LE MAGAZINE DES SCIENCES DE L’UNIVERS EN AFRIQUE

SORBET, un instrument français à bord de la sonde spatiale BepiColombo dédiée à l’étude de Mercure, a pu détecter pour la première fois les frontières de l’environnement plasma de la planète par le biais des électrons. Cette détection inédite semble confirmer la présence d’une ceinture de plasma autour de Mercure, prédite par certaines simulations numériques.

La sonde BepiColombo, après avoir quitté la Terre en octobre 2018, se rapproche de Mercure par une succession de frondes gravitationnelles, en survolant les planètes qu’elle croise sur sa route. Après la Terre en avril 2020, puis Vénus en 2020 et 2021, c’était au tour de Mercure d’être survolée par la sonde de l’Esa et de la Jaxa, d’abord en octobre 2021 puis en juin 2022. Le prochain survol est prévu pour juin 2023 et sera suivi de trois autres avant la mise en orbite autour de Mercure des deux sondes de BepiColombo début décembre 2025.

 

BepiColombo, deux sondes en 2025

Pendant la phase de croisière, les deux sondes scientifiques de BepiColombo voyagent ensemble, poussées par un module de transfert à propulsion ionique. Ces deux sondes, une fois séparées et déployées autour de Mercure, auront deux missions bien distinctes. La sonde européenne, surnommée Bepi, est consacrée à l’étude de la planète Mercure : sa cartographie, l’analyse de sa surface, son champ magnétique, l’examen de son exosphère. La sonde japonaise, baptisée Mio, est équipée de longues antennes pour mesurer le champ magnétique, les ondes électromagnétiques et les particules du plasma au voisinage de la planète. À partir de 2025, Mio va réaliser des mesures complètement inédites de l’environnement de Mercure qui permettront à la communauté scientifique de mieux comprendre comment Mercure interagit avec le vent solaire.

 

1. La trajectoire de BepiColombo est représentée ici dans différents plans (X désigne la direction Mercure-Soleil, Z la direction sud-nord de Mercure et Y complète un repère « Mercury-Sun-Orbit » orthonormé direct centré sur la planète (disque noir) lors des deux premiers survols de Mercure). En jaune, on voit la magnétogaine, région comprise entre le choc supersonique et la magnétopause, qui entoure la magnétosphère (en cyan). Ces régions sont dessinées d’après des modèles théoriques.

 

Phase de croisière sans antennes

Pour le moment, et pendant toute la croisière, les antennes de Mio sont repliées et la sonde est elle-même protégée dans un grand bouclier. En effet, une fois déployée autour de Mercure, Mio tournera sur elle-même en sept secondes pour éviter que ses panneaux solaires ne surchauffent (on sera vraiment très près du Soleil, à moins de la moitié de la distance Soleil-Terre !). Cette configuration dans le bouclier empêche donc ses instruments de fonctionner dans leur mode nominal.

 

SORBET, le récepteur radio

À bord de Mio se trouve SORBET, l’instrument de Spectroscopie des Ondes Radio et du Bruit Électrostatique Thermique de l’Observatoire de Paris. SORBET doit mesurer les spectres des ondes qui se propagent dans le champ électromagnétique autour de BepiColombo. En effet, ces ondes permettent d’obtenir de précieuses informations sur le plasma ambiant. Le plasma est, par définition, composé de particules dotées d’une charge électrique, négative pour les électrons, et positive pour les protons et les quelques cations d’hélium ou éléments plus lourds qui composent le vent solaire. Le plasma se déplaçant très rapidement (plusieurs centaines de kilomètres par seconde), il génère du champ magnétique, qui lui-même, en retour, guide le mouvement des particules chargées. Cette interaction entre le plasma et le champ magnétique est à l’origine de plusieurs catégories d’ondes, dont certaines permettent de déduire la densité et la température des électrons présents. SORBET a besoin, pour fonctionner comme prévu, des antennes de Mio. Cependant, lors des deux premiers survols de Mercure, l’instrument était allumé pour des tests.

 

Des mesures inattendues

La surprise a été grande en recevant les mesures effectuées pendant les survols de Mercure [1]. En effet, contre toute attente, au moment du premier survol, le 21 octobre 2020 autour de 22 heures, l’instrument a enregistré des hausses et des baisses de densité. Les barres d’erreur sur les mesures sont trop grandes pour obtenir une valeur correcte de densité absolue, mais les chutes et augmentations fortes ont pu être exploitées, pour le premier survol du moins. En effet, lors de ce survol, le vent solaire en amont était suffisamment dense et la trajectoire suffisamment proche de la planète pour que l’entrée dans le choc soit fortement marquée. Au deuxième survol, le 23 juin 2021 au matin, ce n’était pas le cas. En l’absence d’antennes déployées, il est fort probable que ce soit l’électronique de l’instrument lui-même qui ait servi d’antenne. Pour prendre une image, c’est un peu comme pour les petits postes de radio portables : normalement, pour capter votre émission de radio préférée, il faut en déployer l’antenne. Mais parfois, même avec l’antenne repliée, vous captez des bribes de conversation avec beaucoup de bruits parasites. Il est arrivé la même chose à SORBET lors du premier survol de Mercure.

 

2. Les spectres des mesures du champ électrique obtenues par SORBET sont présentés ici pour le premier survol : en fonction du temps (axe horizontal), on voit l’intensité du signal reçu en fonction de la fréquence de celui-ci (axe vertical), avec en rouge les signaux les plus intenses. Par-dessus les spectres, les courbes blanches, rouge et noire présentent différentes mesures de la densité des électrons (notamment en blanc, les densités minimales et maximales), ce qui permet de visualiser les chutes et augmentations de densité qui sont au cœur de l’étude.

 

Comparaison avec les modèles des frontières

Ces mesures inattendues ont été comparées avec celles des autres instruments de BepiColombo, avec les modèles théoriques de position des différentes frontières de l’environnement plasma de Mercure, et enfin avec des simulations numériques en 3D de cet environnement. La première frontière que l’on s’attendait à traverser est le choc supersonique qui marque la rencontre du vent solaire, très rapide (plus de 300 km/s), avec le champ magnétique intrinsèque de Mercure. Les modèles théoriques prédisaient une entrée dans ce choc (en jaune sur la figure 1) autour de 22 h 40 le 21 octobre 2020. Dans les données de SORBET (fig.  2), on observe une première forte augmentation de la densité du plasma un peu avant 22 h 30 (première étoile rouge sur la figure 3). Puis la densité mesurée chute fortement à partir de 23 heures. C’est la traversée de la magnétopause, la frontière de la région interne dominée par le champ magnétique planétaire et dans laquelle il y a encore moins de particules que dans le vent solaire, et à des températures beaucoup plus basses et des vitesses beaucoup plus faibles. On parle de cavité magnétique et c’est cette région-là qui est désignée par le mot « magnétosphère ». Cette dernière est représentée en cyan sur les prévisions théoriques de la figure 1. Jusque-là, rien de surprenant. La comparaison avec les simulations numériques a cependant permis de prouver à quel point la variabilité du vent solaire est importante pour comprendre les mouvements des frontières de la magnétosphère de Mercure : il a fallu trois simulations différentes (les trois profils gris sur le graphique de la figure 3) avec des vents de vitesse et de densité différentes pour permettre de retrouver les temps des trois frontières rencontrées ; cela signifie que le vent a effectivement changé pendant la durée du survol. La magnétosphère de Mercure est en effet si petite qu’elle peut se reconfigurer entièrement en environ 5 minutes, alors que le survol a duré plusieurs heures.

 

3. Les données de densité obtenues après traitement des spectres de SORBET sont présentées ici pour la durée du premier survol le 21 octobre 2020 ; en bleu foncé, densité maximale possible, en bleu clair, densité minimale possible et en violet, densité moyenne. Le trait vertical pointillé rouge montre le temps du point de la trajectoire le plus proche de Mercure, un peu après 23 h 30. Les quatre traits verticaux pointillés noirs marquent, dans l’ordre chronologique, les traversées du choc d’entrée, de la magnétopause et du choc de sortie. Pour retrouver les mêmes temps de passage des frontières en entrée (marquées par les trois étoiles rouges : choc, magnétopause et remontada des électrons), il a fallu trois simulations différentes (profils gris et noirs) avec trois vents solaires différents, car la magnétosphère de Mercure se réorganise très vite quand le vent solaire change, ce qui a été vraisemblablement le cas.

 

La « remontada » des électrons

Ce qui a surpris tout le monde, c’est que la densité d’électrons augmente à nouveau fortement avant le point de l’orbite le plus proche de Mercure (« closest approach », ou « CA », en anglais). Les modèles théoriques courants du choc et de la magnétopause ne décrivent généralement pas cette « remontada » d’électrons à proximité de la planète : on est trop loin pour parler d’exosphère (la fine atmosphère de plasma de Mercure), et on devrait toujours se trouver dans la cavité magnétique où le plasma est très raréfié. Or, dans les simulations magnétohydrodynamiques en 3D de l’interaction du vent solaire avec Mercure, on retrouve bien une région de plasma plus dense autour de la planète (fig. 4). En utilisant cette simulation pour visualiser les lignes de champ magnétique à cet endroit, on se rend vite compte qu’elle correspond à la région dans laquelle les lignes de champ magnétique sont connectées à chacune des extrémités à la planète elle-même : on parle alors de lignes « fermées ». Ces lignes fermées forment une « cage » qui retient le plasma.

 

4. Sur cette coupe (plan contenant la trajectoire de BepiColombo, en blanc) du domaine de simulation, on voit en dégradé de couleur la densité du plasma autour de Mercure. La planète est colorée en fonction de la valeur du champ magnétique radial à sa surface (bleu : champ magnétique entrant, et rouge : sortant). La simulation permet de visualiser les trois régions mentionnées dans l’étude : la magnétogaine (1), la cavité magnétique (2) et la ceinture de plasma (3). Dans le cartouche, on voit à quoi ressemblent les lignes de champ magnétique rencontrées par BepiColombo.

 

La ceinture d’électrons de Mercure, nouvelle région à comprendre

On voit cette région dans les simulations magnétohydrodynamiques 3D, mais jusque-là, on n’avait jamais pu la mesurer. En effet, la précédente sonde à orbiter autour de Mercure, Messenger (Nasa), n’avait pas d’instrument permettant de mesurer la densité du plasma (en dehors de quelques particules avec les énergies les plus hautes). Or, en se fondant uniquement sur des mesures de champ magnétique disponibles, il est très difficile de repérer cette région interne qu’on appelle parfois la « ceinture de plasma ». Elle a donc été omise de la plupart des schémas de la magnétosphère de Mercure publiés pendant l’ère Messenger (entre 2008, premier survol, et 2015, fin de la phase orbitale). Cette ceinture de plasma avait été décrite dans une autre étude [2] utilisant des simulations numériques, une étude conduite par des chercheurs de plusieurs instituts praguois et allemands en 2015. Elle existe autour de la Terre et des planètes géantes, mais pour des raisons physiques qui ne peuvent pas s’appliquer à Mercure, dont la vitesse de rotation sur elle-même est très lente. Cette ceinture de plasma de Mercure est donc une région entièrement nouvelle à comprendre et à mesurer en détail avec les instruments de BepiColombo, lorsque la mission se déploiera en orbite autour de Mercure (avec les antennes déployées, cette fois-ci !) en décembre 2025. D’ici là, on cherche à mieux la retrouver dans les données de champ magnétique de Messenger et surtout dans les simulations numériques : son existence dépend-elle de la densité du vent solaire ? de l’orientation du champ magnétique interplanétaire ?

Cette première détection directe de la ceinture de plasma de Mercure est la première découverte de SORBET, qui démontre à quel point les mesures de cet instrument seront essentielles pour pousser plus loin notre connaissance des plasmas dans un environnement aussi extrême que celui de Mercure.

 

Par Léa Griton, Sorbonne Université, Observatoire de Paris-PSL

 

Publié dans le numéro de Juillet-Août 2023 de l’Astronomie

 

Notes

1. L. Griton, K. Issautier, M. Moncuquet, F. Pantellini, Y. Kasaba et H. Kojima, « Electron density revealing the boundaries of Mercury’s magnetosphere via serendipitous measurements by SORBET during BepiColombo first and second Mercury swing-bys », Astronomy & Astrophysics, 670, 2023, A174, DOI: https://doi.org/10.1051/0004-6361/202245162.

2. Herčík D., Trávníček P. M., Štverák Št., et Hellinger P., « Properties of Hermean plasma belt: Numerical simulations and comparison with MESSENGER data », J. Geophys. Res. Space Physics, 121, 2016, 413–431, doi:10.1002/2015JA021938.

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