Des mesures très précises du rapport isotopique du silicium dans plusieurs météorites suggèrent que les planètes telluriques se seraient formées très rapidement, en quelques millions d’années, par accrétion de petits grains de matière.
On sait aujourd’hui que les planètes telluriques, dont la Terre, se sont formées il y a environ 4,55 milliards d’années (Ga) par accumulation (ou accrétion) de petits grains de matière, de tailles comprises entre quelques millimètres et quelques centimètres, contenus dans le disque de poussières qui entourait le Soleil à cette époque. Les météorites, dont la plupart proviennent de corps parents de quelques dizaines à quelques centaines de kilomètres de diamètre formés très tôt dans l’histoire du Système solaire, fournissent des informations clés sur leur processus de formation. Pour autant, il n’y a toujours pas de consensus à ce sujet, et deux principaux scénarios sont toujours en concurrence (fig. 1).
Selon un premier scénario, connu sous le nom d’accrétion oligarchique, les collisions entre les petits grains de matière conduisent dans un premier temps à la formation de planétésimaux de quelques kilomètres, puis, en l’espace de quelques centaines de milliers d’années, à des petites planètes de tailles intermédiaires entre celles de la Lune et de Mars. Les collisions entre ces objets auraient finalement abouti à Mercure, Vénus, la Terre et Mars. Cette dernière phase est relativement longue, de 50 à 100 millions d’années (Myr), car si elles sont inévitables sur le long terme, les collisions entre petites planètes nécessitent également une part de hasard.
Le second scénario est beaucoup plus rapide, 3 à 5 Myr au maximum, c’est-à-dire qu’il s’achève avant que les gaz du disque protoplanétaire ne se soient dissipés. Au départ, il est lui aussi basé sur l’accrétion rapide de petits grains de matière conduisant à la formation de petits objets de quelques centaines de kilomètres de diamètre. Passée cette étape, ces objets grossissent en aspirant les grains de matière situés dans leur entourage. L’efficacité de ce modèle repose en grande partie sur la migration de petits grains de matière du Système solaire externe (au-delà de Jupiter) vers le Système interne, migration rendue possible par les forces de frottement induites par les gaz contenus dans le disque.
Ces deux scénarios de formation se différencient par le mode d’accrétion lors de la phase finale (collisions entre planétésimaux versus absorption de grains), par leur durée, mais aussi par les compositions isotopiques des planètes et des météorites qu’ils impliquent. Plus précisément, les rapports d’abondance entre les isotopes de certains éléments dépendent de l’origine des matériaux utilisés pour former les planètes et les corps parents des météorites. Par exemple, en comparaison des météorites carbonées, qui sont représentatives du Système solaire externe, les météorites non carbonées, représentatives, elles, du Système solaire interne, sont appauvries en isotopes 54 du chrome (54Cr), 50 du titane (50Ti) et 48 du calcium (48Ca). Cette différence est interprétée par le fait que la présence de Jupiter, qui s’est formée très rapidement, a joué un rôle de filtre en limitant le flux de matière du Système solaire externe vers le système interne, et inversement. Comme le montrent des travaux effectués en 2020 [1], elle accrédite l’accrétion oligarchique, qui prévoit que les planètes telluriques sont essentiellement constituées de matériau du Système solaire interne non échantillonné par les météorites actuelles, avec un apport limité de petits corps du Système solaire externe. En revanche, l’isolement entre les parties externe et interne du Système solaire met à mal le modèle de formation par accrétion de petits grains. Une étude basée sur l’analyse du rapport isotopique du silicium dans plusieurs météorites, et récemment publiée dans la revue Nature par une équipe de chercheurs de l’université de Copenhague, vient toutefois relancer ce scénario [2].
Le rapport isotopique du silicium
Le silicium est particulièrement intéressant, car c’est l’élément réfractaire le plus abondant du Système solaire. Il est à la base des roches formant le manteau et la croûte de la Terre et des autres planètes telluriques, ainsi que les météorites. Comme les éléments plus lourds que le fer, il est lui aussi synthétisé lors d’explosions de supernovae, via différentes chaînes de réactions nucléaires. Son isotope le plus abondant est le silicium 28 (28Si), mais il comporte aussi deux autres éléments stables, le silicium 29 (29Si) et le silicium 30 (30Si). Grâce à des mesures d’une grande précision, les chercheurs danois ont mesuré l’abondance du 30Si par rapport au 28Si dans plus de soixante-dix échantillons de météorites de différents types, chondrites carbonées, chondrites non carbonées et achondrites. Leurs résultats montrent que, pour ce qui est du silicium, et contrairement aux éléments que nous avons évoqués précédemment, les chondrites non carbonées ne se différencient pas des chondrites carbonées. En revanche, et toujours pour ce qui est du silicium, il existe bel et bien une différence entre les chondrites et les achondrites, ces dernières étant fortement appauvries en 30Si par rapport aux premières (fig. 2A). Rappelons brièvement que les chondrites proviennent de corps parents qui ne se sont pas différenciés [3], sans doute parce qu’ils étaient trop petits, tandis que les achondrites proviennent, elles, de corps parents différenciés. Les mesures obtenues par les chercheurs danois révèlent ainsi une différence de composition entre les corps parents différenciés et non différenciés.
Autre élément clé, les mesures de datations indiquent que les achondrites (ou, plus exactement, leurs corps parents) se sont formées moins d’un million d’années après la naissance du Système solaire, tandis que les chondrites, plus jeunes, sont datées entre 1,8 et 3,6 Myr après cette naissance. Autrement dit, il existe une corrélation entre l’âge et la composition des corps parents des chondrites et des achondrites (fig. 2B). Pour les chercheurs danois, cette observation s’explique facilement dans le cadre du modèle de formation planétaire par accrétion de petits grains. Ainsi, les corps parents des achondrites, mais aussi Vesta, se seraient formés très rapidement, en moins d’un million d’années, à partir d’un matériau appauvri en 30Si. Un peu plus tard, le disque protoplanétaire aurait été réapprovisionné en 30Si à la faveur d’une ou de plusieurs explosions de supernovae survenues dans le voisinage du Système solaire. Les petits corps qui se forment à partir de ce moment-là, et qui seront à l’origine des météorites chondritiques, apparaîtront donc plus riches en 30Si que les achondrites et que les planètes telluriques.
Un amendement doit cependant être introduit dans le cas de la Terre, dont l’abondance en 30Si est intermédiaire entre celles des chondrites et des achondrites. Cela peut se comprendre si l’on suppose que notre planète, ou plus précisément la proto-Terre, est issue de collisions entre des corps composés de matériaux chondritiques et achondritiques survenues après la dissipation des gaz du disque protoplanétaire. Un scénario intermédiaire entre l’accrétion de petits grains et l’accrétion oligarchique, en quelque sorte.
par Frédéric Deschamps, IESAS, Taipei, Taïwan
Notes
1. Burkhardt C. et al., « Terrestrial planet formation from lost inner solar system material », Science Advances, 617, 2021, eabj7601, doi: 10.1126/sciadv.abj7601.
2. Onyett I. J. et al., « Silicon isotope constraints on terrestrial planet accretion », Nature, 617, 2023, 743-746, doi: 10.1038/s41586-023-06135-z.
3. Le processus de différenciation correspond à la séparation d’un corps en enveloppes de compositions différentes depuis le centre vers la surface, les métaux (essentiellement le fer), plus lourds, ayant migré vers le centre pour former un noyau. Il requiert une source de chaleur importante et ne se produit que dans les corps contenant des éléments radioactifs en quantité suffisante pour assurer ce chauffage, et donc dans les corps suffisamment gros.