Io, le satellite galiléen le plus proche de Jupiter, est animé d’une intense activité volcanique. Une étude basée sur les rapports isotopiques du soufre et du chlore contenus dans son atmosphère suggère que cette activité a sans doute démarré peu après la formation d’Io.
Io, le satellite galiléen le plus proche de Jupiter, se déplace autour de cette planète sur une orbite légèrement excentrique. À peine plus gros que notre Lune (1821 km de rayon), sa masse volumique moyenne élevée (3 530 kg/m3) montre que, contrairement à ses compagnons (Europe, Ganymède et Callisto), il ne contient pas de glaces: il est uniquement formé de roches et de métaux. On sait aussi qu’Io est différencié, c’est-à-dire qu’il se divise en un noyau composé de fer (auquel il faut sans doute ajouter une grande quantité de soufre, jusqu’à 25 % en masse), un manteau rocheux et, en surface, une croûte, également rocheuse. Io se distingue enfin (et surtout) par l’activité volcanique particulièrement intense qui anime sa surface. Révélée en 1979 par la sonde Voyager 1, cette activité a été amplement confirmée par les missions suivantes, notamment Galileo. Plus de 400 volcans associés soit à un volcanisme explosif (à l’origine des panaches observés par Voyager 1), soit à l’épanchement de coulées de lave ont ainsi été mis en évidence à la surface d’Io. Le volcanisme explosif se manifeste par des panaches pouvant atteindre quelques centaines de kilomètres d’altitude. Ceux-ci résultent du dégazage du soufre dissous dans les magmas qui arrivent en surface. Les gaz soufrés entraînent avec eux des fragments de roches silicatées (pyroclastes), l’ensemble se redéposant en cercles concentriques de couleur rouge pour le soufre et noire pour les pyroclastes. Les coulées de lave sont, de leur côté, émises depuis de grandes dépressions (appelées paterae) ou depuis des fractures situées dans les plaines. Elles sont composées de soufre et de silicates riches en magnésium et en fer.
Cette activité volcanique est directement liée aux forces de marée très intenses que Jupiter exerce sur son satellite [1], forces qui sont elles mêmes rendues possibles par le fait que l’orbite d’Io est excentrique. Io est ainsi constamment déformé, ce qui produit de fortes frictions dans sa croûte et dans son manteau. La dissipation d’énergie qui en résulte est suffisante pour entraîner une élévation de la température provoquant une fusion partielle de la croûte et du manteau. Toutefois, avec le temps, l’orbite d’Io aurait dû se circulariser. Si l’excentricité de cette trajectoire reste importante aujourd’hui, c’est à la faveur de résonances orbitales entre Io, Europe et Ganymède. Or, il semblerait que ces résonances aient été acquises lors de la formation de ces satellites. Si tel est le cas, le volcanisme qui anime la surface d’Io pourrait être très ancien et avoir démarré peu après la formation de ce satellite. Une étude basée sur l’analyse de la composition isotopique de l’atmosphère d’Io vient conforter cette hypothèse [2].
Pour mieux comprendre les processus ayant affecté la surface, l’intérieur ou l’atmosphère d’une planète, les géochimistes ont souvent recours aux rapports isotopiques, c’est-à-dire aux rapports d’abondance entre les isotopes d’un même élément chimique. Rappelons que les isotopes d’un élément donné sont des atomes qui possèdent le même numéro atomique (qui définit l’élément en question), mais une masse différente due à une différence dans le nombre de neutrons qu’ils comportent. Certains de ces isotopes sont instables (ils se désintègrent par radioactivité), et peuvent être utilisés pour dater les roches. Les isotopes stables, pour autant qu’ils ne soient pas eux-mêmes le produit d’une chaîne de dés- intégration radioactive, apportent eux aussi de précieux renseignements. En effet, certains processus physiques ou chimiques peuvent conduire au fractionnement, c’est- à-dire à la séparation en plusieurs réservoirs, de ces isotopes. L’analyse de leurs rapports d’abondance dans un environne- ment ou un système donné permet alors d’identifier les processus ayant affecté ce système, ainsi que la longévité de ces processus. Cela suppose bien sûr de connaître le rapport isotopique initial. Dans le cas des objets du Système solaire, les rapports isotopiques de départ de certains éléments sont susceptibles de varier d’un objet à un autre, car les conditions de formation des planètes peuvent, elles aussi, conduire à des fractionnements isotopiques. Pour de nombreux éléments, les rapports isotopiques mesurés dans les météorites chondritiques donnent toutefois une bonne idée des rapports initiaux. Revenons à l’évolution des planètes. Le dégazage lié au volcanisme et l’échappement gravitationnel font partie des processus de fractionnement, car ils affectent préférentiellement les isotopes les plus légers d’un élément particulier. Le soufre présent dans les magmas, par exemple, possède trois isotopes stables, dont le 32S, le plus abondant, et le 34S. Les panaches volcaniques dégazent préférentiellement le 32S, qui est plus léger. Parallèlement, le magma résiduel s’enrichit en 34S. Au bout d’un certain temps, et en comparaison des gaz relâchés auparavant, les panaches issus du magma plus évolué seront eux aussi enrichis en 34S. En conséquence, si, comme dans le cas d’Io, les gaz volcaniques s’échappent vers l’espace au lieu de s’accumuler dans l’atmosphère, le rapport isotopique 34S/32S de cette atmosphère doit augmenter au cours du temps. Un processus similaire affecte les isotopes 35Cl et 37Cl du chlore. Les valeurs atmosphériques de ces rapports isotopiques, pour peu que l’on puisse les mesurer, fournissent alors une estimation de la longévité de l’activité volcanique.
Des rapports isotopiques très élevés
Io possède une fine atmosphère alimentée par les gaz des panaches volcaniques, phénomène aussi appelé dégazage. La composition de cette atmosphère est dominée par le dioxyde et le monoxyde de soufre (SO2 et SO). On y trouve également des molécules comme les chlorures de sodium et de potassium (NaCl et KCl), ainsi que du soufre et de l’oxygène atomiques. La faible gravité d’Io ne permet pas à ces gaz de s’accumuler pour former une atmosphère épaisse. Ils finissent donc par s’échapper dans l’espace. D’un autre côté, l’activité volcanique permet de réalimenter l’atmosphère en permanence, et donc de maintenir une fine couche de gaz autour d’Io. Toutefois, on s’attend à ce que la composition isotopique (c’est-à-dire, pour un élément chimique donné, les rapports d’abondance entre les différents isotopes de cet élément) de ces gaz varie au cours du temps (voir encadré). Plus précisément, dans le cas d’Io, les rapports d’abondance entre les isotopes 34S et 32S du soufre (34S /32S) et les isotopes 37Cl et 35Cl du chlore (37Cl/35Cl) doivent, en principe, augmenter avec le temps, car les isotopes 32S et 35Cl, plus légers, ont plus de chance que le 34S et le 37Cl d’être entraînés par les panaches volcaniques et de s’échapper vers l’espace. Plus le démarrage de l’activité volcanique est ancien et plus celle-ci est durable, plus ces rapports seront élevés.
Avec ce raisonnement à l’esprit, une équipe de chercheurs de l’Institut technologique de Californie (Caltech) a mesuré les rapports isotopiques du soufre et du chlore dans l’atmosphère d’Io. Pour cela, ils ont cartographié l’intensité des raies d’émission liées aux modes de rotation de quatre molécules (SO2, SO, NaCl et KCl ; fig. 2) à l’aide du radiotélescope ALMA (Atacama Large Millimeter Array). La gamme de longueurs d’onde explorée, autour de 0,7 mm, permet d’observer les signatures des molécules composées par les différents isotopes du soufre et du chlore (par exemple, 32SO2 et 34SO2 ou Na35Cl et Na37Cl). Les rapports d’abondance entre ces isotopes sont ensuite déduits des rapports d’intensité entre les raies observées. Les valeurs mesurées, 0,0595 ± 0,0038 pour 34S /32S et 0,403 ± 0,028 pour 37Cl/35Cl, sont très élevées en comparaison de ce qui est observé dans la plupart des autres objets du Système solaire, notamment sur Terre, sur la Lune et dans les météorites chondritiques (fig. 3). Ce résultat suggère que l’activité volcanique d’Io est très ancienne. Selon les auteurs de cette étude, elle pourrait même avoir démarré peu de temps après la formation d’Io, il y a près de 4,57 milliards d’années. De plus, Io aurait déjà perdu de 94 à 99 % du soufre contenu dans son manteau. Cette estimation est compatible avec l’idée qu’Io s’est formé à partir de météorites de type L et LL [3], et qu’une grande partie du soufre apporté par ces météorites (de 80 à 97 %) est stockée dans le noyau d’Io. Par ailleurs, elle repose sur l’hypothèse que par le passé, la perte de soufre a pu varier dans une fourchette de 0,5 à 5 fois sa valeur actuelle. Autrement dit, il est possible (et même probable) qu’au cours de son histoire, l’activité volcanique d’Io ait été encore plus intense qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Frédéric Deschamps IESAS, Taipei, Taïwan
- Lire à ce sujet l’article d’Yves Rogister dans le numéro 183 de juin 2024 de l’Astronomie.
- de Kleer K. et al., « Isotope evidence of long-lived volcanism on Io », Science, 384, 2024, 682-687.
- Les météorites L et LL sont des chondrites ordinaires, c’est-à-dire des météorites rocheuses qui n’ont pas été modifiées par des processus de fusion ou de différenciation. Les chondrites L et LL représentent respectivement environ 35 % et 8 à 9 % de l’ensemble des météorites connues.