Des simulations numériques montrent que la Lune se serait formée immédiatement après l’impact entre Théia et la Terre, sans passer par une phase de disque de débris. Ces simulations expliquent également la composition isotopique des roches lunaires.
Selon la théorie actuelle, la Lune se serait formée à la suite d’un impact entre une petite planète, Théia, et une proto-Terre un peu plus petite que la Terre actuelle (voir l’Astronomie 129, été 2019, « Aux sources de la Lune – Rencontre avec Théia ? »). La collision entre ces deux objets aurait désintégré Théia et excavé une partie du manteau terrestre, envoyant en orbite un disque de débris. La Lune se serait ensuite formée par accrétion d’une partie du matériau de ce disque, le reste retombant sur Terre. Ce scénario, plus connu sous le nom d’impact géant, a été proposé dès 1975. Il permet d’expliquer un certain nombre de propriétés du système Terre-Lune tel que nous le connaissons, à commencer par le moment cinétique élevé de ce système et le fait que la Lune est globalement moins riche en fer que la Terre.
Dans une certaine mesure, il explique également la similarité isotopique entre notre planète et son satellite (voir encadré), similarité qui suggère que le manteau terrestre et la Lune sont issus d’une même source. En mélangeant les roches de Théia et du manteau de la proto-Terre, l’impact géant fournit en effet une source de matériau commune à la Lune et au manteau terrestre. Dans les années 2000, des simulations numériques ont démontré la faisabilité du scénario de l’impact géant. Mais ces simulations ont également jeté un doute en montrant que la Lune devait être formée du matériau issu de Théia à plus de 70 %. Selon ce résultat, la similarité isotopique entre la Terre et la Lune devrait, contrairement à ce qui est observé, être limitée. Cette contradiction constitue jusqu’à présent le principal obstacle à l’hypothèse de l’impact géant, sauf (ce qui est peu probable) si l’on suppose que la proto-Terre et Théia se sont formées dans le même environnement. De nouvelles simulations numériques semblent lever cette hypothèque [1].
Des simulations à haute résolution
Les simulations numériques de collisions entre petites planètes sont basées sur des calculs hydrodynamiques dans lesquels les planètes sont modélisées par l’assemblage d’un grand nombre de points, ou particules, dont on suit l’évolution pendant et après l’impact. Plus le nombre de particules (ou, si l’on préfère, la résolution) utilisé est élevé, plus la taille de chaque particule est petite, et donc plus la précision des calculs sera bonne. Pour des raisons liées aux temps et aux puissances de calcul, les simulations réalisées jusqu’à présent utilisaient un nombre de particules compris entre cent mille (10^5) et un million (10^6).
Or, les simulations effectuées par Jacob Kegerreis, chercheur à l’université de Durham, qui utilisent jusqu’à cent millions (10^8) de particules, montrent que passé un certain seuil, autour de 3 millions de particules, le scénario de l’impact géant diverge notablement par rapport aux simulations précédentes. La principale différence est que la Lune se serait formée presque instantanément dans la foulée de l’impact, et sans passer par la formation d’un disque de débris (fig. 2).
Le matériau composant la future Lune se serait séparé très rapidement (moins de 2 heures après l’impact) du reste des débris, et aurait été placé immédiatement en orbite grâce à un effet de fronde [3]. Autre différence de taille, ces nouvelles simulations prédisent que le satellite ainsi formé, du moins son enveloppe externe, est composé à 60 % du matériau de la proto-Terre. Autrement dit, elles expliquent en grande partie la similarité isotopique entre la Terre et la Lune, venant ainsi conforter le scénario de l’impact géant, cela d’autant plus qu’elles rendent également compte du moment cinétique du système Terre-Lune et de l’appauvrissement en fer de notre satellite.
Un élément chimique est caractérisé par son nombre de protons (ou d’électrons), mais peut comporter un nombre différent de neutrons, ce qui définit autant d’isotopes du même élément. Par exemple, l’oxygène (O), qui comporte 8 protons, possède trois isotopes, 16O, 17O et 18O, comptant respectivement 8, 9 et 10 neutrons. Dans la nature, l’abondance en chaque isotope d’un élément donné peut varier d’un environnement (ou d’une roche) à un autre, l’un des isotopes étant généralement beaucoup plus abondant que les autres (16O dans le cas de l’oxygène). Ces variations sont induites par différents mécanismes physiques, comme les processus volcaniques ou l’évaporation (les isotopes les moins lourds ayant plus de chance de s’évaporer). On rassemble généralement ces processus sous le terme de fractionnement isotopique.
Pour le plus grand bonheur des scientifiques, les rapports isotopiques mesurés aujourd’hui dans les roches, les glaces ou d’autres matériaux apportent des indices sur les processus s’étant produits par le passé et ayant affecté la Terre ou les autres objets du Système solaire. Les éléments comportant plus de deux isotopes stables sont par ailleurs très intéressants, car ils permettent de déterminer si deux roches sont issues d’une même source primordiale même si, par la suite, ces roches ont suivi différentes histoires. En effet, lors d’un fractionnement isotopique, les rapports d’abondances entre les isotopes les moins fréquents et l’isotope dominant (par exemple, les abondances en 17O et 18O par rapport à 16O, notées d17O et d18O [2]) sont modifiés, mais dans des proportions identiques. Ainsi, lorsque, dans un graphe, on représente l’un de ces rapports en fonction de l’autre (par exemple d18O en fonction de d17O) les échantillons issus d’un même matériau primordial s’alignent le long d’une droite.
La dispersion des mesures le long de cette droite reflète un ou plusieurs fractionnements ultérieurs, suite à un ou des événements particuliers. De la même façon, le fait que des échantillons issus de différentes roches (par exemple des roches lunaires et des roches terrestres) s’alignent sur une même droite suggère que ces différentes roches proviennent d’un même matériau primordial. L’analyse des échantillons de roches lunaires rapportés par les missions Apollo a révélé une grande similarité de composition isotopique entre la Terre et son satellite. Par exemple, les rapports isotopiques de l’oxygène, d17O et d18O, suivent des tendances identiques sur Terre et sur la Lune : les rapports mesurés pour différents échantillons terrestres et lunaires se situent sur une même droite (fig. 1). La proximité isotopique entre la Terre et son satellite s’étend à d’autres éléments, dont le chrome, le titane, le fer, et le potassium, et, comme on vient de le voir, elle suggère que la Lune et le manteau terrestre sont issus d’un même matériau.
Les mesures réalisées sur les météorites provenant de différents corps du Système solaire, dont Mars et Vesta, montrent au contraire de grandes disparités isotopiques dans les matériaux sources utilisés pour former la Terre et ces corps. Ces différences reflètent d’importantes variations isotopiques dans la nébuleuse protoplanétaire, donc antérieures à la formation des planètes, sans doute liées à la distance au Soleil. Théia et la proto-Terre, dont la collision a donné naissance au système Terre-Lune, se sont sans doute formées dans des environnements différents et devaient donc avoir des signatures isotopiques initiales différentes. L’impact géant aurait eu pour effet de mélanger efficacement les matériaux de Théia et de la proto-Terre, fournissant une origine commune aux roches de la Lune et du manteau terrestre.
Par Frédéric Deschamps, IESAS, Taipei, Taïwan
Article publié dans l’Astronomie, Mars 2023
Notes
- Kegerreis J. A. et al. (2022), « Immediate origin of the Moon as a post-impact satellite », Astrophys. J. Lett., 937, L40, doi: 10.3847/2041-8213/ac8d96.
- Les rapports isotopiques « deltas » sont obtenus en deux temps. D’abord, on mesure le rapport d’abondance R par rapport à l’isotope le plus fréquent (ici 16O), par exemple, pour 17O, R = 17O/16O. Puis on compare le rapport obtenu pour chaque échantillon avec un rapport de référence (ici, la composition isotopique moyenne des océans terrestres, RSMOW), par exemple, pour 17O, d17O = (R – RSMOW)/RSMOW.
- Plus précisément, la partie des débris qui, à terme, va retomber sur Terre transfère du moment cinétique à la future Lune, ce qui permet à cette dernière de se placer en orbite.