LE MAGAZINE DES SCIENCES DE L’UNIVERS EN AFRIQUE

La vie de l’astronome chinois Cheng Maolan (1905-1978) est étroitement liée à la naissance de l’astrophysique observationnelle française et chinoise. Il passa trente ans de sa vie en France avant de retourner dans sa patrie, traversant ainsi des événements majeurs de l’histoire du xxe siècle. Mais il faudra patienter quarante ans après sa mort pour qu’il devienne un « héros de la nouvelle Chine ».

 

Nous sommes en 1905, à Shawo, petit village niché dans la campagne chinoise à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Pékin (aujourd’hui Beijing). C’est là que naît un garçon, le 18 septembre, au sein de la famille Tcheng. Son père, à la fois petit propriétaire terrien et charpentier, le nomme pour lui porter bonheur « Mao Lin » : Mao signifie « prospère, prospérité », Lin veut dire « fleur évoquant l’orchidée », image évoquant « l’abondance» . Hélas, comme nous le verrons, Tcheng Mao Lin (程 = Tcheng, 茂 = Mao, 蘭 = Lin en écriture traditionnelle), devenu Cheng Maolan en transcription moderne, ne connaîtra ni l’une ni l’autre.

 

Famille chinoise à la campagne dans les années 1900. (Cliché T. Montmerle)

 

Dans la Cité interdite, l’impératrice douairière Tseu-Hi (Cixi) règne d’une main de fer, mais l’Empire vacille. Sous les coups de boutoir des puissances occidentales (dix pays y compris la Russie tsariste), et du Japon, les ressources de la Chine sont littéralement pillées. En 1901, un traité humiliant la punit d’une indemnité énorme (équivalente à dix milliards de dollars aujourd’hui), en réparation des dommages causés aux légations étrangères à Pékin par la « révolte des Boxers ». Inondé d’opium indien par les Anglais depuis des décennies, le pays est au bord du gouffre.

 

Le réveil chinois et le Mouvement Travail-Études

Mais une relève semble s’organiser autour de l’idée d’abattre le régime impérial et d’instaurer une république, en s’inspirant d’idées venues de l’étranger. D’une part, la « modernisation » (à l’occidentale) du Japon de l’ère Meiji, entamée en 1868, attire de nombreux étudiants chinois, et d’autre part, des idées nouvelles sont importées d’Europe, notamment issues des mouvements anarchistes de pays comme la France ou la Russie. C’est dans cette mouvance que s’inscrit un personnage central pour le destin de Cheng Maolan, Li Shizeng (Li Yuying).

Li Shizeng (1881-1973), fondateur du Mouvement Travail-Études. (Bibliothèque municipale de Lyon, fonds de l’Institut franco-chinois de Lyon. Didier Nicole BML)

 

Celui-ci, élevé dans une famille cultivée proche de la Cour, part à Paris en 1902 en compagnie d’amis chinois fermement opposés au régime impérial et attirés par les idées anarchistes. L’un d’eux avait rencontré Sun Yat-sen, alors en exil (premier, quoique éphémère, président de la république de Chine dix ans plus tard). Il convainquit Li Shizeng de rejoindre son mouvement, appelé la Ligue jurée en France. Ce fut le début d’une longue et passionnante histoire de contacts entre la France et la Chine, évidemment trop longue pour être racontée ici, mais dont un épisode décida du destin de Cheng Maolan : Li Shizeng créa en 1908 le Mouvement Travail-Études, dont le but était de faire venir en France des centaines d’ouvriers chinois, à la fois en leur trouvant un emploi et en les instruisant, pour les familiariser avec un environnement « progressiste » (par rapport à la Chine) qu’ils développeraient à leur retour. Mais dans le contexte économique difficile suivant la Grande Guerre, et notamment un chômage important, Li Shizeng avait de plus en plus de mal à trouver du travail pour les ouvriers chinois qu’il recrutait, et le Mouvement Travail-Études dut cesser ses activités en 1920.

Cette porte austère existe encore aujourd’hui, avec la même inscription gravée en majuscules : « Université de Lyon » (ici derrière les drapeaux) et « Institut franco-chinois » (au-dessus de la porte). (Crédit : IFCL)

 

Néanmoins, grâce à ses relations tant en France qu’en Chine, Li Shizeng proposa une nouvelle formule, sans doute aussi plus adaptée aux besoins de la jeune république de Chine qui avait vu le jour le 1er janvier 1912, à savoir la création d’un établissement franco-chinois d’enseignement supérieur, ouvert sur concours aux étudiants chinois (et aux étudiantes, une première à l’époque) de niveau universitaire. Un tel établissement serait financé par les gouvernements des deux pays, de grandes universités en Chine (Shanghaï, Pékin, etc.), et pour la France, en puisant en partie dans… sa part de l’indemnité des Boxers ! Après moult négociations, la ville de Lyon, qui avait une longue tradition de liens avec la Chine autour du commerce de la soie, fut choisie pour abriter cet établissement. Sa finalité était de contribuer à la création d’une élite scientifique et économique chinoise, qui entretiendrait des relations privilégiées avec la France. Afin de loger les étudiants et les étudiantes, le ministère de la Guerre fournit un ensemble de bâtiments désaffectés, le fort Saint-Irénée. Situé sur les hauteurs de la ville, à l’ouest de la Saône, ce fort se trouvait aussi par coïncidence à quelques kilomètres seulement au nord de Saint-Genis-Laval, site de l’observatoire de Lyon, fondé en 1878.

 

L’Institut franco-chinois de Lyon

C’est ainsi que naquit, en 1921, l’Institut franco-chinois de Lyon (IFCL). C’était à l’époque le seul établissement ayant rang d’université en dehors de la Chine, dont Cheng Maolan fut, et comme nous le verrons dans des conditions difficiles, pensionnaire pendant près d’une vingtaine d’années !

Mais n’anticipons pas. Comment se fait-il que Cheng Maolan, issu d’un milieu rural, ait pu avoir connaissance d’un programme faisant venir en France de jeunes Chinois, alors que (s’ils en avaient les moyens) le choix d’une formation à l’étranger à cette époque se portait plutôt vers le Japon ou les États-Unis ? Sans qu’on le sache avec certitude, il est vraisemblable que Cheng Maolan ait fait ses études secondaires à Baoding, la « grande ville » voisine de sa commune. Or, c’était aussi à proximité de cette ville, à Gaoyang, qu’était né Li Shizeng, qui y avait même fondé, dès avant la Première Guerre mondiale, une école préparatoire pour les ouvriers volontaires désireux de partir en France dans le cadre du Mouvement Travail-Études. Avec la création de l’IFCL, l’école préparatoire, de niveau « post-bac » et délivrant un cursus de six mois, déménagea dans les environs de Pékin, mais Cheng Maolan devait forcément connaître son existence. Le hic, c’est que la nouvelle école était payante… Or, sa réputation (et celle du jeune IFCL) devait être grande, car Cheng Maolan put convaincre son père de vendre une parcelle de terrain pour financer ses études, et probablement son voyage, assorti d’un peu d’argent de poche. Nous sommes alors en 1925, il passe son examen de sortie avec succès. Il a 20 ans, et il ne sait pas qu’il ne reverra la Chine que trente-deux ans plus tard.

 

Bulletin d’inscription de Cheng Maolan à l’Institut franco-chinois de Lyon. (Fonds IFCL)

 

Ayant pris son bateau à Shanghaï, Cheng Maolan arrive à Marseille courant janvier 1926, après plus d’un mois de traversée via le canal de Suez. Normalement, sa voie était toute tracée : il devait ensuite prendre le train pour Lyon, afin de rejoindre les treize autres étudiants admis à l’IFCL cette année-là. Parmi eux, Tchao Tsin Yi (Zhao Jinyi), qui était entré à l’IFCL dès sa création en 1921, et finissait un doctorat en mathématiques tout en travaillant à l’observatoire de Lyon un peu plus tard (1927-1928), pour revenir en Chine aussitôt après. Ou encore Zhang Yun (Chang Yuin), entré en même temps que Zhao Jinyi, qui travailla à l’observatoire de Lyon dès 1924 et retourna en Chine en 1926 après avoir soutenu une thèse en astronomie. On aurait donc pu imaginer un destin similaire pour Cheng Maolan, mais si celui-ci s’était réalisé, nous ne parlerions sans doute pas de lui aujourd’hui ! Or, contre toute attente, Cheng Maolan disparaît. Aucune trace de lui pendant six ans ! En effet, ce n’est qu’à la rentrée de 1932, le 16 octobre, qu’il s’inscrit à l’IFCL.

Pourtant, il avait dû repasser le concours d’admission, celui qu’il avait réussi à Baoding étant devenu caduc, et de plus il devait être en possession d’au moins deux certificats de licence. Or, il apporte à l’appui de son dossier d’inscription un certificat de mathématiques générales, et un autre de mécanique rationnelle, en bonne et due forme, délivrés respectivement en mai et en octobre 1931 par… l’université de Rennes ! Il faut donc croire que, par un obscur concours de circonstances, Cheng Maolan avait traversé la France et s’était installé en Bretagne tout en préparant avec succès ses certificats réglementaires, avant de revenir à sa destination prévue initialement.

Une difficile vie lyonnaise

Quoi qu’il en soit, voici donc Cheng Maolan enfin arrivé à Lyon, avec un statut de « pensionnaire boursier » à l’IFCL : nourri, logé, blanchi. En réalité, il va mener une vie de galère, dont les archives de l’IFCL témoignent : écrites en lettres élégamment tracées, on y trouve des demandes renouvelées d’assistance financière (finalement accordées par la direction de l’Institut), mentionnant l’impuissance de sa famille à l’aider, car sans doute trop modeste. Il recourt probablement à des petits boulots, expliquant la lenteur de sa scolarité : il n’obtient sa licence complète, nécessitant deux autres certificats, qu’en 1935. Mais pas n’importe lesquels : « Calcul différentiel et intégral », en conformité avec son cursus en mathématiques, et surtout « Astronomie approfondie », cours donné par Jean Dufay, arrivé à l’observatoire de Lyon en 1929 et nommé son directeur en 1933. Cette orientation avait sans doute été inspirée par la présence de trois autres doctorants chinois dont Dufay était le directeur de thèse : Liau Ssu-Pin (Liu Sibin) et Wang Shi-Ky (Wang Shikui), tous deux arrivés à l’IFCL en 1932, qui obtinrent respectivement leur doctorat en 1935 et 1936, ainsi que Tien Kiu (Tian Qu), qui était arrivé avant (en 1930), mais soutint sa thèse plus tard (en 1938).

 

Cheng Maolan en 1932 (Observatoire de Lyon et IFCL)

 

Nonobstant la situation précaire de Cheng Maolan, mais convaincu des qualités intellectuelles de son étudiant, Jean Dufay le prit sous son aile. Cette décision était vitale pour lui : la direction de l’IFCL était certes assez souple, l’interrogeant régulièrement sur l’état d’avancement de sa thèse et ne lui coupant pas les vivres tant qu’il ne l’avait pas soutenue, mais cette situation ne pouvait pas durer. Pire : à la suite de l’invasion de la Chine par le Japon impérial en 1937, le Hebei, province natale de Cheng Maolan, se trouvait entièrement occupé, anéantissant tout espoir d’une aide familiale exceptionnelle, voire d’un éventuel retour au pays. L’avenir s’annonçait plutôt sombre…

 

Jean Dufay en 1933 (Observatoire de Lyon et IFCL)

De fait, même avec une licence en poche, la route vers l’obtention d’un doctorat devait s’annoncer particulièrement difficile. Jean Dufay voulait moderniser le programme des activités observationnelles de l’observatoire de Lyon en y introduisant plus de physique, notamment en développant la spectroscopie, jusqu’alors peu pratiquée en France. Or, si Cheng Maolan était un « fort en maths », son bagage de licence, constitué d’un seul certificat en astronomie, était trop mince pour démarrer une thèse. Dufay l’engagea donc dans la voie de l’obtention d’un diplôme d’études supérieures, comportant une part d’activité de recherche sur le tas, autrement dit une « pré-thèse ».

De fait, Cheng Maolan n’obtint son diplôme qu’au bout de quatre ans, en juillet 1939. Mais son travail eut entre-temps les honneurs de la presse : en 1937, il publia (comme seul auteur : « Tcheng, M.-L. ») une note dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences intitulée « étude photométrique des minima d’Algol » (en français bien sûr, comme il était d’usage à l’époque). Algol (bêta Persei) étant une étoile binaire à éclipses, de période 2,87 jours, il s’agissait d’enregistrer à plusieurs reprises à cinq longueurs d’onde (visibles), aussi précisément que possible, l’instant de passage du minimum de luminosité du système pour mesurer d’éventuelles différences de propagation. Cheng Maolan, n’en trouva aucune (« à 1 ou 2 minutes près », selon les plaques photographiques utilisées). Il se rangeait ainsi aux côtés des Américains Harlow Shapley et John Scoville Hall qui, contrairement à beaucoup d’autres auteurs, avaient obtenu des résultats similaires à la même époque, confirmant ainsi un aspect important du postulat einsteinien sur l’invariabilité de la vitesse de la lumière. Validé par Charles Fabry, de l’Académie des sciences, ce résultat fit l’objet de deux (courts) articles parus dans les quotidiens Le Progrès et Le Matin, en date du 22 décembre 1937.

Puis Cheng et Dufay s’intéressèrent au spectre, très riche en raies d’émission et très mystérieux, d’une autre étoile binaire (spectroscopique), Gamma Cassiopeiae (première du genre à avoir été étudiée par Charles Wolff et Georges Rayet à l’Observatoire de Paris en 1867), et en publièrent les résultats dans une autre (courte) note, intitulée « Nouvelles raies d’émission dans le spectre de Gamma Cassiopeiae », et présentée à l’Académie des sciences le 7 août 1939.

Trois semaines plus tard, hélas, le ciel se couvrait de nuages noirs : Hitler envahissait la Pologne.

 

L’Occupation et la naissance de l’observatoire de Haute-Provence

Comme on le sait, cette invasion se traduisit en France par une mobilisation, certes générale, mais dans un climat de « drôle de guerre » ; les hostilités ne commencèrent pour de bon que le 10 mai 1940, et le pays s’effondra en un mois. Le maréchal Pétain, porté au pouvoir par l’Assemblée nationale le 17 juin, transféra son gouvernement à Bordeaux et signa un armistice avec l’Allemagne le 22, aux termes duquel la France était coupée en deux par une « ligne de démarcation » : « zone occupée » au nord et à l’ouest, et « zone libre » au sud. Le personnel de l’observatoire de Lyon, qui n’avait pas été mobilisé, déménagea lui aussi à Bordeaux après avoir mis ses installations en sûreté. Lyon fut brièvement occupée par les troupes allemandes, qui évacuèrent la ville le 7 juillet, car les accords d’armistice la situaient en zone libre. Malgré ces tragiques événements, l’observatoire put donc reprendre ses activités, aussi normalement que possible compte tenu des circonstances. La catastrophe était évitée. Mieux (si l’on peut dire), Cheng s’attela à rédiger sa thèse (Le Spectre de Gamma Cassiopeiae), accompagnée d’une « seconde thèse », en réalité un mémoire sur la relativité restreinte et l’espace-temps d’Einstein-Minkowksi. Il en soumit le manuscrit à l’imprimeur en février 1940. Néanmoins, la soutenance ne put intervenir qu’en 1941, sans doute à cause de la situation générale. Cette année-là, il devint enfin docteur… en mathématiques !

 

L’observatoire de Haute-Provence en 1943 : livraison du miroir du télescope de 120 cm avec l’unique véhicule de l’observatoire, roulant au gazogène. (Archives de l’OHP)

 

Paradoxalement, c’est à cette époque difficile que l’horizon de Cheng Maolan commença à s’éclaircir pour de bon. En effet, cinq ans plus tôt, et après plus d’une décennie de réflexion et de projets préliminaires menés sous la conduite d’André Danjon (alors directeur de l’observatoire de Strasbourg), la décision avait été prise de construire un grand observatoire de classe internationale, le premier en dehors de Paris, en Haute-Provence. Jean Dufay fut chargé de trouver le meilleur site possible. Après une longue prospection, il choisit un vaste terrain en pente couvert de buissons et de chênes verts, de moyenne altitude (600-700 m), mais avec un ciel nocturne exceptionnel, non loin de Saint-Michel, petit village de mille âmes situé à une trentaine de kilomètres de Forcalquier. En 1939, Jean Dufay avait été logiquement nommé directeur d’un observatoire « virtuel » (même si l’expression n’existait pas encore), en plus de l’observatoire de Lyon. La construction avait débuté juste avant la guerre sur le site qui était situé en zone libre, comme Lyon.

Le projet d’observatoire incluait à l’origine un équipement ambitieux : il était prévu que deux télescopes, l’un de 80 cm déjà disponible et installé provisoirement près de Forcalquier, et un autre, de 120 cm, en construction depuis 1936, seraient opérationnels dès 1938, ce dernier précédant la construction ou l’acquisition d’un télescope beaucoup plus grand (2 m de diamètre environ). Mais en raison des circonstances, Jean Dufay et Cheng Maolan durent se contenter de modestes spectrographes, dont deux furent installés en 1941, ce qui permit tout de même à Cheng d’entamer une vraie carrière d’astronome. En effet, Dufay, en tant que son directeur de thèse et nouveau directeur de ce qu’on appellerait bientôt « l’observatoire de Saint-Michel  » (futur observatoire de Haute-Provence, nous dirons simplement OHP ici), avait sans doute bien joué, car il obtint pour lui de la part du CNRS (fondé en octobre 1939, pendant la « drôle de guerre ») un poste, en principe temporaire, de boursier, et il put ainsi aider au démarrage scientifique du nouvel observatoire. Changement radical pour Cheng, qui, après presque dix ans de précarité à Lyon (et sans doute dès son arrivée en France, six ans plus tôt), n’avait plus à s’inquiéter pour ses fins de mois.

Les premiers bâtiments (maison du directeur, cantine, début d’ateliers, etc.) avaient été construits dès 1939, et les observateurs comme Cheng pouvaient séjourner sur place pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, ce que lui-même put faire en 1941 (de juillet à novembre), 1942 (août et septembre), et 1943 (avril à juin) grâce à son statut de boursier en mission. En l’absence de télescopes en fonctionnement, ses observations à l’OHP furent essentiellement consacrées à l’étude spectroscopique du ciel nocturne, y compris les aurores boréales comme celle qui apparut au-dessus de Lyon le 1er mars 1941.

 

L’atelier d’optique de l’OHP dans les années cinquante. Charles Fehrenbach, son directeur, montre une pièce à ses collègues de l’observatoire de Lyon : Marie Bloch et Cheng Maolan (au milieu, arborant élégant costume trois-pièces, montre à gousset et béret basque à la mode). Le quatrième personnage n’est pas identifié. (Archives de l’OHP)

 

Pendant ce temps, l’Histoire accélérait le pas. En novembre 1942, les troupes allemandes franchissaient la ligne de démarcation, en réponse au débarquement allié en Afrique du Nord : la zone libre n’existait plus. Lyon fut à nouveau occupée par la Wehrmacht, mais pas la région plus au sud, à l’est du Rhône, qui comprenait notamment Grenoble et l’OHP : en vertu des accords passés entre Hitler et Mussolini, cette partie fut occupée par l’armée italienne. Mais après la destitution du Duce fin juillet 1943, les Allemands remplacèrent les Italiens, pour être eux-mêmes délogés par les Alliés à la suite du débarquement en Provence (15 août 1944). Dans cet environnement mouvant, l’observatoire fut épargné grâce à son isolement (au prix de conditions de vie difficiles et d’un approvisionnement parfois précaire) ; jusqu’à la Libération, seuls les parachutages destinés à la Résistance dans les environs pouvaient faire craindre une intervention de l’occupant.

Paradoxalement, c’est dans cette ambiance relativement paisible mais spartiate que l’OHP prit véritablement son essor, avec l’arrivée en mai 1943 d’un jeune astronome de 27 ans, Charles Fehrenbach. D’origine alsacienne, formé à l’astronomie par André Danjon à Strasbourg, agrégé de physique en 1937 puis nommé au lycée Saint-Charles de Marseille, le jeune professeur est mobilisé en 1939 comme sous-officier, puis essuie le feu allemand en 1940. Échappant de justesse à la captivité, il est démobilisé puis détaché, grâce à Danjon, à l’observatoire de Marseille début 1942, et de là, appelé comme directeur adjoint de l’OHP par Jean Dufay. En effet, celui-ci étant déjà directeur de l’observatoire de Lyon, ne suivait plus que de loin la construction de l’OHP, où il venait rarement. En conséquence, Fehrenbach assura en pratique et au quotidien les fonctions de directeur, notamment en résidant sur place, d’autres bâtiments ayant été construits entre-temps pour le personnel et les astronomes de passage.

La région de Saint-Michel fut libérée le 19 août 1944. Curieusement, malgré la mise en route du télescope de 120 cm un an plus tôt, Cheng ne se précipita pas à l’OHP, peut-être faute d’un instrument focal de spectroscopie : on ne trouve aucune trace de séjour entre juin 1943 et janvier 1945, mais il publia plusieurs articles. Alors que Lyon était libérée à son tour le 3 septembre 1944, Cheng continuait d’élire domicile à l’IFCL, qui comptait alors une soixantaine d’étudiants chinois, bloqués en France par l’entrée en guerre de leur pays aux côtés des États-Unis après l’attaque de Pearl Harbor.

 

Le tournant décisif : « l’appel de la patrie »

La paix revenue en Europe (8 mai 1945), l’administration française se remettait sur pied dans une certaine continuité : Cheng fut promu chargé de recherches transformant sa situation de boursier en un poste permanent. Mieux : ses travaux furent récompensés par un prix de l’Académie des sciences en décembre 1945. L’humble fils de paysans chinois était devenu, grâce à une initiative franco-chinoise (ou plus justement, comme disaient les Chinois, sino-française), un astronome respecté et apprécié. Il allait régulièrement en mission à l’OHP. En août 1948, il sortit de France pour la première fois depuis son arrivée pour aller assister, quoiqu’en tant que « représentant invité » pour la Chine, à la première assemblée générale de l’UAI (Union astronomique internationale) d’après guerre, à Zurich, en Suisse. Il prit part en 1953 à un colloque international sur la classification stellaire, organisé à l’Institut d’astrophysique de Paris par Evry Schatzman et Jean-Claude Pecker, réunissant une trentaine de participants. Il se vit même attribuer en 1956 les Palmes académiques par le ministère de l’Éducation nationale. Autant d’indices d’une carrière prometteuse au CNRS, dans laquelle, apparemment, la Chine n’aurait jamais sa place.

Mais désormais, la patrie de Cheng Maolan n’avait plus rien de commun avec celle qu’il avait quittée en 1925. Mao Tse-tung (Mao Zedong) avait proclamé la République populaire de Chine le 1er octobre 1949, avec pour capitale Pékin (Beijing). La plupart des astronomes chinois, réfugiés à Shanghaï, avaient refusé de suivre Chiang Kaï-shek replié à Taïwan, et accueillirent l’Armée populaire de libération maoïste qui s’était emparée de la ville sans combat. Ils se regroupèrent ensuite à Nankin (Nanjing), l’ancienne capitale de la république de Chine, où se trouvait son principal établissement astronomique, l’observatoire de la Montagne Pourpre.

L’un d’entre eux, Li Hen (Li Heng), un ancien étudiant de l’IFCL (de 1929 à 1933), avait passé ses deux dernières années en France à l’Observatoire de Paris et soutenu une thèse sur les céphéides. Après la guerre, il séjourna deux ans à l’université de Princeton, en 1948 et 1949, pour travailler avec Lyman Spitzer. Puis il fit le choix de retourner dans la « nouvelle Chine ». Or, contrairement à Li Heng, Cheng Maolan n’était jamais retourné dans sa patrie et,  se trouvant complètement coupé de sa famille, l’idée de rentrer au pays ne devait alors probablement pas l’effleurer.

 

Li Heng (1898-1989), ancien étudiant de l’IFCL et un des principaux acteurs de l’astronomie dans la « nouvelle Chine » (Celebrity Encyclopedia).

 

Cependant, les nouveaux dirigeants de Pékin, notamment Chou En-lai (Zhou Enlai), le Premier ministre de Mao, étaient parfaitement conscients de la présence à l’étranger de milliers de Chinois possédant des compétences essentielles au renouveau de la Chine. Zhou Enlai lui-même avait sé-journé au Japon et en Europe (en particulier en France, où il vint plusieurs fois de 1920 à 1924 dans la mouvance du Mouvement Travail-Études), pratiquant couramment l’anglais. Il lança donc très tôt une campagne de « chasseurs de têtes » visant à attirer les Chinois de l’étranger pour leur proposer des postes importants : ainsi, Li Heng lui-même fut-il nommé dès 1950 directeur de l’observatoire de Sheshan, situé à côté de Shanghaï. Plus tard, en 1956, une délégation, composée de scientifiques et d’artistes déjà en place, fit une tournée de « recrutement » et de bons offices en Europe et eut même l’occasion de rencontrer Pablo Picasso à Cannes !

 

Réunion entre astronomes chinois et soviétiques pour mettre au point leur collaboration dans le cadre du Plan de douze ans (1956). Zhang Yuzhe est le troisième à partir de la gauche, Aleksandr Mikhailov est à côté de lui en costume clair.

 

Dans ce contexte, il paraît très vraisemblable que Li Heng (qui, bien sûr, connaissant très bien le français et les publications scientifiques françaises, pouvait les traduire pour ses collègues), appuyé par Zhou Enlai en personne, ait fait pression sur Cheng Maolan au nom de leur passé commun en France, et l’ait convaincu de quitter sa situation confortable pour revenir se mettre au service de la mère patrie…

Finalement, en juillet 1957, accompagné à Marseille par Charles Fehrenbach, devenu un grand ami, Cheng Maolan prit le bateau du retour. Il quittait la France pour entamer une « seconde vie », refaisant en sens inverse le voyage qui l’y avait amené trente ans plus tôt, quoique vraisemblablement dans de meilleures conditions de confort ! Fehrenbach dira de lui : « Il devint pour ses amis le plus fran-çais des Chinois, et pour ses compatriotes le plus chinois des Français. »

Les dés étaient jetés, pour le meilleur et pour le pire. En 1956, alors que les relations entre l’URSS et la Chine étaient au beau fixe, un « Plan de douze ans pour le développement de la science et de la technologie » fut promulgué par le Conseil des affaires d’État chinois (autrement dit le gouvernement central, présidé par le Premier ministre). Plusieurs des principaux astronomes chinois, dont Yu-che Chang (Zhang Yuzhe), président de la Société chinoise d’astronomie, et Li Heng, participèrent à son élaboration, ainsi que quatre des meilleurs astronomes soviétiques, dont Aleksandr Mikhailov, qui avait dirigé la reconstruction de l’observatoire de Pulkovo, entièrement détruit pendant le siège de Leningrad. Ce plan recommandait la construction d’un observatoire astronomique moderne, dans un site à trouver, autour d’un télescope de la classe des 2 m de diamètre, a priori importé. L’histoire ressemblait étrangement à celle de l’OHP, d’autant que ce dernier était précisément en train d’accueillir un télescope de 1,93 m de diamètre (le fameux « 193 » où fut découverte la première exoplanète de type solaire en 1995), commandé à l’entreprise britannique Grubb & Parsons.

Dans ce contexte d’un avenir radieux, Cheng Maolan cochait toutes les cases : il avait suivi (quoique de loin) toutes les étapes de la création de l’OHP et vu à l’œuvre Jean Dufay pour la recherche du site, puis Charles Fehrenbach pour la mise en route du télescope de 120 cm, ainsi que la construction du 193 cm ; il avait résidé en France pendant longtemps et avait développé des contacts avec l’étranger, il avait même été décoré par le gouvernement français, etc. Les choses ne traînèrent pas : le 22 février 1958, le Conseil des affaires d’État approuva la fondation de l’observatoire de Pékin (nom de référence pour le projet), sous la supervision de l’observatoire de la Montagne Pourpre à Nankin, et nomma Cheng directeur de son bureau préparatoire. Lourde responsabilité !

 

Faute de routes praticables, Cheng Maolan effectue sa recherche de site à dos d’âne.

 

Et ce n’était pas fini : l’été suivant (12-20 août 1958), l’UAI tint à Moscou sa Xe assemblée générale. Cheng fit partie de la délégation chinoise, qui se composait de huit membres, dont quatre étaient membres de l’UAI : Zhang Yuzhe, qui la dirigeait, deux anciens étudiants de l’IFCL (Li Heng et Cheng), et un autre astronome senior de Nankin, Tai Wen-sai (Dai Wensai). Comme un poste de vice-président du comité exécutif de l’UAI allait être vacant (ces postes se renouvelant par roulement à chaque assemblée générale, tous les trois ans), la délégation chinoise proposa au comité exécutif le nom de Cheng Maolan !

Il n’est pas certain que cette candidature audacieuse ait pu aboutir, mais en tout cas un incident sérieux conduisit la délégation à la retirer immédiatement : Taïwan, autrement dit officiellement la république de Chine, non reconnue comme telle par la « nouvelle Chine », soumit son adhésion à l’UAI ! Dans des conditions complexes qui ne peuvent être expliquées ici faute de place, l’adhésion de Taïwan fut acceptée l’année suivante par le nouveau comité exécutif (alors présidé par le célèbre astronome néerlandais Jan Oort). Cette décision fut lourde de conséquences car la République populaire de Chine, considérant Taïwan comme partie intégrante de son territoire (ce qui résonne terriblement avec la situation actuelle), décida de son propre chef de se retirer de l’UAI, une décision sans précédent dans l’histoire de l’Union. (Les deux territoires finirent par cohabiter vingt ans plus tard en son sein, avec la mort de Mao et la fin de la Révolution culturelle, et l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping, lui aussi, comme Zhou Enlai, un vétéran du Mouvement Travail-Études en France dans les années 1920 ! Mais cela est une autre histoire…)

 

Un OHP « autosuffisant » dans le chaos maoïste

En réalité, cette décision venait de très haut : cette même année 1958, Mao instaura le dramatique Grand Bond en avant, avec ses « communes populaires », qui pour lui incarnaient un communisme « à la chinoise », le seul vrai communisme à ses yeux après la mort de Staline, son modèle, en 1953. Or, Khrouchtchev, qui lui avait succédé, décréta la « déstalinisation » en 1956, péché mortel qui conduisit Mao à critiquer l’URSS de plus en plus violemment. La rupture fut consommée en 1960 avec le départ des derniers conseillers soviétiques de Chine.

« L’autosuffisance » devint alors le mantra du parti communiste, et la Chine dut, de force, suivre seule sa route. Pour les astronomes chinois, les rêves de modernisation s’effondraient. Non seulement il était devenu exclu d’importer quoi que ce soit de l’étranger, mais il était également impossible de s’appuyer sur des experts extérieurs comme ceux ayant contribué au fameux Plan de douze ans de 1956, lequel n’avait évidemment plus aucun sens.

 

La coupole du télescope de 60 cm en construction, telle que la vit le jeune astronome néerlandais George Miley en 1973. (Crédit : G. Miley)

 

Contre toute attente, le projet d’un grand observatoire chinois ne fut pas abandonné, car il garda le soutien de l’Académie des sciences, mais il se révéla beaucoup plus complexe que les astronomes chinois, disposant par la force des choses de peu d’expérience, avaient pu imaginer. Certes, Cheng Maolan en avait acquis en France, mais surtout (mis à part ses propres recherches) comme témoin plutôt que comme acteur. Et là, le défi se révélait complexe : il s’agissait de mener en parallèle deux tâches distinctes : (i) trouver une implantation pour l’observatoire sur un site adapté aux performances attendues d’un télescope de la classe des 2 m, a priori comparable à celui de l’OHP ; (ii) construire ce télescope, avec les moyens du bord, sans aide extérieure. Le projet s’annonçait donc particulièrement difficile, et il fallait incontestablement beaucoup de courage et de persévérance pour espérer le mener à bien dans le climat politique de l’époque. Car comme disait Confucius : « Une petite impatience peut ruiner un grand projet.  »

Commençons donc par la recherche d’un bon site. Nous sommes à la fin des années cinquante. La Chine est un pays très pauvre, et en dehors des grandes villes, les infrastructures (routes, électricité, etc.) sont très peu développées. On ne peut donc envisager un site très isolé. De plus, pour bénéficier d’un bon ciel nocturne, il faut le préférer montagneux. Certes, Pékin est bordée à l’ouest, à une trentaine de kilomètres, par une longue chaîne montagneuse atteignant plus de 800 m d’altitude, mais déjà à cette époque des industries existaient dans la région, source de pollution lumineuse, à la différence de Saint-Michel. Il fallait donc aller explorer plus loin : Cheng Maolan dessina sur une carte des cercles concentriques d’un rayon de 50, 70 et 100 km, et il chercha des montagnes atteignant 1 000 m d’altitude. Une première sélection étant ainsi faite, il fallait se rendre sur place, à dos d’âne au besoin, compte tenu de l’état des chemins, faire des mesures de la transparence et de la turbulence atmosphériques, etc.

 

La statue blanche se dressant devant le musée consacré à Cheng Maolan dans sa région natale. (Crédit : Y. Zhou)

 

Après avoir parcouru en tous sens des milliers de kilomètres, traversé les drames du Grand Bond en avant (grandes famines, 1960-1962), et déniché plusieurs sommets remplissant presque toutes les conditions (mais pas toutes), ce n’est qu’au bout de sept ans, en 1964, que Cheng et ses nombreux aides finirent par découvrir le Graal dans le canton de Hsin-lun (ou Hsing Lung ; Xinglong aujourd’hui). Localisé à l’opposé des précédentes tentatives, à 850 m d’altitude et à 120 km au nord-est de Pékin, dans la préfecture de Chengde, ce site avait effectivement un certain nombre de points communs avec celui de l’OHP… lui permettant d’être retenu.

Quant au fameux projet de télescope de 2 m, que s’était-il passé entre-temps ? Revenons de nouveau à 1958. Devant renoncer à importer un télescope « sur étagère », d’un diamètre comparable à celui de l’OHP, il fallait se plier à la nouvelle politique d’autosuffisance du Grand Bond en avant. Mais cela imposait de créer d’abord ex nihilo un atelier de construction d’instruments astronomiques à l’observatoire de la Montagne Pourpre. Le premier objectif fut de s’y faire la main en construisant un télescope de 60 cm (un télescope de cette taille, fabriqué par Zeiss, y avait déjà été installé dans les années 1930).  Ensuite, il fallait réussir à trouver rapidement auprès des Soviétiques et à se faire livrer (juste avant la rupture définitive !) une ébauche de miroir. Par une chance incroyable, l’une d’elles était disponible, d’un diamètre de 2,20 m mais non polie. Cette circonstance fortuite permit à l’Académie des sciences d’approuver, dans le courant de l’été 1959, la construction d’un télescope plus grand que celui prévu initialement : officiellement 2,16 m de diamètre. Ce fut le Projet 216, auquel devaient participer des instituts de recherche en optique ainsi que des étudiants comptant parmi les meilleurs des universités chinoises.

Mais en raison d’une situation politique chaotique, le site de Xinglong ne fut finalement inauguré qu’en 1968, soit dix ans après le retour de Cheng Maolan en Chine. Il put enfin accueillir le télescope de 60 cm made in China, livré l’année suivante. Le nouvel observatoire allait également bénéficier de la disponibilité de deux télescopes fournis, du temps de l’assistance soviétique, par Zeiss, dont l’usine (à Iéna) se trouvait alors en République démocratique allemande (Allemagne de l’Est communiste) : un télescope de Schmidt de 60/90 cm (selon la configuration), qui fut installé en 1967 ou 1968, et un double astrographe de 40 cm, installé beaucoup plus tard, en 1974. Le polissage de l’ébauche de miroir soviétique, quant à lui, ne démarra pas avant octobre 1977.

De façon quelque peu inattendue, ces étapes purent être franchies malgré la Révolution culturelle, quoique plutôt au début et vers la fin, avec tout de même une interruption de six ou sept ans. Lancé par Mao en mai 1966, ce sinistre épisode prit fin définitivement, au prix d’un lent mais violent déclin, après sa mort, dix ans plus tard. Durant cette période tragique, la biographie officielle chi-noise de Cheng Maolan nous apprend (sans donner de date) que lui et ses collègues de l’observatoire de Pékin furent démis de leurs fonctions et responsabilités, et traités « d’autorités académiques réactionnaires ». Cheng fut de plus accusé (en raison de son passé en France) d’être « traître à son pays, pour avoir entretenu des relations avec une puissance étrangère ». Heureusement pour lui, il semble qu’il n’ait pas été inquiété physiquement, contrairement à son collaborateur immédiat, Xiao Guangjia, qui, étant le représentant du Parti communiste à l’observatoire, avait été accusé d’être un « compagnon de route du capitalisme », puis condamné à être envoyé dans un camp de rééducation et enfermé dans une cage en bambou.

 

L’observatoire de Xinglong aujourd’hui. Le télescope de 2,16 m est au premier plan, devant le télescope de Schmidt LAMOST, entré en service en 2010. (Crédit : National Astronomical Observatories of China, Pékin)

 

Un « héros de la nouvelle Chine »

La fin de la Révolution culturelle offrit enfin à la Chine l’occasion de s’ouvrir au monde extérieur, avec l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping en décembre 1978. Malheureusement, Cheng Maolan n’en profita pas : sa santé déclina à ce moment-là, et il décéda le 31 décembre de cette même année, à l’âge de 73 ans. Malgré les dramatiques soubresauts de la situation politique chinoise qu’il avait vécus dès son arrivée, comme un écho à ceux qu’il avait connus en France, il eut l’occasion, par deux fois, de revoir son ami Charles Fehrenbach. La première occasion se présenta au printemps 1966, juste avant le déclenchement de la Révolution culturelle : Cheng faisait partie d’une délégation d’astronomes invités en France, et il se rendit bien sûr à l’observatoire de Haute-Provence. Neuf ans après avoir quitté la France, il retrouva son directeur Jean Dufay et Fehren-bach (qui devait lui succéder peu de temps après), ainsi que de nombreux collègues, anciens et nouveaux. La seconde occasion fut un « renvoi d’ascenseur », quand il invita Fehrenbach à venir le voir à Pékin en juillet 1977 et lui fit visiter l’observatoire de Xinglong.

Lors de ce séjour, Fehrenbach était impatient de voir l’état d’avancement du télescope de 2,16 m, dont il avait bien sûr entendu parler. Mais il en fut pour ses frais : le polissage du miroir n’avait pas encore commencé, et apparemment il ne le vit même pas, non plus que l’emplacement exact où le télescope devait se trouver, ce qui le plongea dans des abîmes de perplexité. En réalité, il fallut encore dix ans pour que le télescope soit effectivement construit à Nankin, puis transporté à Xinglong, où il vit enfin sa « première lumière », en novembre 1989, soit plus de trente ans après le retour en Chine de Cheng Maolan et le démarrage du projet auquel il avait consacré toute sa seconde vie.

Le 27 août 2018, à Boye, « xian » (sous-préfecture) située à 30 km au sud de Baoding, où avait vécu Cheng Maolan dans son enfance, les officiels se pressent sur une estrade, la foule se rassemble pour écouter les discours. Le « musée Cheng-Maolan de l’astronomie et de la technologie » va bientôt être inauguré, cinquante ans après la création du site de Xinglong et quarante ans après le décès de Cheng, qui précéda donc lui-même de dix ans l’achèvement du télescope de 2,16 m. Pour couronner le tout, c’est une grande statue blanche, de style plutôt académique, qui accueille aujourd’hui les visiteurs devant l’entrée du musée.

Hommage vibrant, quoique tardif, à un homme discret né à la campagne et finalement hissé au rang de « héros de la nouvelle Chine », et qui vécut deux vies, dans deux modes entièrement différents, avec un courage et une résilience remarquables au travers d’événements majeurs du xxe siècle. Nul doute qu’il contribua en son temps, notamment avec ses collègues astronomes anciens étudiants de l’Institut franco-chinois de Lyon, à la naissance puis au développement de collaborations astronomiques fructueuses entre la France et la Chine.

 

Par Thierry Montmerle (IAP), Yves Gomas (Université Lyon-1, S2HEP) et Yi Zhou (RFI)

Publié dans le numéro de l’Astronomie n°178

 

 

 

 

 

 

Cet article est basé sur le livre The Two Lives of Cheng Maolan. From the « French Silk Road to Astronomy » to the Meanders of Mao’s China, par Thierry Montmerle, Yi Zhou et Yves Gomas, Springer 2022. Traduction française à paraître aux Éditions Pacifica, Paris.

 

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