Après la découverte d’environ 4 000 planètes extrasolaires, dont 656 systèmes planétaires multiples, nous sommes aujourd’hui forcés de conclure que notre Système solaire n’est pas du tout le système planétaire typique. Au contraire, notre système semble être assez particulier.
La plupart des planètes extrasolaires peuvent être classées en trois groupes. Il y a les Jupiters chauds, planètes de masse comparable à celle de Jupiter, mais très proches de leur étoile centrale. Leur période orbitale est de quelques jours seulement, et leur rayon orbital est de moins d’un dixième d’unité astronomique (UA – la distance moyenne Terre-Soleil). La température de leur atmosphère est donc extrêmement élevée, d’où le nom donné à ces planètes. Les Jupiters chauds sont relativement faciles à détecter. Il n’est donc pas étonnant qu’on les ait découverts en grand nombre. Mais en réalité, ils sont assez rares. On estime que seulement 1 % des étoiles de type solaire ont un Jupiter chaud autour d’elles. Le gros de la population des planètes géantes rentre dans le deuxième groupe, celui des Jupiters tièdes. Comme leur nom l’indique, ces planètes sont plus éloignées de l’étoile centrale que les Jupiters chauds. Le rayon de leur orbite est de l’ordre de 1-3 UA. Environ 10 % des étoiles de type solaire ont des Jupiters tièdes. Mais ces planètes sont néanmoins assez différentes de Jupiter. Tout d’abord, elles sont plus près de l’étoile. Elles se trouvent plutôt à la place des planètes telluriques ou de la ceinture des astéroïdes que de celle de notre Jupiter dans le Système solaire. Le nombre de planètes géantes semble décroître avec la distance au-delà de 2-3 UA, même après la prise en compte des biais observationnels, alors que l’orbite de Jupiter est à 5,2 UA et celle de Saturne à 9,7 UA. De plus, la plupart des orbites des Jupiters tièdes sont fortement excentriques, alors que les orbites de nos planètes géantes sont presque circulaires. Tout au plus 10 % des Jupiters tièdes auraient des orbites comparables à celle de Jupiter, quant à leur distance et à leur excentricité. Le troisième groupe de planètes extrasolaires est celui des super-Terres. Celles-ci sont des planètes de masse intermédiaire entre celle de la Terre et celle d’Uranus ou Neptune. Des planètes subterrestres ont aussi été trouvées, mais en général autour d’étoiles plus petites que le Soleil : elles sont donc « super-Terres » quant à leur masse relative. Les super-Terres ont aussi des orbites très petites, typiquement plus petites que l’orbite de Vénus, voire de Mercure, et souvent comparables à celles des Jupiters chauds. À la différence des Jupiters tièdes, les orbites des super-Terres sont relativement circulaires. De plus, alors que les planètes géantes extrasolaires tendent à être seules (des systèmes avec deux ou plusieurs planètes géantes existent, mais ils sont rares), les super-Terres appartiennent souvent à des systèmes multi-planétaires (fig. 2). On estime qu’environ 50 % des étoiles possèdent des super-Terres.
Nous n’avons pas encore découvert un système analogue à notre Système solaire. En revanche, si l’on place nos planètes dans un diagramme distance-masse comme celui de la figure 1, nos planètes tombent dans une région dépourvue de planètes extrasolaires. Cette constatation ne doit pas tromper : il est très difficile de découvrir autour d’autres étoiles des planètes comme les nôtres, si petites et relativement lointaines de l’astre central. L’absence d’exoplanètes avec des caractéristiques semblables à celles de nos planètes est donc le résultat d’un biais observationnel. Cependant, il est vrai que la plupart des étoiles ont des planètes avec des caractéristiques qui n’ont pas d’analogues ici : super-Terres, Jupiters chauds, Jupiters sur orbites excentriques, etc. Ces systèmes sont donc clairement différents du Système solaire. Cet argument peut être quantifié. La seule planète du Système solaire qui aurait pu être découverte par un observateur extrasolaire ayant une technologie comparable à la nôtre est Jupiter. Si l’on veut comprendre la place du Système solaire dans la Galaxie, on doit donc pour le moment se borner à se demander quelle est la fréquence statistique du couple Soleil-Jupiter. Seules 10 % des étoiles sont de type solaire. Parmi celles-ci, seules 10 % ont un Jupiter tiède. Mais parmi ces Jupiters tièdes, seulement 10 % ont une orbite comparable à celle de Jupiter, comme nous l’avons vu ci-dessus. En faisant le produit, on trouve que la probabilité d’occurrence du couple Soleil-Jupiter n’est que de 0,1 % ; cela ne fait pas beaucoup. Et le Système solaire est bien plus complexe que le simple couple Soleil-Jupiter. Par exemple, seulement 50 % des étoiles n’ont pas de super-Terres, à l’instar du Soleil, ce qui réduit la probabilité encore de moitié. Selon des études récentes, seules 10 % des étoiles n’auraient pas de planètes à l’intérieur de l’orbite de Mercure, ce qui réduit la probabilité d’existence du Système solaire à moins de 0,01 %.
Pourquoi le Système solaire a-t-il acquis une structure si atypique ? Comment est-il possible que, à partir des mêmes processus physiques, il y ait in fine une telle diversité de systèmes planétaires ? Ces questions sont au cœur de la planétologie moderne.
La première chance
Selon nos études et les modèles que nous avons développés, la clef de voûte du Système solaire est Jupiter. La formation précoce de Jupiter a structuré l’ensemble de notre système. On pense en effet que les planètes commencent à se former dans un endroit spécifique du disque protoplanétaire appelé la « ligne des glaces », là où la température – qui décroît avec la distance – passe en dessous des ~170 K et où l’eau se condense sous forme de glace. La présence de glace augmente la quantité de matière solide disponible et permet l’agrégation de poussières assez grosses, de quelques centimètres de diamètre, bien plus faciles à accréter par les planètes en formation que les poussières submillimétriques typiques du disque chaud interne. La ligne des glaces est donc la fabrique des grosses planètes. Mais les planètes interagissent gravitationnellement avec le disque, ce qui induit leur migration vers l’étoile : leur orbite ne se referme plus comme une ellipse parfaite, mais spirale vers l’étoile centrale (voir l’encadré en bas de page). Les planètes formées sur la ligne des glaces migrent donc vers le bord interne du disque dès qu’elles atteignent quelques masses terrestres. C’est sans doute le mode d’origine d’une bonne partie des super-Terres, celles riches en glaces. La première chance du Système solaire a été que la première planète produite sur la ligne des glaces fût suffisamment massive pour accréter une grande quantité de gaz du disque protoplanétaire et devenir ainsi une planète géante : Jupiter.
La deuxième chance
Une planète comme Jupiter migre beaucoup plus lentement que les super-Terres. Sauf exceptions, elle migre de la ligne des glaces natale vers environ 1-2 UA (la distance typique des Jupiters tièdes) pendant la durée de vie du disque protoplanétaire. La présence d’une telle planète géante a un double effet. Tout d’abord, elle intercepte le flux des poussières se dirigeant vers le disque interne, ce qui limite la matière disponible pour la croissance des planètes à l’intérieur de son orbite. Ainsi, dans le Système solaire, les protoplanètes à l’intérieur de l’orbite de Jupiter ont acquis une masse comparable à la masse de Mars pendant la vie du disque. À cause de leur petite masse, ces protoplanètes n’ont pas migré significativement. Lors de la disparition du disque, par une série d’impacts mutuels, elles ont donné naissance aux planètes telluriques que nous connaissons. Si Jupiter n’avait pas été là, le flux de poussières aurait continué pendant toute la vie du disque. Les protoplanètes du système interne auraient grandi davantage et, par conséquent, auraient commencé à migrer vers le bord interne du disque. Le résultat de ce processus aurait été la formation d’un système de super-Terres rocheuses, aussi observées autour de nombreuses étoiles. Le deuxième effet de la formation de Jupiter est que cette planète retient au-delà de son orbite les planètes qui se forment après elle sur la ligne des glaces. Comme un camion sur une route de montagne, difficile à doubler même par une voiture sportive, Jupiter peut difficilement être « doublé » par les autres planètes. Celles-ci sont devenues Saturne, Uranus et Neptune. Sans Jupiter, ces planètes – moins massives et donc en migration plus rapide – auraient sans doute atteint le bord interne du disque en balayant au passage la région des planètes telluriques. Jupiter, cependant, n’a pas atteint par migration une orbite à ~1 UA, à l’instar de beaucoup d’autres Jupiters tièdes. Cela aurait été dramatique pour notre futur ! On le doit à la deuxième chance du Système solaire : la formation de Saturne. Le rapport des masses entre Jupiter et Saturne est idéal pour ralentir la migration vers l’étoile de ces deux planètes, par l’effet d’un jeu d’interactions mutuelles (fig. 3). Sous certaines conditions, ces planètes peuvent même inverser leur sens de migration, en repartant vers l’extérieur. On pense que c’est à cause de cet effet que Jupiter est si loin du Soleil, par rapport aux Jupiters tièdes. Autant de bonheur pour la Terre, qui a donc pu continuer lentement sa croissance sans être dérangée par ce grand frère si encombrant.
La troisième chance
La troisième chance du Système solaire est d’avoir préservé les orbites presque circulaires de ses planètes. Les planètes sont toutes supposées se former sur des orbites circulaires, mais nous avons vu que la plupart des planètes géantes extrasolaires ont une orbite fortement excentrique. On pense que l’acquisition de l’excentricité est due à une phase d’instabilité dynamique après la disparition du disque protoplanétaire, pendant laquelle les planètes d’un même système présentent des rencontres proches mutuelles : par conséquent, elles se dispersent, certaines planètes sont éjectées dans l’espace interstellaire, d’autres se percutent. La (ou les) planète(s) survivante(s) se retrouve(nt) ainsi sur une (des) orbite(s) excentrique(s). Nous pensons que les planètes géantes de notre Système solaire ont eu aussi leur phase d’instabilité. En effet, leur mouvement de migration aurait dû les placer sur des orbites très rapprochées et résonantes, c’est-à-dire avec des périodes orbitales en rapport de nombres entiers. Par exemple, Jupiter aurait accompli 9 tours autour du Soleil pendant que Saturne en faisait 6, Uranus 4 et Neptune 3. Cette configuration orbitale est bien différente de celle actuelle (voir la fig. 4). Les orbites actuelles sont bien plus espacées, et il n’y a aucune relation de résonance entre les périodes orbitales des planètes. Ce changement de structure orbitale est bien expliqué par une phase d’instabilité du système, comme montré par le modèle dit de Nice (car développé à l’observatoire de la Côte d’Azur). Le modèle de Nice explique non seulement les orbites actuelles des planètes, mais aussi toute la distribution des petits corps du Système solaire (astéroïdes, comètes, objets transneptuniens, Troyens et satellites). Il laisse donc peu de doutes qu’une telle instabilité ait eu lieu. Mais pourquoi, alors, les orbites de nos planètes sont-elles si circulaires si elles ont été instables ? Selon les simulations, cela est dû au fait que, par pure chance, lors de l’instabilité, Jupiter et Saturne n’ont pas eu de rencontres proches mutuelles. Ces planètes ont eu des rencontres avec Uranus ou Neptune, qui les ont faiblement perturbées à cause de leur moindre masse, mais pas entre elles. Si des rencontres entre Jupiter et Saturne avaient eu lieu, le système planétaire aurait été complètement dispersé, laissant Jupiter sur une orbite d’excentricité comparable à celle de la plupart des Jupiters tièdes (fig. 5). L’excentricité de Jupiter aurait eu une énorme répercussion sur l’excentricité des planètes telluriques. L’orbite de la Terre serait également devenue très excentrique, avec des conséquences vraisemblablement néfastes sur son habitabilité.
Pour conclure, il semble que le Système solaire doive sa structure actuelle, qui a permis l’émergence d’une Terre habitable, à au moins trois événements chanceux : la formation précoce de Jupiter, la formation de Saturne et l’absence de rencontres proches entre ces deux planètes lors de leur évolution dynamique. Il est difficile d’estimer la probabilité de chacun de ces événements, mais elle n’est sans doute pas grande. Et la probabilité que les trois événements se produisent en série est le produit des probabilités de chaque événement individuel. Nulle surprise donc que le Système solaire représente tout au plus 0,01 % des systèmes planétaires de la Galaxie. Nulle surprise aussi que nous habitions dans un système si particulier, dont la structure est essentielle pour abriter une planète réellement habitable. Mais si tout cela est vrai, l’implication est stupéfiante : la vie est rare dans la Galaxie.
La recherche de la vie extrasolaire va certainement se développer avec des moyens de plus en plus puissants et il est juste qu’il en soit ainsi : ce ne serait ni la première ni la dernière fois que les prévisions des théoriciens seraient fausses. Mais ne nous attendons pas à des résultats positifs à court terme.
Alessandro Morbidelli | Observatoire de la Côte d’Azur
La migration planétaire
Une planète immergée dans un disque de gaz perturbe le fluide par sa propre gravité. La distribution du gaz s’en trouve affectée. Plus particulièrement, une onde de surdensité en forme de spirale est lancée depuis la position de la planète, comme illustré sur la figure ci-contre.
La distribution du gaz dans le disque, qui désormais n’a plus une symétrie axiale, exerce maintenant une force de gravité non nulle sur la planète. Cette force freine la planète sur son orbite, qui perd donc de l’énergie et du moment cinétique et s’approche de l’étoile centrale. Puisque la perturbation exercée par la planète sur le disque est proportionnelle à la masse de celle-ci, la décélération subie par la planète à cause de l’onde spirale est aussi proportionnelle à sa masse. La vitesse de migration augmente donc linéairement avec la masse de la planète. Dans un disque protoplanétaire « typique », la vitesse de migration d’une planète de masse terrestre à 1 UA est de 5 UA par million d’années.
Quand la planète atteint une grande masse, typiquement une trentaine de masses terrestres, elle commence à ouvrir un sillon dans le disque le long de son orbite. Ce sillon est de plus en plus profond pour des masses planétaires croissantes. La figure ci-contre est obtenue pour une planète de la masse de Jupiter.
La planète doit alors se déplacer avec son sillon. Donc, sa vitesse de migration ne peut pas excéder la vitesse de déplacement radial du gaz. Celle-ci est typiquement plus lente que la vitesse de migration d’une planète qui commence à ouvrir un sillon. Par conséquent, la vitesse de migration décroît avec la masse de la planète pour plafonner, pour des planètes très massives, à la vitesse du déplacement radial du gaz. Les planètes qui ont la vitesse de migration maximale sont celles de 20-30 masses terrestres, semblables à Uranus ou Neptune.