Selon une étude récente, des blocs du manteau de Théia, la petite planète qui a sans doute percuté la Terre il y a 4,47 milliards d’années, auraient été incorporés dans le manteau terrestre et seraient à l’origine d’anomalies sismiques observées aujourd’hui par les sismologues.
Anomalies de vitesse sismique
Le manteau terrestre est l’enveloppe rocheuse de notre planète qui s’étend de 25 à 2 890 km de profondeur. Pour déterminer sa structure, les géophysiciens utilisent notamment les ondes sismiques qui s’y propagent. En mesurant le temps de parcours entre les épicentres de séismes (où sont générées les ondes sismiques) et les stations sismiques (où elles sont enregistrées), ils construisent des cartes tomographiques, représentant la vitesse des ondes sismiques en chaque point du manteau. Les variations de vitesse d’un endroit à un autre traduisent des changements de température, de composition ou de phase. L’interprétation de ces cartes est en fait assez délicate, car il est très difficile (pour ne pas dire impossible) de séparer les contributions d’origine thermique des contributions d’origine chimique si l’on ne dispose pas de données supplémentaires et indépendantes des vitesses sismiques. Quoi qu’il en soit, ces cartes révèlent la présence à la base du manteau de deux régions, l’une stuée à la verticale de l’Afrique et l’autre sous le Pacifique, appelées LLSVP1, dans lesquelle la vitesse des ondes de cisaillement (les ondes S) diminue de 2 à 3 % par rapport à sa valeur moyenne à ces profondeurs (fig. 1).
Depuis quelques années, les géophysiciens soupçonnent que ces anomalies sont liées à la combinaison de deux phénomènes : une température plus élevée et un changement de composition, sans doute un enrichissement en oxyde de fer (FeO) de quelques pour cent par rapport au reste du manteau. Il existerait ainsi à la base du manteau des régions grandes comme un continent et épaisses de quelques centaines de kilomètres enrichies en fer, et donc légèrement plus denses que les régions voisines. En supposant que cette hypothèse est exacte, le scénario qui a conduit à la formation de ces régions reste, lui, très mal connu. Les hypothèses qui reviennent le plus souvent invoquent des processus liés à la cristallisation de l’océan magmatique, à la subduction d’une croûte primitive, ou encore à la différenciation partielle du manteau. À l’occasion de la 52e Lunar and Planetary Science Conference, qui s’est tenue en mars dernier, une équipe de chercheurs a proposé une nouvelle hypothèse faisant intervenir l’impact géant dont le système Terre-Lune que nous connaissons aujourd’hui serait issu.
Des résidus de Théia cachés au fond du manteau terrestre
Rappelons d’abord que cet impact serait survenu il y a environ 4,47 milliards d’années (Ga), et qu’il aurait détruit l’impacteur (Théia) et excavé une partie du manteau de la proto-Terre . Une partie des débris serait retombée sur la Terre, et le reste utilisé pour former la Lune. Étant donné sa taille, Théia devait elle aussi être différenciée en un manteau et un noyau. L’hypothèse proposée par Qian Yuan et ses collègues est que le manteau de Théia était composé de matériau globalement plus dense que celui du manteau de la proto-Terre et qu’après l’impact, des petits blocs de ce manteau ont été incorporés tels quels dans le nouveau manteau terrestre (fig. 2). Plus lourds, les morceaux de Théia auraient rapidement migré vers la base du manteau terrestre pour former une petite couche de roches enrichies en oxyde de fer. Les mouvements de convection animant le manteau auraient ensuite remodelé cette couche pour lui donner la forme de deux grands massifs de quelques milliers de kilomètres situés aux antipodes l’un de l’autre. Ce scénario repose principalement sur deux éléments. D’une part, des modèles géochimiques de composition du manteau de Théia établis en 2019, et qui suggèrent que ce manteau était un peu plus riche en oxyde de fer (de 2,0 à 3,5 %) que ne l’est le manteau terrestre actuel. Et d’autre part, une série de simulations numériques reproduisant la formation d’une couche de matériau dense autour du noyau à la suite de la migration de petits blocs disposés près de la surface, puis la déformation de cette couche initiale sous l’effet de la convection du manteau, en particulier des courants descendants.
Cette hypothèse est intéressante, mais elle comporte aussi quelques points faibles. Les simulations numériques supposent que les petits blocs issus du manteau de Théia sont restés solides lors de et immédiatement après l’impact, ce qui est loin d’être certain étant donné les énergies et les températures mises en jeu lors de cet événement. Par ailleurs, certains modèles tomographiques récents suggèrent que les régions de faibles vitesses sismiques observées à la base du manteau, les LLSVP, sont plus morcelées que ce qu’on pensait jusqu’à présent, ce qui pourrait signifier qu’elles sont moins volumineuses que prévu et/ou que le matériau qui les compose est moins dense. Dans ces conditions, l’hypothèse qu’elles sont issues de résidus de Théia s’accorde moins bien avec la taille et la composition supposées de Théia.
Pour tester la validité de leur scénario, Qian Yuan et ses collègues proposent de comparer la composition géochimique des roches basaltiques de certaines îles océaniques (comme Hawaï) avec celle de roches issues du manteau lunaire. Les basaltes océaniques (ou basaltes de points chauds) ont été conduits en surface par des panaches (c’est-à-dire, des courants ascendants composés de roches un peu plus chaudes que le milieu environnant) qui trouvent sans doute leur source dans ou au sommet des LLSVP. Quant aux roches issues du manteau lunaire, il faudra retourner sur notre satellite pour en récolter, car les missions Apollo n’en ont pas rapporté. Des roches de ce type pourraient avoir été exhumées lors de gros impacts, comme celui qui est à l’origine du bassin d’Aitken, près du pôle Sud de la Lune. Cette région revêt donc un intérêt scientifique particulier, et c’est l’une des raisons pour lesquelles la Nasa et l’agence spatiale chinoise projettent d’y envoyer des missions automatiques dans les années qui viennent.
Frédéric Deschamps IESAS, Taipei, Taïwan