonnement X, signatures claires de l’accrétion sur des trous noirs supermassifs. Ce sont donc des quasars.

2. Schéma montrant la croissance du trou noir correspondant à différentes masses des « graines » et des taux d’accrétion. Le temps (en abscisse) est ici exprimé comme un redshift (les grands redshifts correspondent aux temps plus anciens). La masse du trou noir (en ordonnées) est en échelle logarithmique. (Une valeur de 2 correspond à 100 masses solaires, une valeur de 3 à mille masses solaires, etc.) On voit que les graines « légères » (light seed, de masse inférieure à 100 masses solaires) ne permettent pas aux trous noirs de dépasser une masse de 104 – 105 M⊙ à un redshift de 10,3, à moins d’accréter à un taux beaucoup trop élevé (super-Edington), du moins d’après les auteurs. (© Akos Bogdan et al., arXiv:2305.15458v2.)

 

Un article publié par une équipe internationale (comprenant une chercheuse de l’Institut d’astrophysique de Paris) conduite par un chercheur du centre d’astrophysique de Harvard à Cambridge, aux États-Unis, a étudié en détail l’un de ces quasars émetteurs de rayonnement X à la position RA = 0:14:16.096, Dec = –30:22:40.285 [1]. Grâce aux positions données par le JWST des galaxies de redshift supérieur à 9 situées derrière Abell 2744, l’équipe a isolé les images X de 11 galaxies et en a fait la photométrie. Dans cet échantillon de 11 galaxies, les chercheurs ont détecté une source de rayons X associée avec la galaxie UHZ1. Ils ont montré qu’aucune autre galaxie ne peut être associée avec cette source X (fig. 1).

Par les méthodes habituelles d’étude des quasars (mesure de la luminosité, aspect du spectre…), les auteurs ont déduit une masse du trou noir comprise entre 10 millions et 100 millions de masses solaires, comparable à la masse stellaire de la « galaxie hôte » UHZ1 déduite de la photométrie optique et infrarouge. Naturellement, les auteurs de l’article ont effectué de nombreux tests pour vérifier la plausibilité de leur modèle. Ce résultat contraste avec le cas des galaxies proches, où la masse de la galaxie hôte est environ 1 000 fois plus grande que celle du trou noir !

Se pose alors la question centrale de cet article, du moins pour ses auteurs. Les « graines » qui ont donné naissance aux premiers trous noirs supermassifs sont-elles « légères », c’est-à-dire ont-elles des masses situées entre 10 et 100 M⊙ ? Ou bien sont-elles « lourdes », c’est-à-dire ont-elles des masses situées entre 104 et 105 M⊙ ? Dans le premier cas, elles proviendraient simplement de l’effondrement des premières étoiles massives. Dans le second, il s’agirait de l’effondrement direct de gros nuages de gaz. Les auteurs montrent que les graines « lourdes » sont plus probables, en se basant sur la grande masse du trou noir comparée à celle de la galaxie hôte (fig. 2). Il faut noter que cette question est débattue depuis des décennies. Diverses théories et divers modèles avaient été élaborés… sans qu’aucun n’ait jamais été réellement convaincant. Il me semble qu’il faudra attendre la découverte de quasars encore plus âgés pour tirer des conclusions fermes, d’autant que l’une des hypothèses est qu’il n’existe pas d’accrétion à des taux très élevés, ce qui est contestable dans la phase de formation des trous noirs.

 

Par  Suzy Collin-Zahn, Observatoire de Paris-PSL

 

Publié dans le numéro de Janvier 2024

 

 

Notes

  1. Akos Bogdan et al., « Evidence for heavy seed origin of early supermassive black holes from a z ∼ 10 Xray quasar », arXiv:2305.15458v2.
Existe-t-il des vents dans les galaxies lointaines ?

Existe-t-il des vents dans les galaxies lointaines ?

Les vents éjectés par les galaxies jouent apparemment un rôle crucial dans l’évolution de ces dernières en régulant leur masse et la formation d’étoiles. Des vents ont ainsi été observés dans des galaxies du Groupe local jusqu’à une dizaine de kiloparsecs (1 parsec = 3,26 années-lumière) du centre. On prédit que de tels vents existent également dans les galaxies plus lointaines lorsqu’elles subissent une intense formation d’étoiles. Mais ils doivent alors avoir une très faible brillance et être par conséquent très difficiles à observer.

 

Une galaxie, comme bien d’autres objets célestes (les étoiles par exemple), est capable d’émettre de la matière, en général peu dense, mais assez rapide, que l’on appelle un vent (outflow en anglais [1]). Si les galaxies ont un vent, c’est probablement parce que certaines étoiles qui les peuplent en ont un. Le vent des galaxies serait la somme des vents des étoiles soufflés par la galaxie. S’il est assez rapide, ce vent échappe au champ de gravitation de la galaxie, se propage alors loin de celle-ci. Jusqu’à quelle distance peut-on l’observer ? Quelle est sa vitesse ? Dans quelles directions est-il émis ? Quelle est sa composition chimique ? Une simple photographie d’une galaxie ne permet pas de voir ni de caractériser les vents de matière éjectés. Pour répondre à ces questions, il faut analyser le spectre de la galaxie. Comme les vents sont réputés ne pas être très énergétiques, il faut observer des raies spectrales caractérisant des gaz peu chauffés (mais pas glacials, comme dans les pouponnières d’étoiles). Une étude fine de ces raies peut révéler alors la température et la vitesse du vent (dans la direction de la ligne de visée).

Les vents de galaxies ont été observés dans des galaxies proches, qui ont donc connu de nombreuses générations d’étoiles. Mais les galaxies plus anciennes, qui ne sont pas peuplées des mêmes étoiles, ont-elles également un vent ?

C’est à cette question fondamentale que s’est attaquée une équipe internationale menée par trois astronomes français de Lyon [2]. Elle vient de publier un article sur l’environnement d’un ensemble de galaxies spirales de redshift voisin de 1, ayant existé à peu près 6 milliards d’années après le Big Bang (voir l’encadré sur le redshift), pour déterminer si elles présentent des vents semblables à ceux des galaxies locales [3]. Les chercheurs ont utilisé l’instrument MUSE (Multi Unit Spectroscopic Explorer) implanté sur le VLT au Chili pour observer un ensemble de galaxies du champ ultraprofond de Hubble. MUSE est ce que l’on nomme un « spectrographe à champ intégral » qui combine spectroscopie et imagerie. Durant la dernière décennie, de tels instruments ont été développés sur les grands télescopes, comme MUSE ou KCWI (Keck Cosmic Web Imager Integral Field Spectrograph) sur le Keck (ensemble d’observatoires sur le mont Mauna Kea à Hawaï). Ils fournissent en chaque point du ciel l’intensité du rayonnement et sa distribution spectrale. Ils ont permis, pour des galaxies proches, de cartographier leur pourtour et d’en déduire ses conditions physiques jusqu’à des distances de plusieurs dizaines de kiloparsecs.

Pour les premières observations avec MUSE, on avait utilisé comme indicateurs des propriétés physiques du milieu gazeux la raie Lyman alpha (Ly α) de l’hydrogène ou les raies d’atomes ionisés du carbone qui sont très intenses dans l’ultraviolet lointain. Malheureusement, ces raies ne peuvent être observées avec des instruments au sol comme MUSE que lorsqu’elles sont déportées dans le visible en vertu de la loi de Hubble (le rayonnement d’un objet éloigné est décalé vers les grandes longueurs d’onde en proportion de sa distance), donc pour des galaxies très lointaines dont le redshift est supérieur à 2. Mais alors, la brillance de ces galaxies très éloignées est trop faible pour dresser une carte. Le problème semblait donc insoluble pour les galaxies lointaines.

 

Le magnésium à la rescousse

Heureusement, il existe une solution ! Dans l’ultraviolet proche, un ensemble de deux raies jumelles du magnésium ionisé une fois (Mg II, magnésium ayant perdu un électron), de longueurs d’onde 279,6 nm et 280,3 nm, présente une alternative intéressante à Ly α, car elles sont émises dans des conditions semblables. Contrairement à Ly α, ces raies ont une longueur d’onde pour laquelle l’atmosphère terrestre est quasi transparente ; on peut donc obtenir des images de ces raies pour des redshifts 0 < z ≤ 1 avec des instruments au sol. Par ailleurs, l’énergie nécessaire (7,6 eV) pour ioniser le magnésium neutre Mg I et produire l’ion Mg II est beaucoup plus faible que l’énergie d’ionisation de l’hydrogène (13,6 eV). Cela implique que le magnésium est sous forme à la fois de Mg I et Mg II, ce qui en fait un traceur de régions relativement froides, comme le sont les vents stellaires. Un autre résultat que l’on tirera de l’observation du magnésium sera que ces galaxies contiennent déjà des éléments « lourds » [4].

 

 

Quelles méthodes ?

Le but de l’étude étant de déterminer l’étendue de l’émission de Mg II en fonction de la direction, une détermination a priori des orientations des galaxies était nécessaire. Les chercheurs ont donc séparé par une inspection visuelle les galaxies en deux échantillons : les galaxies « vues de face » ayant des angles d’inclinaison > 55°, et celles « vues de profil », avec des inclinaisons < 30°. Ils ont éliminé les galaxies en train de fusionner. Ils ont ainsi trouvé 112 galaxies vues de profil, et 60 vues de face. Ils ont aligné les galaxies vues de profil et celles vues de face suivant leur axe majeur. Pour chacun des deux échantillons, ils ont alors cumulé leur émission pour obtenir un meilleur rapport signal sur bruit, puis ont construit des images en additionnant les données de toutes les galaxies du même type. Ils obtiennent donc un seul spectre dont ils peuvent tirer un grand nombre d’informations. À titre d’exemple, la figure 1 montre les résultats obtenus pour l’émission de Mg II 2 796, la figure 2 montre le champ de vitesses, et la figure 3 la distribution du rayonnement stellaire. Le redshift médian est z = 1,1, et les masses stellaires médianes (qui sont déjà connues par les résultats du télescope Hubble) sont pratiquement de 3 milliards de masses solaires dans les deux cas.

Fig. 1. Carte montrant la distribution de l’émission Mg II de l’échantillon de galaxies, avec les galaxies vues de profil à gauche, et les galaxies vues de face à droite. La rangée du haut montre les images du HST additionnées (bandes 435W, F775W, F606W, F850LP et F160W) qui représentent la composante stellaire. Les rangées du milieu et du bas montrent respectivement la valeur moyenne et la valeur médiane de l’intensité de la raie Mg II 2796 Å. Les contours blancs correspondent à différents niveaux d’importance. Chaque vignette a une taille de 5”x 5”, correspondant à peu près à 40 x 40 kpc. Chaque cellule de la rangée du haut correspond à 8 kpc. Les petit et grand cercles dans le panneau de droite en haut représentent respectivement les PSF du HST et de MUSE. La brillance de surface est donnée par le panneau du bas. Une différence manifeste apparaît entre les deux types de galaxies : dans les galaxies vues de profil, le gaz produisant Mg II s’étend loin de part et d’autre de la galaxie avec une forte émission, tandis que dans les galaxies vues de face, il est quasiment absent. L’interprétation est très claire : les vents sont dirigées symétriquement et perpendiculairement au disque galactique. (Yucheng Guo, Roland Bacon, Nicolas F. Bouché et al., Nature 624, p. 53, arXiv:2312.05167v.).

Fig. 2. Images pour différentes valeurs de la vitesse, correspondant à des intervalles de 100 km/s (≈1Å dans le système au repos) centrées à Mg II 2796A. Les rangées du haut et du bas montrent respectivement les échantillons vus de profil et vus de face. Les contours blancs correspondent à différents niveaux d’importance. Les échelles sont les mêmes que pour la figure 1. Ces images sont difficiles à interpréter. Les plages bleues dans les galaxies vues de face semblent révéler un mélange d’absorption et d’émission dans la partie centrale, surtout pour les vitesses négatives, ce qui correspondrait bien à des éjections perpendiculaires au plan galactique. Pour les galaxies vues par la tranche, le gaz s’étend loin du centre, mais avec des vitesses plus faibles, ce qui indique bien que le vent s’étend plus loin, mais moins rapidement. (Yucheng Guo, Roland Bacon, Nicolas F. Bouché et al., Nature 624, p. 53, arXiv:2312.05167v.)

3. Cartes du rayonnement stellaire et de l’émission Mg II pour les grandes masses à gauche et les petites masses à droite, séparées par la masse médiane 109.5M⊙ . La rangée du bas montre les images Mg II 2796 A. Les échelles de couleur à gauche et à droite sont ajustées pour une présentation pratique. Toutes les échelles et les annotations sont les mêmes que dans la figure 1. (Yucheng Guo, Roland Bacon, Nicolas F. Bouché et al., Nature 624, p. 53, arXiv:2312.05167v.)

 

Quels résultats ?

L’article cité contient encore d’autres résultats, comme la présence d’un anneau dans les galaxies vues de face. Il ressort essentiellement de cette étude que les vents s’étendent sur des échelles de l’ordre de 10 kiloparsecs autour des galaxies vues de profil, mais qu’ils sont en revanche presque inexistants sur celles vues de face, à l’exception d’une petite région autour du centre. La forte dépendance des paramètres à l’inclinaison de la galaxie suggère que les éjections ont une géométrie bipolaire perpendiculaire au disque galactique. Elles sont intenses lorsque la masse des étoiles dépasse 3 milliards de masses solaires. Ces résultats confirment l’importance de vents provenant de galaxies présentes six milliards d’années après le Big Bang et enrichissant en éléments lourds le gaz intergalactique.

 

4. Raie en absorption du Mg II au centre des galaxies (dans 1’’x 1’’), après soustraction du rayonnement stellaire. Les lignes rose et gris correspondent respectivement aux galaxies vues de face et vues de profil. La ligne rouge en pointillés correspond à la décomposition du doublet Mg II 2803A en une double gaussienne [5]. Les deux raies verticales hachurées montrent les longueurs d’onde du doublet de Mg II. L’intensité totale de la raie Mg II 2796A pour les galaxies vues de profil est de 7,4, epour les galaxies vues de profil de 2,5 A. Il y a donc beaucoup plus de gaz sur la ligne de visée des galaxies vues de face que sur celles vues de profil. (Yucheng Guo, Roland Bacon, Nicolas F. Bouché et al., Nature 624, p. 53, arXiv:2312.05167v.)

 

par Suzy Collin-Zahn, Observatoire de Paris-PSL

 

 

Publié dans le numéro 180

 

 

Notes

  1. On appelle ces vents des outflows. Il est très difficile de traduire le mot outflow sinon par une périphrase compliquée, c’est pourquoi nous préférons garder le mot « vent ».
  2. ENS de Lyon, CNRS, Centre de recherche astrophysique de Lyon.
  3. Yucheng Guo, Roland Bacon, Nicolas F. Bouché et al., « Bipolar outflows out to 10 kpc for massive galaxies at redshift z ≈ 1 », Nature 624, 2023, p. 53, arXiv:2312.05167v.
  4. Rappelons qu’on appelle en astronomie « éléments lourds » les éléments comme le carbone et les éléments suivants comme l’azote, l’oxygène, etc., synthétisés dans les étoiles et non dans l’Univers primordial.
  5. Une gaussienne est une fonction caractéristique utilisée dans le calcul des probabilités qui a la forme d’une courbe en cloche.
Collision  exoplanétaire

Collision exoplanétaire

Une équipe internationale comprenant des astronomes amateurs français pense avoir détecté la signature d’une collision entre deux planètes autour d’une très jeune étoile de type solaire.

 

L’éclipse d’ASASSN21qj

2MASSJ08152329-3859234, une très jeune étoile (300 millions d’années) de type solaire située à 1 850 années-lumière de la Terre, aurait très bien pu rester dans l’anonymat si, en décembre 2021, on ne s’était pas aperçu que sa luminosité avait subitement chuté. Cet événement a bien entendu attiré l’attention des astronomes qui ont suivi l’évolution ultérieure de cette luminosité dans les domaines optique et infrarouge, et se sont penchés sur l’historique de ces émissions. Grâce aux observations du télescope LCOGT (Las Cumbres Observatory Global Telescope Network) et du satellite Wise (Wide-field Infrared Survey Explorer), une équipe internationale a pu ainsi établir que dans le domaine optique 2MASSJ08152329-3859234, rebaptisée ASASSN21qj, s’était assombrie pendant environ 500 jours à compter de mai 2020, et que cette éclipse optique s’était accompagnée d’une augmentation de la luminosité dans l’infrarouge ayant débuté, quant à elle, 2,5 ans plus tôt (fig. 1). Notons au passage qu’un groupe d’astronomes amateurs français a joué un rôle important dans la caractérisation d’ASASSN21qj (voir encadré). Même si l’on ne peut pas l’exclure complètement, il est très improbable que les signaux optique et infrarouge observés par les astronomes soient les signatures de deux phénomènes indépendants mais quasiment simultanés, d’autant plus qu’individuellement, les processus qui pourraient expliquer ces signaux sont eux-mêmes peu probables. Matthew Kenworthy, chercheur à l’université de Leyde, et ses collègues pensent que ces observations sont au contraire la conséquence d’un événement unique et jusqu’à présent jamais observé : la collision entre deux planètes [1].

 

1. Évolution de la luminosité de l’étoile ASASSN21qj en infrarouge (en haut) et dans le domaine visible (en bas). (© Melis (2003), d’après Kenworthy et al., 2023)

 

Collision et synestia

Le scénario proposé par les astronomes est le suivant (fig. 2). Environ 2,5 ans avant l’éclipse d’ASASSN21qj (en fait, si l’on tient compte de la distance de cette étoile, il y a environ 2 000 ans), deux planètes de ce système seraient entrées en collision. L’énergie libérée lors de cet événement aurait permis de vaporiser une grande partie de ces planètes et de former un énorme nuage de poussières et de gaz. Selon certains chercheurs, les impacts géants pourraient, si l’énergie libérée est suffisante, conduire à la formation d’un nouveau type d’objet appelé synestia (voir encadré), c’est-à-dire un mélange de débris rocheux, de poussières et de gaz ayant globalement la forme d’un tore et connecté, en son centre, au noyau de la planète impactée. Ce nuage (ou, le cas échéant, cette synestia) peut atteindre plusieurs rayons solaires dans sa plus grande dimension. En se refroidissant, il émet un rayonnement infrarouge qui s’additionne à celui de l’étoile hôte et dont la longueur d’onde dépend de la température à la surface (la photosphère) du nuage. Voilà qui explique le regain de luminosité dans l’infrarouge observé à partir de mai 2020. Après sa formation, ce nuage se déplace sur une orbite qui l’amène à croiser la ligne de visée entre ASASSN21qj et la Terre, ce qui a pour effet de masquer temporairement cette étoile. Voilà qui explique la longue éclipse observée entre mi-2020 et début 2022. Notons au passage que le nuage n’étant pas rigide, il subit, lors de son trajet orbital, une expansion liée au fait que la vitesse orbitale n’est pas exactement la même en chacun de ses points.

 

2. Le scénario proposé par M. Kenworthy et ses collègues pour expliquer les variations de luminosité d’ASASSN21qj. Environ 1 000 jours (2,5 ans) avant la baisse de luminosité dans le domaine visible, deux planètes orbitant autour d’ASASSN21qj entrent en collision.

 

Les astronomes ont pu glaner d’autres informations intéressantes. En particulier, le délai entre l’accroissement du rayonnement infrarouge et l’éclipse optique permet d’estimer à quelle distance de l’étoile hôte la collision s’est produite. Cette distance serait ainsi comprise entre 2 et 16 unités astronomiques. Enfin, l’analyse du rayonnement infrarouge indique que la température de la photosphère du nuage de débris est de l’ordre de 1 000 K, signe que la quantité d’énergie libérée lors de l’impact fut très élevée. Selon les auteurs de l’étude, elle correspondrait à la collision entre deux planètes relativement massives, par exemple une super-Terre et une mini-Neptune. Des simulations numériques de collision entre des planètes de ce type (fig. 3) viennent confirmer cette hypothèse.

 

3. Modélisation numérique d’un impact entre une super-Terre et une mini-Neptune. (© Kenworthy et al., 2023)

 

Une collaboration pro-am pour le spectre d’ASASSN21qj

Pour interpréter le plus finement possible les signaux reçus d’une étoile (ici les variations de luminosité optique et infrarouge d’ASASSN21qj), il est important de savoir à quel type d’étoile on a affaire. Les astronomes avaient de bonnes raisons de penser qu’ASASSN21qj était une étoile de type solaire. Les spectres mesurés par une équipe d’astronomes amateurs français de l’association 2SPOT (Stéphane Charbonnel, Olivier Garde, Pascal Le Dû, Lionel Mulato et Thomas Petit), coauteurs de l’étude publiée dans la revue Nature, ont permis de confirmer cette hypothèse. Ces spectres montrent en effet des raies d’absorption caractéristiques de notre Soleil. Ils ont été obtenus grâce à l’observatoire automatisé mis en place au Chili (sur le site Deep Sky Chile, DSC) par 2SPOT. Cet observatoire est dédié à l’acquisition de données spectrales et se compose de deux télescopes (de type Ritchey-Chrétien et Newton, respectivement) équipés de spectrographes à moyenne (eShel) et basse (Alpy 600) résolutions. Il a notamment pour mission de répondre de façon réactive aux requêtes de professionnels nécessitant des données dans le cadre de leurs travaux. Ainsi, c’est à la demande d’un autre astronome amateur, Hamish Baker (également cosignataire de l’article de Nature), que l’équipe de 2SPOT a réalisé le spectre d’ASASSN21qj (figure ci-contre) dans la nuit du 6 au 7 septembre 2022. Un bel exemple de collaboration professionnels-amateurs.

 

A) L’installation de l’association 2SPOT dédiée à l’acquisition de données spectrales sur le site Deep Sky Chile. (B) Le spectre d’ASASSN21qj obtenu par l’équipe de 2SPOT dans la nuit du 6 au 7 septembre 2022. (© 2SPOT)

 

Chaos planétaire ?

Les modèles de formation et d’évolution planétaires développés au cours des dernières décennies font une large place aux collisions entre petites planètes. Selon ces modèles, les impacts entre objets de la taille de Mars constitueraient la phase finale de la formation des planètes telluriques dont, bien évidemment, la Terre. Ces mêmes modèles, ainsi que l’étude des disques protoplanétaires suggèrent que cette phase se produit dans un laps de temps inférieur à 100 millions d’années (Ma), estimation confortée par l’âge de la collision entre la proto-Terre et Théia (4,47 milliards d’années, Ga, soit un peu moins de 100 Ma après la naissance du Système solaire), qui a abouti au système Terre-Lune. Or, le système d’ASASSN21qj semble avoir déjà quitté cette phase finale puisque son âge (déduit de mesures de la période de rotation de l’étoile hôte) est estimé à 300 Ma. De plus, comme on l’a vu, l’analyse du rayonnement infrarouge plaide en faveur d’une collision entre planètes massives, et non entre petites planètes de la taille de Mars.

D’où l’hypothèse que cette collision est liée à un autre épisode de l’évolution des systèmes planétaires, correspondant, dans le cas du Système solaire, au Grand Bombardement tardif. Ce dernier, qui s’étendit de 4,1 à 3,8 Ga, se définit par la survenue d’un grand nombre de collisions entre des petits objets semblables aux astéroïdes et les planètes rocheuses. Il aurait pour cause les migrations (vers l’extérieur du Système solaire) des planètes géantes, migrations qui, par le jeu de perturbations gravitationnelles, auraient projeté vers le Système solaire interne un nombre élevé d’objets initialement situés dans la ceinture de Kuiper, au-delà de l’orbite de Neptune. Un phénomène similaire, mais de plus grande ampleur pourrait actuellement être à l’œuvre dans le système d’ASASSN21qj. Les perturbations gravitationnelles y seraient suffisantes pour provoquer une situation chaotique, déstabilisant les trajectoires des planètes existantes (et pas seulement celles des petits objets du disque de débris) et entraînant des collisions entre ces planètes. Par chance, cela ne semble pas s’être produit dans le Système solaire…

Les scientifiques se tournent désormais vers une étude plus approfondie d’ASASSN21qj et de son système. Ils espèrent notamment obtenir des informations sur l’architecture de ce système stellaire, ainsi que sur le nuage d’éjectats formé par la collision. Cette dernière tâche est à portée du JWST. Bien sûr, il se peut que ces éjectats se soient déjà dissipés et qu’il n’y ait plus rien ou très peu de choses à observer. Toutefois, même ce cas de figure est intéressant, car il permettra d’estimer une l’échelle de temps pour l’évolution des collisions planétaires, laquelle sera utile pour tester ou affiner les modèles de collisions actuels.

 

Synestia

En 2017, Simon Lock et Sarah Stewart ont montré que, sous certaines conditions, les impacts géants pouvaient conduire à la formation d’un nouveau type d’objet, qu’ils ont baptisé synestia. Ce type d’objet est formé d’un noyau solide, à partir duquel une nouvelle planète se formera, connecté à un tore de poussières et de roches vaporisées qui, en se refroidissant, pourra donner naissance à un satellite (figure ci-dessous). Détail clé, le noyau est animé de rotation rigide tandis que le tore de poussière, lui, se déplace autour de ce noyau avec des vitesses orbitales (ou képlériennes, c’est-à-dire que la vitesse de rotation autour du noyau est calculée par les équations de Kepler). La température d’une synestia est particulièrement élevée, et peut atteindre, en surface, un millier de degrés ou plus. Par ailleurs, cette surface émet un fort rayonnement dans l’infrarouge. La formation d’une synestia terrestre, suite à un impact entre une petite planète de la taille de Mars et la proto-Terre, ainsi que son évolution ont été décrites en 2018, également par Simon Lock et Sarah Stewart. Dans ce cas précis, le refroidissement de la synestia explique assez naturellement la formation d’un gros satellite (la Lune) par condensation du matériau vaporisé et migration de ce condensat vers le plan équatorial. Dans sa version actuelle, la synestia terrestre comporte cependant un défaut majeur : une synestia a, par définition, un moment cinétique élevé, ce qui est difficile à réconcilier avec la valeur actuelle du moment cinétique du système Terre-Lune. Une synestia peut également se former après l’impact entre planètes plus massives, ce qui libère bien sûr de plus grandes quantités d’énergie. Selon Matthew Kenworthy et ses coauteurs, les variations de luminosité infrarouge et optique de l’étoile ASASSN21qj pourraient témoigner de la formation d’une synestia (ou d’un objet équivalent) suite à la collision entre une super-Terre et une mini-Neptune, puis au passage de cette synestia dans la ligne de visée entre la Terre et ASASSN21qj.

 

Par Frédéric Deschamps, IESAS, Taipei, Taïwan

Publié dans le magazine L’Astronomie Décembre 2023

 

 

 

 

 

 

 

 

Notes

  1. Kenworthy M. et al., « A planetary collision afterglow and transit of the resultant debris cloud », Nature, 617, 2023, 743-746, doi: 10.1038/s41586-023-05935-7.

 

 

 

Un nuage de gaz atomique  étonnamment fin

Un nuage de gaz atomique étonnamment fin

La nébuleuse de la Tête de cheval, près de l’étoile sigma Orionis, dans la constellation d’Orion, est un nuage moléculaire irradié par le rayonnement ultraviolet (UV) d’une étoile voisine très massive. La nébuleuse a été étudiée avec le radiotélescope Alma. Le but était de comprendre comment des étoiles massives structurent la matière interstellaire qui les entoure.

 

Les étoiles naissent dans des nuages de gaz froid relativement denses. Ces conditions sont favorables à la combinaison des atomes en molécules. Ce sont donc des nuages moléculaires. Ceux-ci ont généralement des structures complexes, fortement inhomogènes, avec des filaments, des piliers, etc. Parmi les étoiles créées dans ces nuages, les plus massives ont l’évolution la plus rapide. Elles sont les premières à devenir brillantes. Ces étoiles très chaudes sont fortement émettrices de rayons ultraviolets (UV), qui ont la capacité de détruire les molécules et d’ioniser les atomes (c’est-à-dire leur arracher des électrons). Plus précisément, au voisinage des étoiles, les UV de haute énergie (plus de 13,6 eV par photon) sont capables d’ioniser les gaz qu’ils traversent [1]. Les UV de moindre énergie (de 6 à 13,6 eV par photon) traversent ces régions ionisées et interagissent avec le gaz neutre, en dissociant les molécules. On a donc une structure de gaz ionisé près de l’étoile, puis de gaz atomique un peu plus loin, et de gaz moléculaire encore plus loin.

 

Les observations de la nébuleuse de la Tête de cheval

Une région intéressante à observer à cet égard est la nébuleuse de la Tête de cheval, dans Orion. Cette nébuleuse est proche (environ 400 parsecs), et cela a permis, avec une résolution angulaire voisine de 0,5 seconde d’arc avec Alma [2], de résoudre des distances de l’ordre de 200 unités astronomiques (ua). La partie constituée de gaz moléculaire de la nébuleuse est éclairée (sur le côté pour nous) par l’étoile très brillante sigma Ori (de type O) située à 3,5 parsecs. La quantité d’UV arrivant sur la Tête de cheval due à sigma Orionis est 100 fois plus importante que la quantité d’UV à un endroit quelconque de notre galaxie loin de toute étoile particulière. C’est un taux d’exposition aux UV typique de la majorité des nébuleuses à émission de notre Galaxie et de galaxies semblables [3].

La région de la Tête de cheval (voir la figure) contient effectivement une vaste région ionisée qui est la partie rouge de la nébuleuse, et un nuage moléculaire, qui est la partie sombre et qui dessine la fameuse tête. Les dimensions du nuage moléculaire sont de l’ordre de 1 parsec. Le nuage moléculaire a été analysé au moyen du radiotélescope Alma [1], et la région ionisée a été observée dans la raie H alpha. Les observations ont montré qu’entre les deux, il existe bien une zone constituée de gaz atomique neutre, extrêmement fine, d’une épaisseur inférieure à 650 unités astronomiques. (L’étoile sigma Ori qui éclaire tout cela est située à 3 parsecs de là, un parsec valant 200 000 ua). Afin de comprendre la finesse surprenante de ce nuage atomique neutre [4], une étude approfondie a permis d’estimer la densité, la température et la pression du gaz ainsi que le champ magnétique présents dans ces diverses régions. Ces études reposent sur des modèles numériques et des simulations qui reproduisent l’impact des photons UV sur la dynamique du nuage et sa composition chimique. Les différents modèles testés montrent, comme les observations, que la région de transition constituée d’atomes neutres doit être très fine. Il est possible que des mouvements des gaz dans cette nébuleuse favorisent encore plus la finesse de la région de transition entre le nuage moléculaire et le gaz ionisé, mais pour étudier cela, des observations à plus haute résolution spatiale seront nécessaires.

 

À GAUCHE, image composite de la nébuleuse moléculaire – sombre – de la Tête de cheval (aussi appelée Barnard 33) et de la région de gaz ionisé – en rouge (IC 434) –, observée avec le Very Large Telescope de l’Eso. À DROITE, une sous-région d’environ 0,1 parsec de côté montre le bord du nuage moléculaire (en bleu) observé par Alma, et en superposition, la région de gaz ionisé (région HII) observée dans la raie H alpha avec le télescope de 90 cm KPNO. Plus précisément, les observations d’Alma tracent une transition entre deux états d’excitation de la molécule de monoxyde de carbone (CO). La région en noir est formée de gaz atomique neutre ; son épaisseur ne dépasse pas 650 unités astronomiques. (Hernández-Vera et al., Astronomy and Astrophysics, 677, A152, 2023)

 

Le gaz neutre atomique et la création d’étoiles

Tout vient du fait que les étoiles ne peuvent se former que dans du gaz moléculaire. Ce n’est donc pas la même chose que d’avoir de gros nuages interstellaires avec de grandes proportions d’atomes ou de gros nuages moléculaires avec peu d’atomes. Ces derniers ont le potentiel de former de nombreuses étoiles et les autres moins. Du coup, il est important de savoir si, au bord des nuages interstellaires neutres, le gaz est largement atomique (inerte du point de vue de la formation stellaire) ou devient rapidement moléculaire (favorable aux formations d’étoiles). Cette observation d’Alma est exceptionnelle, car elle montre que dans une région soumise aux UV comme la Tête de cheval, la zone atomique est toute petite. En revanche, dans une région comme la barre d’Orion avec son champ UV cent fois plus élevé, la zone de gaz atomique neutre, peu propice à de nouvelles créations d’étoiles, sera plus large, car les photons UV dissocient davantage les molécules [5].

 

Par Fabrice Mottez, Observatoire de Paris-PSL

 

Publié dans le magazine L’Astronomie Décembre 2023

 

 

 

 

 

 

 

Notes

  1. 13,6 eV est l’énergie minimale d’un photon capable d’ioniser un atome d’hydrogène, l’hydrogène étant le gaz le plus répandu dans les nébuleuses.
  2. Atacama Large Millimeter/submillimeter Array.
  3. Cependant, une région voisine, plus exotique, appelée la barre d’Orion, à côté des étoiles du trapèze d’Orion, a un taux d’UV dix mille fois supérieur à celui des endroits éloignés de toute étoile particulière.
  4. C. Hernández-Vera et al., « The extremely sharp transition between molecular and ionized gas in the Horsehead nebula », Astronomy and Astrophysics, 677, A152, 2023.
  5. Merci à Franck Le Petit (Observatoire de Paris) pour sa relecture et pour ses commentaires, lesquels ont été repris ici.
Les planètes telluriques se sont-elles formées plus rapidement que prévu ?

Les planètes telluriques se sont-elles formées plus rapidement que prévu ?

Des mesures très précises du rapport isotopique du silicium dans plusieurs météorites suggèrent que les planètes telluriques se seraient formées très rapidement, en quelques millions d’années, par accrétion de petits grains de matière.

 

On sait aujourd’hui que les planètes telluriques, dont la Terre, se sont formées il y a environ 4,55 milliards d’années (Ga) par accumulation (ou accrétion) de petits grains de matière, de tailles comprises entre quelques millimètres et quelques centimètres, contenus dans le disque de poussières qui entourait le Soleil à cette époque. Les météorites, dont la plupart proviennent de corps parents de quelques dizaines à quelques centaines de kilomètres de diamètre formés très tôt dans l’histoire du Système solaire, fournissent des informations clés sur leur processus de formation. Pour autant, il n’y a toujours pas de consensus à ce sujet, et deux principaux scénarios sont toujours en concurrence (fig. 1).

1. Deux scénarios de formation pour les planètes telluriques. Selon le modèle d’accrétion oligarchique (en haut), les planètes telluriques sont issues de collisions entre petites planètes de quelques milliers de kilomètres de diamètre survenues après la dissipation des gaz du disque protoplanétaire. Ces objets, eux-mêmes issus de collisions entre petits grains, proviennent essentiellement du Système solaire interne, et plus rarement du Système externe d’où ils auraient été éjectés suite à la croissance et/ou la migration de Jupiter. L’hypothèse de la formation par accrétion de petits grains (en bas) suppose que les planètes se sont formées par accumulation de petits grains de matière dans un intervalle de temps de quelques millions d’années. L’afflux de grains en provenance du Système solaire externe, conséquence des forces de frottement exercées par le gaz du disque protoplanétaire, aurait permis une formation efficace et rapide (© Brukhardt et al., 2020)

 

Selon un premier scénario, connu sous le nom d’accrétion oligarchique, les collisions entre les petits grains de matière conduisent dans un premier temps à la formation de planétésimaux de quelques kilomètres, puis, en l’espace de quelques centaines de milliers d’années, à des petites planètes de tailles intermédiaires entre celles de la Lune et de Mars. Les collisions entre ces objets auraient finalement abouti à Mercure, Vénus, la Terre et Mars. Cette dernière phase est relativement longue, de 50 à 100 millions d’années (Myr), car si elles sont inévitables sur le long terme, les collisions entre petites planètes nécessitent également une part de hasard.

Le second scénario est beaucoup plus rapide, 3 à 5 Myr au maximum, c’est-à-dire qu’il s’achève avant que les gaz du disque protoplanétaire ne se soient dissipés. Au départ, il est lui aussi basé sur l’accrétion rapide de petits grains de matière conduisant à la formation de petits objets de quelques centaines de kilomètres de diamètre. Passée cette étape, ces objets grossissent en aspirant les grains de matière situés dans leur entourage. L’efficacité de ce modèle repose en grande partie sur la migration de petits grains de matière du Système solaire externe (au-delà de Jupiter) vers le Système interne, migration rendue possible par les forces de frottement induites par les gaz contenus dans le disque.

Ces deux scénarios de formation se différencient par le mode d’accrétion lors de la phase finale (collisions entre planétésimaux versus absorption de grains), par leur durée, mais aussi par les compositions isotopiques des planètes et des météorites qu’ils impliquent. Plus précisément, les rapports d’abondance entre les isotopes de certains éléments dépendent de l’origine des matériaux utilisés pour former les planètes et les corps parents des météorites. Par exemple, en comparaison des météorites carbonées, qui sont représentatives du Système solaire externe, les météorites non carbonées, représentatives, elles, du Système solaire interne, sont appauvries en isotopes 54 du chrome (54Cr), 50 du titane (50Ti) et 48 du calcium (48Ca). Cette différence est interprétée par le fait que la présence de Jupiter, qui s’est formée très rapidement, a joué un rôle de filtre en limitant le flux de matière du Système solaire externe vers le système interne, et inversement. Comme le montrent des travaux effectués en 2020 [1], elle accrédite l’accrétion oligarchique, qui prévoit que les planètes telluriques sont essentiellement constituées de matériau du Système solaire interne non échantillonné par les météorites actuelles, avec un apport limité de petits corps du Système solaire externe. En revanche, l’isolement entre les parties externe et interne du Système solaire met à mal le modèle de formation par accrétion de petits grains. Une étude basée sur l’analyse du rapport isotopique du silicium dans plusieurs météorites, et récemment publiée dans la revue Nature par une équipe de chercheurs de l’université de Copenhague, vient toutefois relancer ce scénario [2].

 

2. (A) Rapport isotopique du silicium (m30Si) en parties par million (ppm) mesuré pour des météorites de différents types : chondrites carbonées (CC), chondrites non carbonées (NCC) et achondrites. Les valeurs obtenues pour Vesta (V), Mars (M) et la Terre (E) sont aussi représentées. (B)Âges de formation des corps parents des météorites (en ordonnées) en fonction du rapport isotopique du silicium mesurés pour ces météorites. Les âges de formation sont comptés à partir de la formation des inclusions calcium/aluminium (CAI), qui marque la naissance du Système solaire. En comparaison des chondrites, les achondrites (NC) sont à la fois plus jeunes et appauvries en 30Si. (© Onyett et al., 2023)

 

Le rapport isotopique du silicium

Le silicium est particulièrement intéressant, car c’est l’élément réfractaire le plus abondant du Système solaire. Il est à la base des roches formant le manteau et la croûte de la Terre et des autres planètes telluriques, ainsi que les météorites. Comme les éléments plus lourds que le fer, il est lui aussi synthétisé lors d’explosions de supernovae, via différentes chaînes de réactions nucléaires. Son isotope le plus abondant est le silicium 28 (28Si), mais il comporte aussi deux autres éléments stables, le silicium 29 (29Si) et le silicium 30 (30Si). Grâce à des mesures d’une grande précision, les chercheurs danois ont mesuré l’abondance du 30Si par rapport au 28Si dans plus de soixante-dix échantillons de météorites de différents types, chondrites carbonées, chondrites non carbonées et achondrites. Leurs résultats montrent que, pour ce qui est du silicium, et contrairement aux éléments que nous avons évoqués précédemment, les chondrites non carbonées ne se différencient pas des chondrites carbonées. En revanche, et toujours pour ce qui est du silicium, il existe bel et bien une différence entre les chondrites et les achondrites, ces dernières étant fortement appauvries en 30Si par rapport aux premières (fig. 2A). Rappelons brièvement que les chondrites proviennent de corps parents qui ne se sont pas différenciés [3], sans doute parce qu’ils étaient trop petits, tandis que les achondrites proviennent, elles, de corps parents différenciés. Les mesures obtenues par les chercheurs danois révèlent ainsi une différence de composition entre les corps parents différenciés et non différenciés.

Autre élément clé, les mesures de datations indiquent que les achondrites (ou, plus exactement, leurs corps parents) se sont formées moins d’un million d’années après la naissance du Système solaire, tandis que les chondrites, plus jeunes, sont datées entre 1,8 et 3,6 Myr après cette naissance. Autrement dit, il existe une corrélation entre l’âge et la composition des corps parents des chondrites et des achondrites (fig. 2B). Pour les chercheurs danois, cette observation s’explique facilement dans le cadre du modèle de formation planétaire par accrétion de petits grains. Ainsi, les corps parents des achondrites, mais aussi Vesta, se seraient formés très rapidement, en moins d’un million d’années, à partir d’un matériau appauvri en 30Si. Un peu plus tard, le disque protoplanétaire aurait été réapprovisionné en 30Si à la faveur d’une ou de plusieurs explosions de supernovae survenues dans le voisinage du Système solaire. Les petits corps qui se forment à partir de ce moment-là, et qui seront à l’origine des météorites chondritiques, apparaîtront donc plus riches en 30Si que les achondrites et que les planètes telluriques.

Un amendement doit cependant être introduit dans le cas de la Terre, dont l’abondance en 30Si est intermédiaire entre celles des chondrites et des achondrites. Cela peut se comprendre si l’on suppose que notre planète, ou plus précisément la proto-Terre, est issue de collisions entre des corps composés de matériaux chondritiques et achondritiques survenues après la dissipation des gaz du disque protoplanétaire. Un scénario intermédiaire entre l’accrétion de petits grains et l’accrétion oligarchique, en quelque sorte.

 

par Frédéric Deschamps, IESAS, Taipei, Taïwan

Publié dans le magazine L’Astronomie Décembre 2023

 

 

 

 

 

 

 

Notes

1. Burkhardt C. et al., « Terrestrial planet formation from lost inner solar system material », Science Advances, 617, 2021, eabj7601, doi: 10.1126/sciadv.abj7601.

2. Onyett I. J. et al., « Silicon isotope constraints on terrestrial planet accretion », Nature, 617, 2023, 743-746, doi: 10.1038/s41586-023-06135-z.

3. Le processus de différenciation correspond à la séparation d’un corps en enveloppes de compositions différentes depuis le centre vers la surface, les métaux (essentiellement le fer), plus lourds, ayant migré vers le centre pour former un noyau. Il requiert une source de chaleur importante et ne se produit que dans les corps contenant des éléments radioactifs en quantité suffisante pour assurer ce chauffage, et donc dans les corps suffisamment gros.

 

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