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La mission américaine Lucy, lancée en 2021, a survolé un petit astéroïde de la ceinture principale, Dinkinesh, doté d’un satellite baptisé Selam, dont la structure s’est révélée complexe.

1. L’astéroïde Ida et son satellite Dactyle, découvert lors du survol de l’astéroïde par la sonde Galileo le 28 août 1993. Ida est, comme Dinkinesh, un astéroïde de la ceinture principale, située entre Mars et Jupiter. Son diamètre moyen est de 31 km, alors que celui de Dactyle est de 1,4 km. (©NASA)

 

Depuis plus d’un demi-siècle, l’exploration spatiale du Système solaire a privilégié l’étude des planètes, de leurs satellites et des comètes. Il aura fallu attendre la fin du XXe siècle pour que les astéroïdes bénéficient eux aussi de leurs missions dédiées. Avant cette date, certains d’entre eux avaient tout de même été approchés par des sondes spatiales au cours de leur croisière : c’est le cas en particulier d’Ida, satellite de la ceinture principale autour duquel la sonde américaine Galileo, en route vers Jupiter, a découvert en 1993 un satellite nommé Dactyle ; d’autres astéroïdes ont aussi été observés par d’autres missions spatiales au cours de leur trajet, en particulier la mission européano-américaine Cassini-Huygens et la mission européenne Rosetta.

2. Exemples d’images de l’astéroïde Dinkinesh et de son satellite Selam prises par la sonde Lucy lors de son survol le 1er novembre 2023. À gauche, les images b et f montrent l’astéroïde Dinkinesh. Il a la forme d’une toupie aussi observée sur Ryugu et Bennu, caractéristique d’une structure interne en « rubble pile » (terme anglais pour décrire un assemblage de roches sans cohésion, maintenues ensemble par la force de gravité). On voit clairement le bourrelet équatorial et, sur l’image b, la faille oblique qui témoigne d’un bouleversement passé de sa structure interne. Les images d et m montrent l’astéroïde et son satellite sous des angles différents. L’image l est un agrandissement du satellite montrant clairement sa structure bilobée. (© Levison et al. 2024)

 

En 1996 est lancée la première mission dédiée à un astéroïde : c’est NEAR-Shoemaker qui explore l’astéroïde Éros en 2000. Ensuite, il faut attendre la mission japonaise Hayabusa, lancée en 2003, qui explore l’astéroïde Itokawa en 2005 et rapporte le premier échantillon astéroïdal sur Terre en 2010. En 2006, la mission américaine New Horizons est lancée en direction du Système Solaire extérieur : elle survole Pluton en 2015, puis en 2019 un autre objet transneptunien, Arrokoth. La collecte d’échantillons reprend avec la mission japonaise Hayabusa2, lancée en 2014, qui explore l’astéroïde Ryugu dont un échantillon est récupéré sur Terre en 2020. En parallèle, la mission américaine OsirisREx, lancée en 2016, explore entre 2018 et 2020 l’astéroïde Bennu, dont un échantillon a été rapporté sur Terre en 2023 ; comme celle d’Itokawa, les orbites de Ryugu et Bennu sont relativement proches de celle de la Terre.

Dans la lignée de New Horizons, la mission américaine Lucy, lancée en 2021, a aussi pour objectif d’explorer les astéroïdes éloignés. Il s’agit cette fois de six astéroïdes troyens qui partagent l’orbite de Jupiter. En chemin, la sonde doit explorer quatre autres astéroïdes de la ceinture principale. Le premier d’entre eux, Dinkinesh, a été survolé par la sonde Lucy le 1er novembre 2023 et la rencontre a déjà révélé une surprise de taille, révélée par un article de Harold Levison (SwRI, Boulder, Colorado, É.-U.) et ses collègues [1], publié dans la revue Nature le 30 mai 2024: un satellite en orbite autour de l’astéroïde principal ! Qui plus est, ce nouvel objet est constitué de deux lobes accolés, alignés le long de l’axe astéroïde-satellite. Le nouvel objet a été appelé Selam (les noms éthiopiens Dinkinesh et Selam étant les appellations de Lucy, l’australopithèque fossile découvert en 1974, et d’un autre fossile d’australopithèque).

Dinkinesh est un astéroïde de type S, c’est à-dire riche en silicates, d’un diamètre inférieur ou égal à 800 mètres. L’étude de sa courbe de lumière (par mesures télescopiques avant la rencontre) avait permis de déterminer une période de 52,6 heures. Les images enregistrées par la sonde Lucy lors de son survol ont mis en évidence l’existence du satellite ainsi que sa structure bilobée. De plus, les courbes de lumière de Dinkinesh et de Selam prises par la sonde Lucy après le survol montrent que la période orbitale de Selam est très proche de sa période de rotation, ce qui indique que les deux objets sont en rotation synchrone (Selam présente toujours la même face à Dinkinesh). Ce résultat est aussi confirmé par le fait que, comme le montrent les images, le centre de Dinkinesh est aligné avec les centres des deux lobes de Selam. De plus, l’observation d’occultations mutuelles sur la courbe de lumière de Selam montree que l’orbite de Selam est rétrograde par rapport à l’orbite héliocentrique de Dinkinesh. Les images de l’astéroïde montreent que Dinkinesh est en rotation rapide avec une période de 3,7 heures. Sa rotation est rétrograde par rapport au pôle Nord de l’écliptique, et donc dans le même sens que la révolution de Selam autour de Dinkinesh. L’examen des courbes de lumière suggère aussi que l’orbite de Selam est circulaire, et les phénomènes d’occultations mutuelles montrent que celle-ci est proche du plan orbital héliocentrique de Dinkinesh ; elle est aussi sans doute proche du plan équatorial de Dinkinesh. Cette configuration est très courante chez les petits astéroïdes binaires, car elle résulte d’une réorientation de l’axe de rotation sous l’effet des forces de rayonnement thermique asymétriques qui s’exercent sur l’objet : c’est ce que l’on nomme l’effet Yarkovsky [2].

3. Courbes de phase de Dinkinesh (EN HAUT) et de Selam (EN BAS) réalisées avec une période de rotation de 3,7387 h pour Dinkinesh et 52,67 h pour Selam, mesurées par la sonde Lucy après le survol. La courbe de Selam, très régulière, est conforme à la courbe attendue si les deux lobes de Selam sont alignés avec l’axe satellite-astéroïde. Les points rouges correspondent à des occultations mutuelles. Les flèches orange indiquent les événements attendus si l’orbite de Selam est rétrograde, et les flèches vertes indiquent les événements attendus dans le cas d’une orbite prograde. On voit que la courbe observée indique une orbite rétrograde. (© Levison et al. 2024)

Selon les calculs, il faut environ 107 ans – soit un temps très court à l’échelle du Système Solaire – pour que, sous l’effet YORP, l’axe de rotation de l’astéroïde devienne perpendiculaire au plan de son orbite. D’un point de vue dynamique, le couple Dinkinesh-Selam est conforme aux autres systèmes d’astéroïdes binaires de la ceinture principale ou en deçà, avec un objet principal en rotation rapide et un satellite en rotation synchrone autour de celui-ci.

Les images de Selam montrent deux lobes presque identiques, de diamètres respectifs 210 et 230 mètres. Dans l’image montrant les deux lobes côte à côte, la partie intermédiaire est dans l’ombre, ce qui fait que l’on ignore la largeur de la partie centrale. La forme triangulaire de Selam (que l’on retrouve chez d’autres petits astéroïdes comme Ryugu et Bennu) suggère aussi une structure en rubble pile. Cependant, la présence des deux lobes indique aussi une certaine forme de cohésion interne.

Les images montrent que Dinkinesh possède, comme Ryugu et Bennu, un bourrelet central, caractéristique de la structure en rubble pile. Elles montrent également un large sillon, interprété par les auteurs de l’étude comme la trace d’une fracture interne globale intervenue dans le passé, sans doute une conséquence de l’effet Yarkovsky. La matière évacuée au moment de ce bouleversement aurait formé un anneau, puis un bourrelet équatorial et un satellite.

La découverte du système de Dinkinesh suggère que les petits astéroïdes de la ceinture principale pourraient être plus complexes que prévu. L’existence de satellites bilobés autour d’un astéroïde suggère un nouveau mode de formation possible pour les astéroïdes bilobés tels qu’Itokawa ; ceux-ci pourraient, comme Selam autour de Dinkinesh, avoir été agrégés à un corps central, dont ils se seraient ensuite séparés.

Thérèse Encrenaz – Observatoire de Paris-PSL

  1. H. P. Levison et al., « A contact binary satellite of the asteroid (152830)Dinkinesh » , Nature 629, 1015, 2024.
  2.  L’effet Yarkovsky, aussi appelé effet YORP (YarkovskyO’Keefe-Radsievskii-Paddack), a pour origine une force thermique liée à l’insolation asymétrique d’un astéroïde en rotation sur lui-même. Le rayonnement solaire absorbée par la surface de l’astéroïde est réémis après un certain temps sour forme de rayonnement thermique, dans une direction légèrement différente compte tenu de la rotation de l’objet sur lui-même ; il en résulte un couple susceptible de modifier à long terme le mouvement de l’objet. L’effet Yarkovsky dépend fortement de la capacité des matériaux en surface à conduire la chaleur en profondeur ; il est nul pour un objet parfaitement conducteur. Il s’applique aux objets de petit diamètre (D < 40 km) relativement proches du Soleil et a pour effet de modifier à long terme leur distance au Soleil, leur période de rotation et leur obliquité.

 

 

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