LE MAGAZINE DES SCIENCES DE L’UNIVERS EN AFRIQUE

L’observation des aurores polaires permet d’étudier à distance les planètes magnétisées et leur environnement, en complément de leur exploration in situ par des sondes spatiales. La magnétosphère de Saturne a été explorée de fond en comble entre 2004 et 2017 par la sonde spatiale internationale Cassini. La mission orbitale s’est conclue par une série inédite d’orbites polaires proches qui a fourni des observations uniques des régions aurorales, avec le soutien de télescopes terrestres comme Hubble. Un an après ce « Grand Finale », que sait-on des aurores kroniennes ?

 

Les planètes ne sont pas que des réflecteurs de la lumière des étoiles, elles sont aussi le siège d’émissions lumineuses intrinsèques. Lorsqu’elles possèdent un champ magnétique à grande échelle, comme Mercure, la Terre ou les planètes géantes, elles produisent des ondes électromagnétiques intenses autour des pôles magnétiques, ceux qu’indique une boussole. Boréales au nord, australes au sud, ce sont les aurores polaires. Des aurores ont été observées sur presque tout le spectre électromagnétique, dans les domaines infrarouge (IR), visible et ultraviolet (UV) pour les émissions produites dans l’atmosphère et dans les gammes radio et X pour les ondes rayonnées à plus haute altitude, dans l’environnement planétaire proche. La figure 1 montre des images des aurores de la Terre et de Jupiter, Saturne et Uranus à l’échelle.

 

1. (Page de gauche) images composites des aurores ultraviolettes de saturne, Jupiter, Uranus et la terre, à l’échelle, toutes vues depuis l’espace. (Ci- dessus) images composites des aurores visibles de la terre, observées depuis le sol ou l’espace. (NASA/ESA, L. Lamy & R. Prangé, LESIA/Obs. de Paris)

 

L’aurore « aux doigts de rose » ou « en robe de safran », ces vers de l’Iliade décrivant l’aube antique en Méditerranée auraient pu s’appliquer avec non moins de poésie aux ballets colorés du ciel polaire terrestre. Ce spectacle a longtemps inspiré les contes nordiques avant l’essor de la physique ionosphérique et aurorale sous l’impulsion de Kristian Birkeland à la fin du xixe siècle, puis l’exploration in situ de l’environnement terrestre avec l’avènement de l’ère spatiale dans les années 1960. Aujourd’hui, la physique des aurores terrestres est bien comprise, même si Internet contribue à diffuser massivement tout autant de fausses idées que de magnifiques images [1]. Plus loin dans le Système solaire, si l’on excepte la détection des émissions radio aurorales de Jupiter dès 1955 à l’aide de radiotélescopes au sol (qui fournirent la première preuve observationnelle de l’existence d’un champ magnétique jovien !), les aurores des planètes géantes ont été découvertes plus tard, par les sondes d’exploration Voyager et le télescope spatial IUE (International Ultraviolet Explorer) dans les années 1980. Mais que nous apprennent au juste ces chandelles célestes sur les astres qui les rayonnent ?

Les émissions aurorales sont produites par des particules énergétiques chargées électriquement. Ces particules, essentiellement des électrons, proviennent de l’environnement magnétisé et ionisé de la planète, sa magnétosphère, où elles sont accélérées puis guidées le long des lignes de champ magnétique de haute latitude, comme des perles sur un fil, jusqu’aux pôles magnétiques où leur énergie cinétique est dissipée en grande partie sous forme de rayonnement.

Lorsqu’elles entrent en collision avec la haute atmosphère, ces particules génèrent des émissions par impact qui couvrent la gamme UV/visible à IR. Au-dessus de l’atmosphère, elles alimentent des émissions dites de faisceau [Note 1] dans les domaines radio et X.

Les aurores révèlent ainsi des propriétés physiques essentielles de la planète hôte, son intérieur, son atmosphère et sa magnétosphère. Par exemple, la détection d’ovales auroraux organisés autour des pôles magnétiques donne instantanément la position de l’axe du champ magnétique planétaire. La mesure par un observateur fixe de la variation d’intensité en fonction du temps  fournit, en sus, une mesure directe de la période de rotation du cœur planétaire qui produit le champ magnétique (selon le principe du phare tournant). Plus haut, les aurores sont un diagnostic des espèces chimiques de la haute atmosphère. Enfin, la position et la dynamique des différentes composantes aurorales renseignent sur les régions actives de la magnétosphère, identifiées grâce à un modèle de champ magnétique, et sondent les transferts d’énergie à grande échelle entre l’atmosphère, la magnétosphère, d’éventuelles lunes et le vent solaire.

L’étude des phénomènes auroraux du Système solaire bénéficie de mesures in situ de sondes d’exploration spatiale et d’observations à (grande) distance par des télescopes terrestres. C’est un enjeu d’envergure pour caractériser l’environnement des planètes magnétisées proches. Leur compréhension doit par ailleurs permettre d’établir un cadre de référence pour interpréter des émissions aurorales en provenance d’exoplanètes (dont la recherche bat son plein) ou d’objets plus massifs tels que des naines brunes ou des étoiles jeunes (avec déjà une quinzaine de sources aurorales détectées) inaccessibles à l’exploration. Le premier anniversaire de la fin de la mission orbitale Cassini nous donne l’occasion de revenir sur le cas très particulier de Saturne, qui ne se distingue pas seulement par son système d’anneaux, mais aussi par une magnétosphère atypique et de spectaculaires aurores polaires !

 

2. représentation schématique des magnétosphères planétaires du système solaire. Les particules énergisées dans l’environnement planétaire migrent vers les pôles magnétiques où l’énergie transportée est dissipée sous forme de rayonnements auroraux. (NASA/ESA, S. Cnudde & L. Lamy, LESIA/Obs. de Paris)

 

La magnétosphère géante de Saturne

Le lecteur assidu de l’Astronomie se souviendra sans doute d’un (excellent) article dédié aux magnétosphères planétaires publié en 2007, et toujours d’actualité [2]. On se contentera donc ici de rappeler qu’une magnétosphère est formée par l’interaction entre le vent solaire (ou stellaire), ce vent de particules chargées électriquement (on parle de plasma) émis en permanence par le Soleil à des vitesses moyennes d’environ 400 km/s, et le champ magnétique planétaire. Elle forme une cavité dans le milieu interplanétaire, comprimée par le vent solaire côté jour et allongée côté nuit, où les mouvements du plasma sont organisés par le champ magnétique planétaire. Propriété remarquable, une magnétosphère agit comme un gigantesque accélérateur de particules avec une intense activité électrique dont on peut mesurer, en bout de chaîne, la réponse aurorale, comme schématisé sur la figure 2.

La magnétosphère de Saturne, schématisée sur la figure 3, a été découverte par des mesures magnétiques lors du survol de la sonde Pioneer 11 en 1979, avant d’être explorée par les survols successifs des sondes Voyager 1 et 2 en 1980 et 1981, puis caractérisée en détail lors du tour orbital de la sonde Cassini entre 2004 et 2017, dont l’ultime phase, une série d’orbites polaires rapprochées sobrement baptisée « le Grand Finale » (dont le e final garde la trace sémantique de son origine, un hommage à l’opéra italien), s’est conclue par la spectaculaire plongée de la sonde dans l’atmosphère planétaire le 15 septembre 2017 [3].

 

3. schéma de principe de la magnétosphère de saturne et des processus complexes qu’elle héberge. Les émissions aurorales sont produites au- dessus des pôles magnétiques.

 

Les mesures du champ magnétique ainsi obtenues au plus près de la planète ont d’abord permis de confirmer une particularité unique de Saturne dans le Système solaire : son axe magnétique est confondu avec son axe de rotation (avec un écart angulaire < 0,0095° !). Cela rend la magnétosphère symétrique et les théoriciens perplexes, car un angle significatif (observé sur toutes les autres planètes magnétisées) est nécessaire pour générer un champ magnétique stable par effet dynamo. Saturne possède également un champ magnétique comparable à celui de la Terre (0,2 gauss en surface à l’équateur, contre 0,3 gauss pour la Terre), mais est dix fois plus éloignée du Soleil. Il en résulte une magnétosphère sensible au vent solaire et très étendue, atteignant 20 rayons planétaires (un rayon équatorial kronien [Note 2] mesure 60 268 km) côté jour et plusieurs centaines de rayons planétaires côté nuit. Autre fait d’importance, Saturne tourne rapidement, avec une période de rotation inférieure à 11 heures, ce qui affecte directement la circulation du plasma dans la magnétosphère. Soumis à la force centrifuge mais contraint de suivre les lignes de champ magnétique, le plasma s’accumule le long d’un disque près de l’équateur magnétique. Enfin, et découverte majeure de la première partie de la mission Cassini, sa principale source de plasma est le satellite de glace Encelade, dont les panaches de matière glacée alimentent la magnétosphère à hauteur d’environ 100 kg de plasma par seconde, ce qui donne naissance à un tore le long de l’orbite de la lune, distante de 4 rayons kroniens. Ces propriétés font de la magnétosphère de Saturne un objet astrophysique complexe, à la fois un cas intrinsèquement très particulier d’une part, et à mi-chemin entre la Terre (champ modéré, pas de source de plasma interne, rotation lente) et Jupiter (champ magnétique élevé, Io comme source principale de plasma, rotation rapide) d’autre part.

Les aurores de Saturne ont été essentiellement observées dans les domaines UV (par les observatoires spatiaux IUE, Voyager, Hubble puis Cassini) et radio (par les sondes Voyager, Ulysse et Cassini), mais aussi plus récemment dans le proche IR (par des télescopes au sol et Cassini) et tout dernièrement dans le visible (par Cassini uniquement car, dans ce domaine de fréquences, il faut pouvoir observer les aurores du côté nuit avec un contraste suffisant vis-à-vis de la contribution de l’atmosphère, comme sur Terre). Malgré plusieurs tentatives, aucune émission X n’a été détectée à ce jour, probablement en raison d’un niveau d’émission trop faible pour la sensibilité des télescopes actuels ou à cause d’une faible activité aurorale coïncidant avec les observations (les planètes savent se montrer facétieuses). Ces différents domaines spectraux sondent des processus d’émission variés et nous fournissent des informations riches et complémentaires.

 

4. images des émissions aurorales UV, ir (observées le 27 janv. 2009), visible (observées le 27 nov. 2011) et radio (le spectre dynamique degaucheaétéobtenudu12au15sept.2017, l’image radio de droite a été obtenue le 7 mars 2017) de saturne en fausses couleurs par les spectro-imageurs UVis, iss, Vims et rPWs de la sonde Cassini. (NASA/ESA, L. Lamy, LESIA/Obs. de Paris/CNES

 

Des aurores colorées

La fenêtre UV (ou visible) bénéficie d’une excellente résolution angulaire propice aux images. Elle sonde la réponse instantanée de la haute atmosphère neutre aux précipitations aurorales avec les transitions électroniques des espèces dominantes H et H2 entre 80 et 160 nm (ou la raie de Balmer rouge de H). Outre une mesure directe de l’énergie rayonnée, l’analyse des spectres UV permet aussi de déterminer la profondeur de pénétration des électrons énergétiques et ainsi leur énergie. La fenêtre proche IR permet de mesurer la réponse de la haute atmosphère ionisée avec les raies de la molécule H3+ entre 3 et 5 μm, sensibles à la température. Ces observations « optiques » sont acquises lors de séquences d’observations discontinues, souvent espacées dans le temps. Hubble a ainsi observé régulièrement les aurores UV de Saturne lors

de plus de 15 programmes d’observations étalées de 1994 à 2017. Une illustration des aurores UV, visible et IR de Saturne observées par  les spectro-imageurs de la mission Cassini est visible en haut de la figure 4.

Les émissions radio aurorales couvrent la gamme basse fréquence s’étalant de 1 kHz à 1 MHz et ne peuvent donc être observées que depuis l’espace (l’atmosphère terrestre est opaque aux fréquences inférieures à 10 MHz). Elles résultent d’un mécanisme bien connu des radioastronomes, fondé sur l’amplification d’ondes par des électrons en mouvement circulaire (giration cyclotron) dans le champ magnétique de Saturne. Ces émissions radio se produisent au-dessus de l’atmosphère jusqu’à quelques rayons planétaires de distance le long de lignes de champ magnétique connectées, à plus basse altitude, aux aurores atmosphériques. Les observations radio à basse fréquence, donc grande longueur d’onde, ne fournissent généralement pas directement d’images, mais peuvent mesurer le spectre radio en continu pendant de longues périodes de temps, comme représenté sur le spectre « dynamique » en bas à gauche de la figure 4. Néanmoins, une technique de mesure sophistiquée mise en œuvre sur l’instrument radio embarqué sur Cassini a permis de réaliser les premières « images » d’émissions radio planétaires, telle celle en bas à droite de la figure 4. Elle montre non seulement que les sources radio aurorales sont bien localisées le long des lignes de champ de haute latitude, mais permet d’interpréter finement la richesse des structures observées dans le spectre dynamique.

Vingt-sept ans après la détection des aurores de Saturne, que nous ont-elles appris sur la planète et son environnement ?

 

5. Évolution temporelle de la résolution spatiale des observations des aurores ultraviolettes de saturne réalisées avec différentsspectro-imageursdeHubble(de performance croissante) et l’instrument Cassini/UVis (à des distances d’observation de plus en plus proches de la planète). Les images sont tracées en fausses couleurs. (NASA/ESA, APIS [5] et W. Pryor, LASP/Central Arizona College)

 

Des origines multiples

Les sondes Voyager 1 et 2 ont d’abord révélé le rayonnement radio (kilométrique) auroral, observé jusqu’à quelques unités astronomiques (UA) de distance, et montré qu’il est très variable à deux échelles de temps. Le spectre dynamique radio de la figure 4 (qui montre les ultimes observations Cassini, obtenues trois décennies plus tard) illustre que ce rayonnement est d’abord modulé à une période stable (flèches blanches), proche de la variété de périodes de rotation des nuages. Cette période radio de presque 11 heures a servi à définir la période de rotation interne, dont nous reparlerons plus loin. L’activité radio varie ensuite fortement avec le vent solaire, s’intensifiant au passage de chocs interplanétaires qui compriment la magnétosphère (épisodes « d’orages auroraux » comme celui visible sur la figure 4) jusqu’à s’éteindre complètement quand le vent solaire est « coupé », comme l’observa la sonde Voyager 2 en 1981 lorsque Saturne fut exceptionnellement plongée dans la queue de la magnétosphère de Jupiter, située 5 UA plus près du Soleil !

Voyager a aussi détecté les aurores atmosphériques avec son spectromètre UV, et montré que leur activité était corrélée à celles des émissions radio, mais il a fallu attendre Hubble pour en obtenir les premières images. Sur la figure 5, on distingue un ovale auroral prédominant, plus intense du côté matin (du côté gauche des images prises par Hubble depuis la Terre). Il s’intensifie parfois soudainement avec des émissions remplissant l’ovale du côté matin (comme sur les images prises en 2000 et 2004 de la figure 5) avant de revenir progressivement à sa forme circulaire et son intensité initiales au fur et à mesure de la rotation planétaire. Si l’on suit les lignes de champ magnétique associées, pour remonter la trajectoire des particules causant les aurores, on parvient aux parties les plus externes de la magnétosphère, qui sont en contact avec le milieu interplanétaire. Les émissions aurorales UV et radio ont ainsi été imputées à l’interaction variable de la planète avec le vent solaire [4]. Cette interaction est analogue à celle qui prévaut dans le cas terrestre, mais suit un scénario différent. Les lignes de champ magnétique connectées à l’ovale auroral principal forment une frontière au travers de laquelle le mouvement global du plasma change brutalement : on parle de cisaillement de vitesse. Celui-ci a lieu entre les lignes de champ magnétique dites « fermées » (connectées aux deux pôles de la planète et qui tournent avec elle) et les lignes dites « ouvertes » (connectées à un seul pôle et emportées du côté jour vers le côté nuit par le vent solaire). Ce cisaillement produit – en vertu de la loi d’Ampère – un courant électrique à grande échelle qui circule le long des lignes de champ aurorales pour se refermer dans la haute atmosphère ionisée de Saturne. On parle de courant « aligné » avec les lignes de champ, l’équivalent des courants de Birkeland terrestres. À haute latitude, comme on l’a vu, la densité de plasma, dominée par les électrons (les ions, plus lourds, étant confinés à l’équateur), est faible et la continuité du courant nécessite d’accélérer les électrons ambiants restants [Note 3]. Dans le cas de Saturne, l’énergie cinétique mesurée des électrons ainsi accélérés qui précipitent dans l’atmosphère varie de 1 à 20 kiloélectronvolts [Note 4] d’une région à l’autre des aurores. L’arrivée de ces électrons énergétiques aux pôles magnétiques à toutes les longitudes permet d’expliquer l’ovale circumpolaire observé. L’intensification des aurores côté matin correspond dans ce scénario à un cisaillement de vitesse maximal, donc une accélération d’électrons plus efficace.

La résolution croissante des observations Hubble et l’arrivée de Cassini en orbite, jusqu’à l’extrême précision des images obtenues pendant le Grand Finale représentées sur la figure 5, ont révolutionné cette vision. L’ovale auroral, qu’on appellera désormais plus modestement ovale principal, n’est pas une structure continue, ni même toujours avec une forme d’ovale, mais morcelée en une grande variété de régions actives variables temporellement jusqu’à l’échelle de la minute qui signalent des processus complexes et dynamiques à petite échelle dans la magnétosphère [6]. En dehors de cet ovale coexistent trois grandes catégories d’émission.

À plus basse latitude, on trouve un ovale secondaire (initialement découvert sur l’image Hubble du 26 janvier 2004 de la figure 5 et bien visible sur celles de Cassini prises ultérieurement), peu variable et d’intensité beaucoup plus faible. Il a été attribué à la précipitation dans l’atmosphère d’une population d’électrons « chauds » (d’énergie ~1 keV) présente en permanence dans la partie de la magnétosphère la plus proche de Saturne. À plus haute latitude, on trouve des taches ou des arcs transitoires brillants. Ces émissions ont été directement reliées à l’interaction entre la magnétosphère et le vent solaire par un processus de reconnexion magnétique entre les lignes de champ planétaire et interplanétaire du côté jour de la magnétosphère capable de transférer de l’énergie aux particules. Ce type de signatures intermittentes, qui permet de cartographier de manière dynamique la portion de la magnétosphère ouverte sur le vent solaire, est l’équivalent des aurores peu intenses de cornet polaire (le cornet polaire, nommé cusp en anglais, est indiqué sur la figure 3) régulièrement observées sur Terre.

Enfin, une dernière composante aurorale a été identifiée sur seulement trois images UV de toute la mission Cassini, dont l’une, prise en 2008, est représentée sur la figure 6. Il s’agit d’une tache située exactement au « pied » magnétique de la lune Encelade : autrement dit, remonter la ligne de champ associée à cette tache aboutit au satellite. Ce type de signature est bien connu sur Jupiter, où des taches brillantes semblables sont associées aux lunes Io, Ganymède et Callisto. L’empreinte aurorale d’Encelade révèle une interaction planète-satellite qui prend la forme d’un autre système de courant électrique « aligné », généré par le déplacement de la lune dans le champ magnétique de la planète et se refermant le long des lignes de champ de haute latitude, où il peut à nouveau accélérer les électrons froids ambiants. Jusqu’à cette découverte, les interactions planète-satellite étaient l’apanage du système de Jupiter. Le cas Saturne-Encelade révèle un processus universel, avec des caractéristiques très différentes (émission faible et très variable).

 

6. (À gauche) image d’artiste associant une observation UV à distance de Cassini/UVis et une observation de particules énergétiques au-dessus d’encelade de l’instrument Cassini/inCA à quelques semaines d’intervalle. (À droite) Projection polaire de l’observation UV. en dehors des aurores intenses autour du pôle, une tache (encadrée en blanc) indique l’empreinte aurorale d’encelade.

 

Le mystère de la longueur du jour

Une question qui reste largement incomprise à l’issue de la mission Cassini forme un sujet d’étude majeur depuis Voyager :  la détermination de la période de rotation interne de Saturne [7]. Contrairement aux planètes rocheuses, il n’y a pas de repère fixe à suivre à la « surface » des planètes géantes où les nuages se déplacent le long de bandes de latitude à des vitesses différentes. Pour identifier la période de rotation interne, une alternative est de mesurer la période de modulation d’une observable liée au champ magnétique, lui-même formé dans le cœur planétaire. Les émissions radio ont été le diagnostic le plus utilisé, étant observables à distance et continûment pendant de longues périodes de temps. Les périodes radio mesurées pour les quatre planètes géantes (parfois vérifiées à l’aide d’autres mesures in situ) ont ainsi été officiellement adoptées comme périodes de rotation par l’Union astronomique internationale.

Cependant, l’existence même d’une période radio pour Saturne (séparant les sursauts radio réguliers indiqués par les flèches blanches sur le spectre dynamique de la figure 4) pose déjà un premier problème. Alors que l’angle entre l’axe de rotation et l’axe magnétique des autres géantes est significatif (d’une dizaine de degrés ou plus), ce qui conduit à interpréter la modulation radio observée par un observateur fixe comme un phare tournant, celui de Saturne est nul et ne devrait pas induire de modulation rotationnelle des émissions. Les observations à distance des sondes Ulysse dans les années 1990, puis Cassini à partir de 2003 ont révélé deux problèmes supplémentaires.

D’abord, la période radio mesurée varie d’environ 1 % à l’échelle de quelques années, une variation trop grande pour s’expliquer par une accélération ou un ralentissement du cœur planétaire. Ensuite, Saturne ne dispose pas d’une, mais de deux périodes radio, chacune correspondant à un hémisphère. Ces deux périodes radio varient lentement à l’échelle de quelques années de manière anti-corrélée. Une illustration de la variation des périodes radio nord et sud mesurées pendant la totalité de la mission Cassini est représentée sur la figure 7. Cette variation anti-corrélée à long terme a conduit à penser que la variation saisonnière[Note 5]  de l’illumination solaire des régions polaires pouvait jouer un rôle dans un « ralentissement » de la période de l’hémisphère éclairé par rapport à une période de référence interne plus courte, par son influence sur la conductivité ionosphérique et ainsi sur les systèmes de courant qui couplent la magnétosphère à l’ionosphère pour donner naissance aux émissions radio. Néanmoins, la figure 7 montre que les deux périodes radio se sont « croisées » plusieurs années après l’équinoxe, alors que la période sud avait atteint son maximum bien après le solstice. En d’autres termes, même l’hypothèse la plus aboutie de variation saisonnière n’explique pas tout.

Plusieurs découvertes sont néanmoins venues lever une partie du voile sur ce mystère. Les deux périodes radio nord/sud ont été observées dans nombre d’autres phénomènes de la magnétosphère (oscillations locales du champ magnétique ou de la densité de plasma, oscillations de l’intensité et de la position des aurores UV/visible/IR, oscillations des frontières de la magnétosphère, etc.). Toutes ces modulations sont la conséquence directe de deux systèmes de courants électriques « alignés » le long des lignes de champ magnétique, tournant chacun dans un hémisphère à une période propre. L’origine de ces systèmes de courant reste cependant inconnue. L’hypothèse la plus défendue postule l’existence de deux tourbillons géants de matière dans la haute atmosphère ionisée, capables de produire un courant électrique à longue durée de vie et avec des périodes de rotation contrôlées par l’interaction entre l’atmosphère ionisée et l’atmosphère neutre. Cependant, ils se situeraient dans une région peu dense difficile à sonder, même pour Cassini, et valider cette hypothèse reste un défi.

 

7. Périodogramme des émissions radio aurorales de saturne en fonction du temps. Les courbes bleues et orange, ajustées sur les signaux périodiques les plus intenses, correspondent aux périodes radio des hémisphères nord et sud. (L. Lamy, LESIA/Obs. de Paris/CNES)

 

L’exploration in situ, une clef pour aborder la microphysique

Le panorama dressé montre que nous avons désormais une bonne connaissance des différentes composantes des aurores de Saturne, leur distribution spatiale, leur budget d’énergie et leur dynamique sur des échelles de temps allant de la saison à la minute. Associée à un bon modèle de champ magnétique, tel celui bâti à partir des dernières mesures de Cassini, l’observation de ces émissions permet de diagnostiquer précisément les régions actives de la magnétosphère et nous éclaire sur les processus globaux qui s’y déroulent, telle que la circulation générale du plasma, les systèmes de courant électrique à grande échelle, l’interaction variable entre Saturne et le vent solaire, entre la planète et sa lune Encelade, etc. Entre ces deux bouts de la chaîne, l’étude de la microphysique des processus d’accélération et de rayonnement, c’est-à-dire la manière dont l’énergie est transférée de la magnétosphère vers les régions polaires, commence à peine à éclore. C’est en effet grâce aux mesures in situ acquises lors du Grand Finale, lorsque la sonde a traversé les régions où accélération des particules et rayonnement radio se produisent, que ces questions peuvent pour la première fois être abordées pour Saturne et comparées au cas terrestre. Le hasard des calendriers des agences spatiales faisant parfois bien les choses, la sonde américaine Juno mène en ce moment même, et depuis son arrivée en orbite polaire autour de Jupiter mi-2016, des mesures similaires permettant de faire de la planétologie comparée in situ en même temps pour les deux géantes ! Cette coïncidence forme un véritable âge d’or pour la physique aurorale planétaire, même s’il faudra certainement plusieurs décennies pour analyser pleinement les données de ces deux sondes. Les premiers résultats in situ du Grand Finale confirment une chose importante : le rayonnement radio auroral de Saturne est produit par le même mécanisme que celui de la Terre, même si c’est dans un environnement très différent [6]. Cela suggère un mécanisme de rayonnement universel, capable de révéler des exoplanètes en orbite autour d’étoiles plus lointaines que le Soleil. De quoi attendre leur détection avec plus d’impatience encore.

par Laurent Lamy | LESIA – Observatoire de Paris

Publié dans le magazine L’Astronomie Mars 2019

 

 

 

 

 

 

 

Remerciements : L’auteur de ces lignes remercie Renée Prangé pour une relecture minutieuse, dans l’esprit et la lettre, ainsi que le comité éditorial de l’Astronomie pour ses commentaires constructifs et pertinents.

Références

[1] F. Mottez, Aurores polaires – La Terre sous le vent du Soleil, Belin, 2017, ISBN 978-2-7011-9605-3.

[2] P. Zarka, « L’environnement magnétique des planètes », l’Astronomie, mars-avril 2007, p. 151-157.

[3] Un rapide bilan scientifique de la mission Cassini est dressé dans cette animation du JPL : www.jpl.nasa.gov/video/details.php?id=1464

[4] Cette animation d’images UV de Saturne prise en 2017 avec Hubble montre clairement la dynamique des aurores à l’échelle de plusieurs semaines : www.youtube.com/watch?v=v3pp7DhxPtk

[5] Le service CNRS/INSU APIS (Auroral Planetary Imaging and Spectroscopy) permet de compulser des observations aurorales planétaires en ligne : http://apis.obspm.fr [6] Cette animation des aurores visibles de Saturne mesurée en 2009 avec Cassini montre des rideaux d’émission tournant avec la planète variable à l’échelle de quelques dizaines de minutes : www.youtube.com/watch?v=yWOjfznja6o

[7] Cette animation grand public résume fidèlement la problématique de la modulation rotationnelle radio : www.sciencemag.org/news/2018/10/how-long-saturn-s-day-search-reveals-even-deeper-mystery

[8] Les premières traversées des sources du rayonnement radio auroral kronien ont livré leurs résultats : https://www.obspm.fr/cassini-grand-finale-une.html

 

Notes

  1. Les émissions de faisceau sont produites directement par les faisceaux de particules. Par opposition les émissions par impact sont produites par les molécules de l’atmosphère. – 2. Du grec Kronos, assimilé par les Romains à Saturne. – 3. Pour maintenir un courant électrique, il faut conserver le produit de la vitesse par la densité des porteurs de charge électrique (ici les électrons). Si la densité diminue, il faut augmenter la vitesse, donc accélérer les électrons. – 4. Le kiloélectronvolt (ou keV) est une unité d’énergie correspondant à celle d’un électron accéléré par un potentiel électrique de 1 000 volts. – 5. Saturne effectue une révolution autour du Soleil en 29 ans.
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