Du début des années 1990 jusqu’à nos jours, des missions spatiales dédiées à la recherche de preuves de l’existence d’eau sur la Lune se sont succédé, gérées par différentes agences spatiales. Un aperçu de ces tentatives successives est présenté dans cet article qui montre que de nombreuses questions restent en suspens, en particulier en ce qui concerne l’abondance de la glace.
Un peu avant le retour d’échantillons lunaires par l’agence chinoise, la Nasa a annoncé en grande pompe à l’automne 2020 la découverte d’eau sur la Lune. L’annonce concerne deux articles publiés simultanément dans Nature Astronomy : le premier [1] rapporte une détection en infrarouge depuis un spectromètre installé sur l’avion SOFIA (Stratospheric Observatory for Infrared Astronomy) de la Nasa et de l’agence spatiale allemande (DLR) et concerne l’eau contenue dans des minéraux, présente aux basses latitudes. Le second article [2] modélise la surface à partir de données orbitales existantes à haute résolution, et donne une nouvelle estimation des zones où la glace peut s’accumuler dans les régions polaires. Cette coïncidence ne doit rien au hasard : les études s’inscrivent dans un programme à long terme consacré à l’eau lunaire.
Dans les années 1970, l’étude des échantillons Apollo et Luna avait montré qu’ils sont essentiellement anhydres, sans eau libre (H2O) ni terminaison hydroxyle (OH), y compris dans les minéraux hydrophiles tels qu’argiles et amphiboles (silicates apparentés aux pyroxènes mais incluant des terminaisons hydroxyles). Les faibles traces d’eau étaient attribuées à des contaminations lors du voyage de retour dans les capsules Apollo ou lors de l’atterrissage. Il y avait consensus pour dire que non seulement la Lune était dépourvue d’eau en surface (ce qui s’explique par les températures diurnes maximales), mais que son manteau avait toujours été globalement sec.
Les années 1990: les missions Clementine et Lunar Prospector
Paradoxalement, l’histoire moderne de l’eau lunaire commence sur Mercure en 1992. À la surprise générale, le radiotélescope d’Arecibo indique alors la détection de glace d’eau dans les régions polaires de Mercure, dans des fonds de cratères qui restent en permanence à l’abri du Soleil et où la température est perpétuellement très basse, de l’ordre de 100 K, malgré la proximité du Soleil, l’absence d’atmosphère et l’effroyable température diurne. Ces régions constituent des « pièges froids » où l’eau présente en surface a pu s’accumuler sous forme de glace et perdurer pendant des milliards d’années. Cette détection relançait la question de la présence de glace aux pôles de la Lune, modélisée depuis le début des années 1960 et jugée très probable, la température maximum des zones à l’ombre étant tout aussi basse que sur Mercure (fig. 1). Mais les pôles lunaires sont plus difficilement observables depuis la Terre et les observations d’Arecibo restèrent infructueuses.
À l’échelle de temps considérée, les impacts de comètes et d’astéroïdes constituent évidemment un apport d’eau quantitativement important, et d’un intérêt fondamental pour étudier l’origine de l’eau terrestre et la nébuleuse primordiale. Mais il existe deux autres apports potentiels : d’une part, l’eau du manteau qui peut se retrouver comme eau constitutive dans les roches volcaniques sous forme H2O ou hydroxyle OH ; d’autre part, l’implantation de protons (noyaux d’hydrogène) du vent solaire dans le régolithe, a priori concentrés dans les premiers mètres de la surface selon l’efficacité des mécanismes de brassage vertical. Si molécules et radicaux sont remobilisés, ils pourraient migrer en surface et se trouver coincés dans les pièges froids avant de s’échapper de la surface.
En 1994, la Nasa se fait un peu forcer la main par le département de la Défense américine qui souhaite tester des capteurs modernes dans l’espace. C’est l’origine de la mission Clementine, première mission lunaire Nasa depuis Apollo et donc, notamment, la première à embarquer des capteurs numériques [3]. Celle-ci confirme l’existence de zones qui ne voient jamais la lumière du Soleil dans les régions polaires, notamment dans l’hémisphère Sud à cause de la topographie tourmentée du bassin Pôle Sud-Aitken, un des plus grands bassins d’impact connus, dont Clementine venait justement de révéler l’étendue ; ces régions sont parmi les plus froides du Système solaire. La difficulté pour l’étude de leur composition est évidemment d’observer des régions jamais éclairées par le Soleil, ce qui impose de mesurer une émission provenant de la surface (infrarouge thermique, particules, etc.) ou de recourir à des méthodes actives (diverses techniques radar).
Ces régions n’étant de surcroît pas facilement observables depuis la Terre, une expérience de radar est mise au point en utilisant l’antenne grand gain de Clementine comme émetteur et les stations au sol comme récepteurs ; elle conclut dans un premier temps à la présence de glace, comme sur Mercure. Cette interprétation a toutefois été remise en cause lorsque des observations depuis Arecibo ont montré des signatures similaires dans les régions équatoriales, où la présence de glace est exclue – il s’agirait finalement plutôt d’un effet de la rugosité de surface, et la question de la glace lunaire restait ouverte.
La mission suivante, Lunar Prospector (1998-1999), systématise l’étude de la composition, et la recherche d’eau en particulier. Parce qu’ils ne travaillent pas en lumière réfléchie, les spectromètres gamma et neutrons sont tous deux capables d’observer les régions qui restent en permanence à l’ombre. Les neutrons détectés sont produits par des rayons cosmiques frappant la surface. Le spectromètre à neutrons différenciait neutrons épithermiques (rapides) et thermiques (ralentis par une collision avec H) et permettait donc d’évaluer le nombre d’atomes d’hydrogène en surface avec une très bonne précision (0,01 % en volume). Le spectromètre gamma confirmait la détection des neutrons épithermiques. La méthode est sensible jusqu’à des profondeurs de l’ordre du mètre. La cartographie (à basse résolution) montre des maxima d’hydrogène dans les régions polaires, notamment au Sud, mais aussi des enrichissements locaux dans les régions équatoriales. Les premiers correspondent à la glace d’eau piégée dans les régions perpétuellement à l’ombre (fig. 2), les seconds à l’implantation de protons du vent solaire dans le régolithe lunaire, éventuellement enfouis dans les premiers mètres.
La mission Lunar Prospector se termine par un crash volontaire au fond du cratère Shoemaker, une de ces régions jamais illuminées près du pôle Sud (fig. 3,). Le panache soulevé, observé depuis la Terre, aurait pu permettre d’observer les quantités d’eau stockées là, mais aucune signature n’a été observée. Outre la détection indirecte de glaces polaires, Lunar Prospector a bien mis en évidence la présence d’hydrogène aux basses latitudes, mais sous une forme inconnue.
Les années 2000: un nouveau départ
Une dizaine d’années plus tard, la Lune redevient à la mode auprès des agences spatiales. Les missions européenne Smart-1 (2003-2006) puis japonaise Kaguya (2007-2009) refont une cartographie précise avant d’être précipitées en surface, tandis que la mission indienne Chandrayaan-1 (2008-2009) embarque le premier spectroimageur couvrant les signatures infrarouges d’OH et H2O (M3) ainsi qu’une petite sonde d’impact lancée dans le cratère Shackleton, au plus près du pôle Sud. Aucun de ces impacts n’a permis de détecter l’eau attendue.
Les deux missions américaines Lunar Reconnaissance Orbiter (LRO) et LCROSS sont lancées simultanément en octobre 2009. LCROSS est entièrement tournée vers la recherche d’eau et reprend en grand l’expérience d’impact de Lunar Prospector : c’est cette fois l’étage de propulsion Centaur qui est précipité vers une zone d’ombre (le cratère Cabeus) (fig. 4), le panache étant observé par la sonde elle-même qui le traverse en suivant le Centaur avec 4 minutes de retard. Les télescopes terrestres, ainsi que Hubble et la sonde LRO observent eux aussi le panache à la recherche de signatures d’eau, de composés organiques et de produits de décomposition.
Le panache a été bien moins important et lumineux que prévu, mais des détections ont bel et bien été rapportées par la suite, avec une abondance d’H2O de l’ordre de 5 % en masse pour cette région particulière – la seule détection nette à la suite d’un impact, et pendant longtemps le plus solide indice de la présence de glace H2O en surface. Le radar de Chandrayaan-1 a montré ensuite que Cabeus est en fait pauvre en glace comparé à d’autres cratères de la région. Il a également mis en évidence 40 sites plongés dans l’ombre en permanence dans les régions polaires Nord, qui correspondent potentiellement aux quantités de glaces inférées des mesures de neutrons de Lunar Prospector.
LRO, qui est toujours opérationnelle, a par ailleurs fourni d’importantes contraintes sur la présence d’hydrogène et sur les conditions thermiques à la surface. Son spectromètre UV Lyman alpha et son lidar indiquent également des signatures probables de glace dans des zones d’ombre permanente. L’article récent de Paul Hayne et de son équipe utilise les images et les modèles numériques de terrain produits par LRO pour modéliser la surface à très haute résolution et identifier les zones en permanence à l’ombre jusqu’à des tailles inférieures au centimètre (fig. 5). Dans un second temps, il utilise les observations du radiomètre pour déterminer lesquels peuvent effectivement fonctionner comme des pièges froids – ils sont en fait tous situés à des latitudes supérieures à 80°. Ce travail montre qu’en dehors des grands cratères des régions polaires, la glace peut se maintenir dans des niches d’une taille de 10 centimètres, alors que les niches plus petites, bien qu’instables, peuvent constituer des abris temporaires et influer sur le transport d’eau en sur- face (fig. 6).
La première détection d’eau dans les minéraux (en fait OH ou H2O) est généralement attribuée à l’instrument M3 sur Chandrayaan-1. Celle-ci a été rapportée en octobre 2009, accompagnée de confirmations par d’autres spectromètres en infrarouge sur les missions Cassini (Nasa/Esa/Asi) et Deep Impact (Nasa) obtenues durant des survols de la Lune. Cette méthode ne détecte la composition que dans la couche superficielle, de l’ordre du micron, et bien sûr dans des régions illuminées. Au-delà de la simple confirmation, les détections par Cassini et Deep Impact apportent une validation fondamentale à la cartographie de la surface par M3 (fig. 7) : celui-ci, dédié aux minéraux volcaniques, ne couvrait qu’en partie la signature OH-H2O à 3 μm et utilisait donc un paramètre spectral indirect. Les instruments de Cassini et Deep Impact, destinés au système de Saturne et à une comète, étaient optimisés pour les glaces ; ils couvraient ce domaine spectral sans la moindre ambiguïté et permettaient de relier le paramètre mesuré par M3 à une quantité d’eau.
Que sait-on aujourd’hui ?
Les analyses convergent vers une concentration d’eau de 10 à 1 000 ppm (parties par million) avec des maxima aux hautes latitudes et près du terminateur, mais aussi dans certains cratères récents des highlands lunaires. Cela représente environ un verre d’eau par terrain de football, selon l’unité qui devient commune chez les planétologues américains. Bien qu’il soit impossible de distinguer par cette méthode
OH et H2O, il s’agit dans tous les cas d’eau ou d’hydroxyles adsorbés ou constitutifs 8 dans les minéraux: l’eau libre ou faiblement liée n’est pas stable en deçà des hautes latitudes, car elle est rapidement photodissociée. Le maximum près du terminateur et l’absence de corrélation avec l’hydrogène des détecteurs à neutrons laissent penser que ces espèces se déplacent sous l’effet du réchauffement, un mécanisme proposé dès le début des années 1960 et qui pourrait alimenter les pièges froids. Les variations diurnes observées par Deep Impact semblent indiquer une origine liée aux protons du vent solaire.
Des analyses plus récentes des mesures M3 ont montré quelques maxima d’absorption locaux aux basses latitudes plus marqués que dans les régions polaires, notamment une région qui pourrait correspondre à un impact relativement récent de météorite ou de comète (fig. 8). Une autre réanalyse très minutieuse des observations M3 a porté sur des régions polaires illuminées indirectement par réflexion sur les parois de cratères, et donc très peu chauffées. Elle a confirmé des signatures de glace, corrélées à celles fournies par les instruments de LRO. La plupart de ces sites correspondent bien à des températures maximales très basses et sont donc des pièges froids, mais ils ne représentent qu’une proportion restreinte des pièges froids actuels. Cela recoupe une hypothèse précédemment formulée selon laquelle l’axe de rotation de la Lune aurait légèrement basculé à une date inconnue, ce qui aurait entraîné la sublimation d’une partie de la glace piégée depuis la formation de la surface. Le fait que les pièges froids apparus après ce basculement ne soient pas remplis suggère que la glace polaire a été mise en place en des temps anciens et ne s’accumule plus de façon significative depuis longtemps.
Parallèlement à ces observations orbitales, de nouvelles analyses de certains échantillons Apollo ont finalement montré en 2008-2011 la présence de traces d’H2O et OH dans des basaltes et des verres pyroclastiques (d’origine volcanique), au-delà de contaminations accidentelles. Cela implique la présence d’eau dans les magmas lunaires, ce qui modifie profondément la compréhension des mécanismes volcaniques, et suggère une source interne pour l’eau observée en surface. Ce mécanisme, ainsi que l’implantation de protons du vent solaire couvrent largement les quantités d’OH et H2O estimées en surface. L’apport des astéroïdes et comètes est beaucoup plus difficile à évaluer, tant il dépend des populations d’impacteurs, des conditions de collision et des phénomènes d’échappement qui suivent de tels événements. Il semble néanmoins couvrir lui aussi les observations, et devrait s’accompagner d’autres composés volatils (organiques) qui pourraient pareillement s’accumuler dans les régions polaires.
Les trois instruments mis en œuvre en 2009 dans la détection d’eau sont des spectromètres en proche infrarouge couvrant la bande à 3μm de l’eau–il s’agit en fait de l’association de deux bandes de vibration OH et d’une bande H2O moins marquée et compliquée par une émission thermique très variable. Impossible dans ces conditions de distinguer OH d’H2O.
Les mesures récentes de SOFIA (fig. 9, p. 35) concernent quant à elles la bande à 6 μm d’H2O et sont sans ambiguïté, car il n’y a pas de bande d’OH à proximité. Cependant, elles sont pour l’instant limitées à deux régions de la Lune. Les signatures observées sont similaires à celles de minéraux ou de météorites hydratés, et correspondent à des concentrations dans les verres lunaires de 100 à 400 ppm en masse, soit quatre fois plus que les échantillons Apollo les plus hydratés. L’interprétation proposée est que l’eau est piégée dans des sphérules de verre créées lors d’impacts de micrométéorites ; l’eau elle-même peut être apportée par les micrométéorites, mais la comparaison avec les résultats de la mission américaine LADEE dédiée à l’exosphère lunaire indique qu’elle est plus probablement créée lors du choc, à partir des hydroxyles présents dans le régolithe.
En conclusion
Comme on le voit, c’est l’appariement d’un nombre impressionnant de techniques diverses qui permet de comprendre le puzzle de l’eau lunaire. De nombreuses questions restent en suspens, par exemple en ce qui concerne l’âge et l’abondance de la glace des hautes latitudes (fig. 10). La capacité des pièges froids est plus grande qu’on ne le pensait initialement et représenterait 0,15 % de la surface lunaire – mais personne n’avance de quantité de glace totale à ce stade, d’autant qu’elle pourrait être en partie recouverte de plusieurs mètres de régolithe et demeurer indétectable avec les méthodes utilisées jusqu’à présent. D’un point de vue pratique, l’existence de glace distribuée aux hautes latitudes et relativement facile d’accès pourrait avoir un effet majeur sur les missions habitées en pourvoyant aux besoins de consommation et de construction sur la Lune, et en servant de relais pour des missions plus lointaines.
Stéphane ERARD | Observatoire de Paris