Les vents éjectés par les galaxies jouent apparemment un rôle crucial dans l’évolution de ces dernières en régulant leur masse et la formation d’étoiles. Des vents ont ainsi été observés dans des galaxies du Groupe local jusqu’à une dizaine de kiloparsecs (1 parsec = 3,26 années-lumière) du centre. On prédit que de tels vents existent également dans les galaxies plus lointaines lorsqu’elles subissent une intense formation d’étoiles. Mais ils doivent alors avoir une très faible brillance et être par conséquent très difficiles à observer.
Une galaxie, comme bien d’autres objets célestes (les étoiles par exemple), est capable d’émettre de la matière, en général peu dense, mais assez rapide, que l’on appelle un vent (outflow en anglais [1]). Si les galaxies ont un vent, c’est probablement parce que certaines étoiles qui les peuplent en ont un. Le vent des galaxies serait la somme des vents des étoiles soufflés par la galaxie. S’il est assez rapide, ce vent échappe au champ de gravitation de la galaxie, se propage alors loin de celle-ci. Jusqu’à quelle distance peut-on l’observer ? Quelle est sa vitesse ? Dans quelles directions est-il émis ? Quelle est sa composition chimique ? Une simple photographie d’une galaxie ne permet pas de voir ni de caractériser les vents de matière éjectés. Pour répondre à ces questions, il faut analyser le spectre de la galaxie. Comme les vents sont réputés ne pas être très énergétiques, il faut observer des raies spectrales caractérisant des gaz peu chauffés (mais pas glacials, comme dans les pouponnières d’étoiles). Une étude fine de ces raies peut révéler alors la température et la vitesse du vent (dans la direction de la ligne de visée).
Les vents de galaxies ont été observés dans des galaxies proches, qui ont donc connu de nombreuses générations d’étoiles. Mais les galaxies plus anciennes, qui ne sont pas peuplées des mêmes étoiles, ont-elles également un vent ?
C’est à cette question fondamentale que s’est attaquée une équipe internationale menée par trois astronomes français de Lyon [2]. Elle vient de publier un article sur l’environnement d’un ensemble de galaxies spirales de redshift voisin de 1, ayant existé à peu près 6 milliards d’années après le Big Bang (voir l’encadré sur le redshift), pour déterminer si elles présentent des vents semblables à ceux des galaxies locales [3]. Les chercheurs ont utilisé l’instrument MUSE (Multi Unit Spectroscopic Explorer) implanté sur le VLT au Chili pour observer un ensemble de galaxies du champ ultraprofond de Hubble. MUSE est ce que l’on nomme un « spectrographe à champ intégral » qui combine spectroscopie et imagerie. Durant la dernière décennie, de tels instruments ont été développés sur les grands télescopes, comme MUSE ou KCWI (Keck Cosmic Web Imager Integral Field Spectrograph) sur le Keck (ensemble d’observatoires sur le mont Mauna Kea à Hawaï). Ils fournissent en chaque point du ciel l’intensité du rayonnement et sa distribution spectrale. Ils ont permis, pour des galaxies proches, de cartographier leur pourtour et d’en déduire ses conditions physiques jusqu’à des distances de plusieurs dizaines de kiloparsecs.
Pour les premières observations avec MUSE, on avait utilisé comme indicateurs des propriétés physiques du milieu gazeux la raie Lyman alpha (Ly α) de l’hydrogène ou les raies d’atomes ionisés du carbone qui sont très intenses dans l’ultraviolet lointain. Malheureusement, ces raies ne peuvent être observées avec des instruments au sol comme MUSE que lorsqu’elles sont déportées dans le visible en vertu de la loi de Hubble (le rayonnement d’un objet éloigné est décalé vers les grandes longueurs d’onde en proportion de sa distance), donc pour des galaxies très lointaines dont le redshift est supérieur à 2. Mais alors, la brillance de ces galaxies très éloignées est trop faible pour dresser une carte. Le problème semblait donc insoluble pour les galaxies lointaines.
Le magnésium à la rescousse
Heureusement, il existe une solution ! Dans l’ultraviolet proche, un ensemble de deux raies jumelles du magnésium ionisé une fois (Mg II, magnésium ayant perdu un électron), de longueurs d’onde 279,6 nm et 280,3 nm, présente une alternative intéressante à Ly α, car elles sont émises dans des conditions semblables. Contrairement à Ly α, ces raies ont une longueur d’onde pour laquelle l’atmosphère terrestre est quasi transparente ; on peut donc obtenir des images de ces raies pour des redshifts 0 < z ≤ 1 avec des instruments au sol. Par ailleurs, l’énergie nécessaire (7,6 eV) pour ioniser le magnésium neutre Mg I et produire l’ion Mg II est beaucoup plus faible que l’énergie d’ionisation de l’hydrogène (13,6 eV). Cela implique que le magnésium est sous forme à la fois de Mg I et Mg II, ce qui en fait un traceur de régions relativement froides, comme le sont les vents stellaires. Un autre résultat que l’on tirera de l’observation du magnésium sera que ces galaxies contiennent déjà des éléments « lourds » [4].
Quelles méthodes ?
Le but de l’étude étant de déterminer l’étendue de l’émission de Mg II en fonction de la direction, une détermination a priori des orientations des galaxies était nécessaire. Les chercheurs ont donc séparé par une inspection visuelle les galaxies en deux échantillons : les galaxies « vues de face » ayant des angles d’inclinaison > 55°, et celles « vues de profil », avec des inclinaisons < 30°. Ils ont éliminé les galaxies en train de fusionner. Ils ont ainsi trouvé 112 galaxies vues de profil, et 60 vues de face. Ils ont aligné les galaxies vues de profil et celles vues de face suivant leur axe majeur. Pour chacun des deux échantillons, ils ont alors cumulé leur émission pour obtenir un meilleur rapport signal sur bruit, puis ont construit des images en additionnant les données de toutes les galaxies du même type. Ils obtiennent donc un seul spectre dont ils peuvent tirer un grand nombre d’informations. À titre d’exemple, la figure 1 montre les résultats obtenus pour l’émission de Mg II 2 796, la figure 2 montre le champ de vitesses, et la figure 3 la distribution du rayonnement stellaire. Le redshift médian est z = 1,1, et les masses stellaires médianes (qui sont déjà connues par les résultats du télescope Hubble) sont pratiquement de 3 milliards de masses solaires dans les deux cas.
Quels résultats ?
L’article cité contient encore d’autres résultats, comme la présence d’un anneau dans les galaxies vues de face. Il ressort essentiellement de cette étude que les vents s’étendent sur des échelles de l’ordre de 10 kiloparsecs autour des galaxies vues de profil, mais qu’ils sont en revanche presque inexistants sur celles vues de face, à l’exception d’une petite région autour du centre. La forte dépendance des paramètres à l’inclinaison de la galaxie suggère que les éjections ont une géométrie bipolaire perpendiculaire au disque galactique. Elles sont intenses lorsque la masse des étoiles dépasse 3 milliards de masses solaires. Ces résultats confirment l’importance de vents provenant de galaxies présentes six milliards d’années après le Big Bang et enrichissant en éléments lourds le gaz intergalactique.
par Suzy Collin-Zahn, Observatoire de Paris-PSL
Publié dans le numéro 180
Notes
- On appelle ces vents des outflows. Il est très difficile de traduire le mot outflow sinon par une périphrase compliquée, c’est pourquoi nous préférons garder le mot « vent ».
- ENS de Lyon, CNRS, Centre de recherche astrophysique de Lyon.
- Yucheng Guo, Roland Bacon, Nicolas F. Bouché et al., « Bipolar outflows out to 10 kpc for massive galaxies at redshift z ≈ 1 », Nature 624, 2023, p. 53, arXiv:2312.05167v.
- Rappelons qu’on appelle en astronomie « éléments lourds » les éléments comme le carbone et les éléments suivants comme l’azote, l’oxygène, etc., synthétisés dans les étoiles et non dans l’Univers primordial.
- Une gaussienne est une fonction caractéristique utilisée dans le calcul des probabilités qui a la forme d’une courbe en cloche.